De la réécriture chez Herberto Helder et Jean-Luc Godard

par ,
le 23 janvier 2020

Tout film est un palimpseste.

Serge Daney

Ah, filmer
la mort d’une fleur, un ais interdit,
un nom transfiguré.
– Entends-tu
le cri des morts ?

Herberto Helder, Humus

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Herberto Helder (1930-2015), poète portugais, et Jean-Luc Godard (né en 1930), cinéaste franco-suisse, ont en commun deux obsessions développées tout au long de leurs œuvres : l’image et le langage, ainsi que les rapports que l’une et l’autre entretiennent[11] [11] Helder est traduit en français depuis les années 1990 : L’Amour en visite (Mazamet, Babel éditeur, 1991), La Cuillère dans la bouche (Paris, La Différence, 1991), Les Pas en rond (Paris, Arléa, 1991), Science ultime (Paris, Lettres vives, 1993), Les Sceaux, suivi d’Autres sceaux (Paris, Lettres vives, 1994), Du monde précédé de Sceaux, Autres sceaux et Sceaux ultimes (Paris, La Différence, 1996). En 2002, l’anthologie de poésie Le Poème continu [Ou o poema contínuo, 2001] a paru en version bilingue aux Éditions Chandeigne et a été reprise dans la collection « Poésie » chez Gallimard en 2010. Plus récemment, une nouvelle traduction d’Os Passos em volta, Les Cent Pas, a été publiée aux Éditions Chandeigne (2013). . Cette relation se traduit poétiquement chez Helder par une écriture qui s’approche du cinéma. Peut-on déceler dans le cinéma de Godard un mouvement inverse ? Serait-il tenté d’approcher la poésie à travers l’image ? Une réponse catégorique serait imprudente et contredirait les propos mêmes du cinéaste à ce sujet. Cependant, si une certaine réciprocité dans le questionnement sur l’image et le langage existe bel et bien chez l’un et l’autre, elle pourrait être énoncée sous la forme d’un chiasme qui ne déplairait ni à l’un ni à l’autre : le désir de cinéma est sensible chez Helder, autant que le désir de poésie est palpable chez Godard.

À lui seul, ce chiasme ne suffit pas à effacer les différences entre le poète et le cinéaste, mais un point doit attirer notre attention. Si Helder est l’auteur d’une œuvre écrite[22] [22] Helder a participé à un seul court métrage en jouant son propre rôle et où les titres de ses livres apparaissent à l’écran. Il s’agit du film intitulé As Deambulações do mensageiro alado d’Edgar Gonçalves Preto (1969). , Godard, quant à lui, a bâti une œuvre protéiforme – l’exposition Voyage(s) en utopie de 2006 au centre Georges-Pompidou en est peut-être l’expression la plus spectaculaire et aboutie[33] [33] Voir Nicole Brenez et al. (dir.), Jean-Luc Godard. Documents, Paris, Centre Georges-Pompidou, 2006. – où l’écriture joue un rôle considérable. Témoin de ce goût pour l’écriture les Histoire(s) du cinéma publiées chez Gallimard en 1998, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, deux forts volumes parus aux Cahiers du cinéma en 1985 et 1998, sept livres édités par Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L) entre 1996 et 2010. Il ne serait donc pas malvenu de qualifier Jean-Luc Godard d’écrivain à part entière, et ce au même titre que Helder. Mais, plus essentiellement, il nous semble que les deux artistes ont conçu leur œuvre en en fondant une grande part sur le concept de réécriture. Celle-ci est pratiquée de manière systématique par le poète portugais ; elle est moins visible chez le cinéaste, mais elle est selon nous une clef pour mieux cerner la relation entre la poésie et le cinéma, le langage et l’image.

1.

De Herberto Helder, on sait que les éditions de ses livres étaient uniques, c’est-à-dire jamais réimprimées, qu’il n’acceptait pas de prix littéraires, ne se laissait pas photographier, et qu’il n’accorda que de très rares entretiens. Seul le premier fait nous importe ici, à savoir la façon dont il a conçu et élaboré son œuvre : chaque livre est unique et toute nouvelle parution du « même » livre est réécrite. Helder le fait de deux manières : l’une consiste dans la réédition, et non la pure et simple réimpression, de certains ouvrages, parmi lesquels Os Passos em volta (1963), livre de contes, et Photomaton & vox (1979), livre hybride de poésie et de prose ; l’autre est la réunion perpétuellement remaniée de sa poésie : Ofício cantante. 1953-1963 (1967), Poesia toda (1973, 1981, 1990, 1996), Ou o poema contínuo (2004), Ofício cantante. Poesia completa (2009) et Poemas completos (2014)[44] [44] Dans la traduction de la postface de Manuel Gusmão, Ofício cantante a été traduit par Office chantant et Poesia toda par Poésie entière (M. Gusmão, « Herberto Helder ou “l’étoile plénière” », in H. Helder, Le Poème continu. Somme anthologique, trad. Magali Montagné et Max de Carvalho, Paris, Institut Camões / Éditions Chandeigne, 2002, p. 351 et 358). . Ce geste implique aussi l’exclusion de certaines œuvres, c’est-à-dire la décision de ne pas les republier, comme c’est le cas de Retrato em movimento (1967) et d’Apresentação do rosto (1968)[55] [55] Traduits par Portrait en mouvement et Présentation du visage (ibid., p. 353, 355). , dont quelques fragments sont réécrits et intégrés dans les volumes déjà mentionnés[66] [66] Helder réserve à son livre de poésie Cobra (Lisbonne, &etc, 1977) un destin très spécial : tiré à 1 200 exemplaires, son auteur en a fait circuler 200 hors commerce, réécrivant chaque volume au stylo (biffant certains passages, réécrivant des vers, donnant des variantes), chaque exemplaire devenant ainsi absolument unique. Ce livre est également spécial pour deux raisons : c’est l’un de ceux où la relation avec le cinéma est la plus intense,. Helder y publie notamment le texte, dont on parlera plus loin, « Memória, montagem » [littéralement « Mémoire, montage »] en guise de préface ; c’est un livre dont les différentes parties ont été séparées et d’une certaine façon autonomisées dans les éditions ultérieures de la poésie réunie. . En somme, toute édition de la poésie helderienne est par nature anthologique.

De plus, Helder crée encore des anthologies « de l’anthologie » de son œuvre : Ou o poema contínuo [Le Poème continu] en 2001 et A faca não corta o fogo [Le couteau ne tranche pas le feu] en 2008, dont les sous-titres, respectivement, Súmula et Súmula & inédita, peuvent être traduits par « abrégé » et « abrégé et inédit », traductions qui n’expriment toutefois pas la subtilité de ces choix, car en portugais le mot « súmula » signifie aussi une espèce de résumé ultime. Par ailleurs, chacune de ces anthologies est suivie de la parution de l’œuvre complète : Ou o poema contínuo en 2004 et Ofício cantante en 2009[77] [77] En 2002, avant que le titre Le Poème continu fût donné à la reprise de l’œuvre complète (2004), Manuel Gusmão explique la particularité de l’idée d’anthologie chez Helder : « Ou o poema contínuo [2001], présenté comme une súmula (petite somme) de Poesia toda, n’en retient que certains recueils, et à l’intérieur de ceux-ci, certains poèmes, auxquels il ajoute un inédit. (…) / Les poèmes choisis perdent les titres ou les numéros qu’ils avaient dans Poesia toda. Mieux encore : les titres des livres originaux changent de position et de format ; au lieu d’apparaître sur des pages autonomes liminaires, ils sont rejetés à la fin des cycles poétiques, sur la marge de droite, dans un corps typographique inférieur à celui des poèmes, entre parenthèses et en italique. Comme s’ils tenaient lieu de signature, une signature multiple, cyclique et changeante, qui serait aussi déjà texte, marge ou doublure de celui-ci » (ibid., p. 355-356). .

D’après cette brève et partielle présentation de l’œuvre de Helder, on comprend qu’aucune notion n’est stable chez lui : poème, livre, anthologie, œuvre, tout est mis en cause. Il s’agit donc d’une forme spéciale de réécriture, une réécriture qui structure, restructure et déstructure, et, ce faisant, suscite l’attention, voire la vigilance, du lecteur quant aux mouvements qui se produisent au sein de l’« œuvre », faute de disposer d’un mot plus adéquat[88] [88] Daniel Rodrigues, auteur de la première monographie sur Helder en français, appelle l’ensemble des mouvements de l’œuvre helderienne « promesse d’un corps » : « Nul ne peut nier que Ofício cantante est un livre. Mais c’est avant tout l’anthologie d’une œuvre, représentant à elle seule plusieurs livres réunis (…). “Promesse d’un corps”, nous partons du principe que l’œuvre, corps un et unique, est une promesse sans cesse réitérée par le poète, mais qui ne se réalise jamais dans le livre Ofício cantante. (…). Poésie vorace, elle remet en question l’existence même du livre qui la contient, nous forçant à réexaminer les relations entre des termes dont le sens est généralement considéré comme acquis, par exemple le livre, la poésie, l’anthologie, la totalité et la fragmentation » (Daniel Rodrigues, Les Démonstrations du corps. L’œuvre poétique de Herberto Helder, thèse de doctorat, université de la Sorbonne nouvelle – Paris III, 2012, p. 40). .

Photomaton & vox est de ce point de vue un livre paradigmatique. La première édition date de 1979, la cinquième de 2013. Chaque réédition propose explicitement une nouvelle version du texte, la dernière étant « révisée et augmentée », et ce livre est un cas particulier parce qu’il inclut des poèmes et des textes dispersés dans d’autres publications. Autrement dit, c’est un livre hybride, réunissant des textes de genres différents (poèmes, contes, essais), des paratextes (de ses propres livres, mais aussi des préfaces ou postfaces qu’il a écrites pour des catalogues d’artistes), des textes ou fragments réécrits d’après des livres que Helder avait exclus de son œuvre. Nous pouvons ainsi affirmer que l’idée de réécriture atteint une sorte de limite chez Helder : il ne publie jamais sous le même titre, ou presque, le même livre ; chaque édition est unique, réélaborée par rapport aux précédentes.

Helder est un « réécrivain » – et la nécessité de recourir à un néologisme indique la situation très originale de ce poète. Le geste de la réécriture traverse toute son œuvre et nous pouvons y voir au moins deux sens : d’une part, la réécriture peut être envisagée comme une façon de penser l’œuvre comme absolue, comme si la réécriture était un mouvement ascensionnel d’épuration vers un certain idéal (la dernière édition d’un livre serait une espèce de dernier mot) ; d’autre part, la réécriture peut être pensée, au contraire, comme un geste majeur de fragmentation et de désagrégation de l’œuvre qui place tous les livres sur un même plan horizontal, où les textes et les poèmes sont en permanente circulation et où coexistent les différentes versions de chaque poème et texte. Nous avons tendance à privilégier le second sens. Cependant, la poétique de Helder jouant simultanément sur ces deux lectures, elle cultive une ambivalence fondamentale : chaque texte, poème ou livre possède son statut précis, jusqu’au jour où ce même texte, poème ou livre est intégré dans la circulation générale de l’œuvre et perd sa place ou en acquiert une autre.

En ce sens, lorsque Helder déclare dans « (antropofagias) » : « Ces textes ne sont pas des “poèmes”. Les raisons pour lesquelles ils n’ont pas la prétention d’être des poèmes se trouvent dans les raisons qu’ils ont de prétendre à être quelque chose d’autre[99] [99] H. Helder, Photomaton & vox (1979), 5e éd. revue et augmentée, Lisbonne, Assírio & Alvim, 2013, p. 128. Photomaton & vox n’étant pas encore traduit en français, toutes les traductions qui suivent sont les nôtres. Dans ce livre, tous les titres apparaissent entre parenthèses et en italique, ce qui peut indiquer leur caractère à la fois fragmentaire (ce sont pour la plupart des paratextes, c’est-à-dire des écrits publiés antérieurement), intervallaire (comme si chaque texte ou poème représentait une sorte de suspension) et « continu » (en ce sens qu’ils font dans ce livre partie d’un nouveau « tout »). Ajoutons aussi que le texte « (antropofagias) » est l’homonyme du « livre » de poésie Antropofagias, une œuvre qui n’a jamais connu de parution en livre (seuls quelques poèmes ont paru dans la revue Caliban, no 2, 1971, p. 40-43, et dans l’anthologie Novembro. Textos de poesia, 1972, p. 33-47) ; elle avait été cependant intégrée dans l’anthologie de l’œuvre Poesia Toda (1973).  », l’auteur souligne la métamorphose permanente des textes, et cela nous semble pouvoir être mis en rapport avec la question de la réécriture telle qu’elle a été pensée par Maurice Blanchot :

Écrire (…) c’est toujours d’abord récrire, et récrire ne renvoie à aucune écriture préalable, pas plus qu’à une antériorité de parole ou de présence ou de signification. Récrire, dédoublement qui toujours précède l’unité ou la suspend en la démarquant : récrire se tient à l’écart de toute initiative productrice et ne prétend rien produire, pas même le passé ou l’avenir ou le présent d’écriture. Récrire en répétant ce qui n’a pas lieu, n’aura pas lieu, n’as pas eu lieu, s’inscrit dans un système non unifié de relations qui se croisent sans qu’aucun point de croisement en affirme la coïncidence, s’inscrivant ainsi sous l’exigence du retour par laquelle nous sommes arrachés aux modes de la temporalité qui sont toujours mesurés par une unité de présence[1010] [1010] M. Blanchot, Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 48-49. Blanchot explicite encore : « Ainsi sont rendues vaines toutes considérations d’influence, de causalité, de modèle, de façons ou de contrefaçons » (ibid., p. 49). .

La réécriture, de ce point de vue, n’est pas entendue comme un mouvement pur et simple de retour au déjà écrit, mais d’une façon de penser l’écriture comme un geste de retour en même temps que de mise à distance : l’écriture pensée comme mouvement, sans que celle-ci soit définie a priori ou a posteriori, est un palimpseste dont les couches ne peuvent pas être identifiées ni datées[1111] [1111] L’idée du palimpseste a ici un sens concret, comme l’explique Marie-Claire Ropars-Wuilleumier : « Dans l’horizon de la réécriture, le palimpseste n’est rien d’autre que le paradoxe d’un texte dont l’avènement suppose et récuse en même temps l’antériorité d’un autre texte » (M.-C. Ropars-Wuilleumier, « Sur la réécriture », Écraniques. Le film du texte, Presses universitaires de Lille, 1990, p. 178). Par ailleurs, la différence que l’auteur souligne entre Blanchot et Genette est éclairante : « Pour Genette, récrire, c’est écrire ; selon Blanchot, écrire, c’est récrire » (ibid., p. 168). . La réécriture, dans le cas du palimpseste, est d’abord lecture ; c’est toujours une écriture sur et sous une écriture. L’écrivain (et le cinéaste, nous le verrons plus loin) se situe et se constitue comme lecteur de son œuvre : une œuvre toujours à lire, inlassablement à annoter, à prendre et à reprendre, à délaisser. Et l’œuvre de Helder semble apporter une lumière nouvelle sur la relation intrinsèque entre la lecture et la réécriture : elle est un mouvement de retour au déjà écrit tout autant que la matérialisation même du geste que l’écriture contient originellement selon Blanchot, c’est-à-dire de penser l’écriture en tant que réécriture. En ce sens, l’œuvre de Helder apparaît comme le lieu même où l’écriture se constitue matériellement comme réécriture.

En outre, il y a une particularité dans la poésie de Helder qui est également en rapport avec l’idée de réécriture : son activité en tant que traducteur, ce que l’auteur appelle ses « versions » et ses « poèmes changés en portugais ». La traduction chez Helder est un geste d’assimilation et de réinvention poétique. Une fois de plus, il s’agit de donner une nouvelle vie au déjà là comme s’il naissait pour la première fois[1212] [1212] Le thème de la mort et de la résurrection liée à l’idée que la vie est en perpétuelle renaissance est fréquemment exploré par Helder. Lisons, par exemple, la dernière strophe du dernier poème du Poème continu : « puis personne ne parle, et chaque / chose agit / sur chaque chose, et tout ce qui est visible ébranle / un territoire invisible. / Rendu à la vie. Et c’est par cette simple expression qu’est apparu / un je-ne-sais-quoi qui a arraché / à la feuille et au stylo gaucher la puissante surface / de Dieu, ainsi / tu te voyais rendu à la vie, toi qui l’instant d’avant, / étais mort » (Herberto Helder, Le Poème continu, p. 347). . Le nom de Herberto Helder apparaît au premier plan alors que la mention de la traduction ne figure qu’en sous-titre[1313] [1313] Voir R. M. Martelo, Os Nomes da obra. Herberto Helder ou o poema contínuo, Lisbonne, Documenta, 2016, p. 11-22. . Helder crée donc une espèce de famille (Manuel Gusmão parle d’« un air de famille ») d’auteurs et de différentes poétiques qu’il intègre à la sienne. À ce propos, Gusmão écrit :

dès O Bebedor nocturno (Le Buveur nocturne, 1968), Herberto Helder donne des traductions de textes rituels, magiques ou religieux, provenant de continents et de civilisations différents, poèmes de l’Égypte ancienne, Psaumes bibliques, Cantique des Cantiques, énigmes mayas ou aztèques, poésie arabe ou d’Extrême-Orient, poèmes inuits ou indiens d’Amérique du Nord – autant de textes porteurs d’une efficacité symbolique, mais aussi pratique, dont le statut est en deçà ou au-delà de ce qu’il est convenu d’appeler littérature. Dans As Magias (dont la première édition, de 1987, sera augmentée), des textes de ce genre sont accompagnés de traductions de poèmes d’auteurs du xxe siècle (Le Clézio, Artaud, Michaux, Robert Duncan, D. H. Lawrence ou José Lezama Lima, parmi d’autres). Ces traductions, ou plutôt ces « poèmes changés en portugais », comme il dit aujourd’hui, ont été intégrées à Poesia toda. Ce double geste de Herberto Helder – produire de tels poèmes et les incorporer à son œuvre poétique – les apparente à l’invention poétique contemporaine et à la sienne en particulier[1414] [1414] M. Gusmão, « Herberto Helder ou “l’étoile plénière” », p. 354. .

Cette analyse est fondamentale pour la compréhension de Helder en tant que « réécrivain » : non seulement il fait circuler dans l’œuvre les poèmes, textes, livres, mais il y intègre aussi des versions / traductions de poèmes d’autres auteurs (et le pluriel est ici très important). Helder questionne ainsi l’idée même d’auteur, et l’idée de réécriture est matérialisée dans ce sens aussi : la poésie comme texte infini, partagé, qui nous précède et qui s’actualise à chaque lecture, comme un rituel.

C’est à partir de tous ces gestes que le rapport entre cinéma et poésie peut aussi être compris comme un geste de réécriture. Le poème « Texte 1 », extrait d’Antropofagias (1973), est très révélateur de ce procédé :

Le discours tout entier n’est que le symbole d’une inflexion
de la voix
l’insinuation d’un geste d’une température
une pensée préside à son extraordinaire désordre
ou plus exactement « un effort » non coordonateur (en aucune façon)
mais « de moulage » ils me demandaient « on crée donc des moules ? »
vous n’y êtes pas il faudrait pour cela qu’un « modèle »préexistât
une idée organisée un canon
nous voulons suggérer des choses telles que « image de respiration »
« image de digestion »
« image de dilatation »
« image de circulation »
« avec les mots ? » demandaient-ils et c’était j’en conviens
une question dangereuse un signal d’alarme qui plaçait pour toujours
quelque chose comme l’aveu de l’amour des mots
au centre
nous n’essayons pas de créer des citrouilles avec le mot « citrouilles »
il ne s’agit pas d’un sens propitiatoire du langage
nous introduisons furtivement des plans que vous occasionnez
des occupations (« dé-syntoniser » le chemin frayé
vers d’anciennes occupations « des discours de discours de discours » etc.)
fixons cette idée de « plans »
nous pouvons les admettre comme « une sorte de maisons »
ou « une sorte de champs »
et dès lors à l’évidence pour qu’ils puissent être habités parcourus foulés
prétendra-t-on encore identifier « langage » et « vie » ?
une fois on nomma la main pour que la main soit
une fois le discours suggéra la main pour que la main soit
une fois le discours fut la main
on partait toujours d’un enthousiasme arbitraire
c’était là « l’esprit » le « destin » du langage
maintenant nous considérons les mots comme des possibilités
de respiration digestion dilatation circulation
nous expérimentons l’infime possibilité d’une inflexion chaude
« ils marchent tout seuls ! » s’écrie quelqu’un
ils parlent ils marchent les uns avec les autres
parlent les uns avec les autres
se mettent çà et là à cligner des yeux à avoir une intelligence
en tous sens
suggérant de manière détournée qu’ils se réfèrent
à un nouvel univers auquel on peut être présent
« voir »
comme on voit ce que contient une certaine inflexion
de voix
c’est une sorte de cinéma des mots
ou une forme de vie juvénile à faire peur
peut-être nous anéantiront-ils sous le titre
« les automates envahissent » mais envahissent quoi ?[1515] [1515] Voir H. Helder, Le Poème continu, p. 173, 175.

Si Helder nous parle ici d’un « cinéma des mots », dans Photomaton & vox, et plus précisément dans « (memória, montagem) »[1616] [1616] H. Helder, Photomaton & vox, p. 138-144. , la même idée devient plus intense : « Chaque poème est un film, et le seul élément qui importe c’est le temps, et le temps est la métaphore de l’espace, et ce qui se raconte est la résurrection de l’instant exactement antérieur à la mort »[1717] [1717] Ibid., p. 141. , et « Rimbaud est parti de tous ses lieux à lui afin de parvenir aux dimensions parallèles, et il a créé au sein du poème présent le montage du poème absent ; il apparaît un peu comme le disciple ancestral de Godard »[1818] [1818] Ibid., p. 140. . Nous rencontrons ici une autre idée de réécriture, dans un sens plus large, qui est celle où un art, la poésie, se lit et se réécrit au travers d’un autre art, le cinéma. En effet, Helder pense le poème comme un défilé d’images dans une tension entre le flux et la rupture (c’est le montage du poème), et surtout dans un rapport aux possibilités techniques et conceptuelles du temps cinématographique.

Ce troisième sens de réécriture est plus proche de celui qui a été développé par Marie-Claire Ropars-Wuilleumier. En s’appuyant précisément sur Blanchot, l’auteur pense les rapports entre littérature et cinéma sous le signe du concept de réécriture. Ropars-Wuilleumier étudie la réécriture filmique comme un double mouvement, car elle va autant dans le sens du film que le film va dans le sens du texte. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une approche qui « suppose de ne traiter chaque œuvre – film et texte – que dans la dissidence de l’autre »[1919] [1919] M.-C. Ropars-Wuilleumier, « Sur la réécriture », p. 170. . Cela signifie qu’il s’agit aussi de penser ce qui dans un film illumine l’écriture et la réécriture, ce que le film révèle de l’écriture.

2.

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Chez Jean-Luc Godard, surtout dans les années 1980 et 1990, il est également possible de cerner la question de la réécriture de deux façons : l’une tisse l’œuvre et sa prolifération, comme le film qui devient livre ou qui devient un autre film, par exemple le scénario filmé ; l’autre a à voir avec l’idée même d’écriture et la façon dont elle est mise en scène.

Tout d’abord, il y a chez Godard une délocalisation conceptuelle à travers des opérations que nous pouvons considérer comme étant proches du littéraire ou dans ses marges. Dans les films, nous pensons aux cas des essais (Les enfants jouent à la Russie. Essai d’investigation cinématographique), des lettres (Lettre à Freddy Buache), de l’enquête (France/tour/détour/deux/enfants), de l’entretien (Meetin’ WA), du scénario (Scénario du film « Passion »), des « petites notes » (Petites notes à propos du film « Je vous salue, Marie »), ou même de son histoire du cinéma (Histoire(s) du cinéma). Ces exemples ne sont évidemment pas exclusifs du champ littéraire ni de l’écriture, ils révèlent néanmoins une façon d’étendre et d’entendre le cinéma.

À travers le cheminement de l’œuvre godardienne, nous pouvons parler de la prolifération de courts et de moyens métrages, de la relation (parfois conflictuelle) entre les projets tournés en pellicule et ceux tournés en vidéo, aussi bien que de la prolifération de l’œuvre écrite : des critiques aux entretiens, en passant par la publication des découpages (Passion ; Prénom : Carmen ; Nouvelle vague…) et des différentes versions du même scénario (par exemple, les quatre versions du scénario d’Éloge de l’amour publiées en 1998, avant la réalisation du film en 2001) ou la publication de livres tels que l’Introduction à une véritable histoire du cinéma (1980), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard (tome I en 1985, tome II en 1998), Histoire(s) du cinéma (1998) et JLG/JLG. Phrases (1996). Chez Godard, l’idée de l’œuvre – la trame qui est à l’œuvre et qui fait œuvre –, à partir de ces exemples, est déjà complexe, diffuse, dérivative, mais prêtons encore attention à deux « cas » particuliers qui montrent les relations à l’intérieur de l’œuvre.

Nous pensons au Scénario du film « Passion » (1983), un cas particulier puisque c’est un moyen métrage, un film-essai, « sur » Passion (1982), mais aussi une œuvre indépendante de Passion (un film « avec » Passion, pourrions-nous proposer). En nommant son film « scénario », Godard joue avec une idée singulière d’écriture :

On est là… pour parler du scénario d’un film, Passion, auquel j’ai participé il y a quelques mois. Parler, en fait, j’aimerais bien me taire et avant de parler, voir… Et ce film, c’est ce qu’il a eu je crois d’original, c’est qu’on a cherché, j’ai cherché… à voir le… je n’ai pas voulu écrire le scénario, j’ai voulu le voir[2020] [2020] Jean-Luc Godard, Scénario du film « Passion », 1982, 4 min 34 s. .

Dans ce film, Godard pense l’écriture comme ressortissant à l’ordre de la loi, de l’utile, du commerce, tandis que l’image serait de l’ordre de la résistance, de la liberté. C’est un film qui se présente donc, dès son titre, comme un paradoxe : Godard inverse l’ordre de la production cinématographique, car ce scénario vient après le film et non avant, et il met en scène la forme littéraire par excellence du cinéma pour problématiser l’écriture même que cette forme constitue. Cela signifie qu’au lieu d’être un document préparatoire du film, un document de recherche, le cinéaste poursuit cette recherche après l’achèvement du film, il ouvre son film à un « après ». De la sorte, Scénario du film « Passion » dédouble Passion – nous voyons Godard face à un écran blanc en train de parler de ce film montrant (et montant) des images d’archives (les répétitions et discussions sur le scénario) et des plans de Passion –, mais ce qu’il dédouble vraiment, c’est une sorte d’art poétique et cinématographique à cette époque (le sujet devient l’écran, le montage, l’écriture, le cinéma). C’est ce seuil conflictuel qui est maintenu. La réécriture est donc bien habitée par la duplicité : elle revient à quelque chose qui était déjà là (Passion), mais elle est simultanément le cheminement d’une œuvre nouvelle et autonome (Scénario du film « Passion »).

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De façon analogue, un livre comme JLG/JLG. Phrases présente un statut ambigu : d’une part, il est une sorte de scénario du film JLG/JLG. Autoportrait de décembre (1995), mais sans aucune référence aux personnages, au temps, aux plans, à la séquence ; d’autre part, il se présente comme un long poème, lisible indépendamment du film. En d’autres termes, s’il s’éloigne du film par le fait de ne pas s’y rapporter concrètement, il est, en revanche, l’enregistrement transformé de l’ensemble du discours du film. En effet, l’autonomie du livre par rapport au film crée une œuvre à l’état double, selon l’expression de Ropars-Wuilleumier à propos de l’œuvre de Marguerite Duras, qui fait coexister poème et film sans préséance de l’un par rapport à l’autre :

Loin d’impliquer une translation, la coexistence de la version cinématographique et de la version livresque propose donc un cas unique d’œuvre à l’état double, où c’est un même geste qui à la fois écrit et récrit le texte, le verse au crédit de la littérature et le délivre par le cinéma[2121] [2121] Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, « Sur la réécriture », p. 172. L’idée que Ropars-Wuilleumier développe par rapport aux trois Aurélia Steiner (1979) de Duras (les textes, au contraire des films, ne sont pas sous-titrés, mais ils sont traditionnellement désignés par « Melbourne », « Vancouver » et « Paris » ; seuls les deux premiers textes sont devenus des films) semble retentir dans l’œuvre plus tardive de Godard (la série « Phrases » commence à être publiée en 1996) : « Dans le cas des Aurélia Steiner, c’est là leur singularité, la destruction filmique opère par une exacte répétition textuelle : la simultanéité de l’édition et de la réalisation rend même problématique l’autonomie des textes que le livre publie pourtant sans référence aux films : écrits peut-être pour le cinéma, ils ignorent une filiation que par ailleurs les deux films, en répétant deux des textes, affichent avec une évidence qui rend suspecte l’antériorité et en tout cas la finalité littéraire » (ibid.). Par ailleurs, Godard affirme lui-même sa parenté avec Duras : « Ces livres ne sont ni de la littérature ni du cinéma. Des traces d’un film, proches de certains textes de Duras » (Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. II : 1984-1998, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p. 436). .

Godard a toujours affirmé le primat du cinéma et de l’image, mais il est incontestable qu’il apporte un très grand soin à l’élaboration des livres de la série « Phrases ». Ce lien est à l’évidence un lien paradoxal et contradictoire de réaffirmation, d’une part, du primat du cinématographique : les livres succèdent aux films, ils en seraient issus. De la sorte, ce lien entre cinéma et littérature est, d’autre part, celui d’un détournement de procédés spécifiques à un art (le cinéma) au profit d’un autre art (la poésie). Que fait Godard dans ses Histoire(s) du cinéma et la série Phrases ? Il transforme les dialogues des films en poèmes — et ce même quand il s’agit de citations de textes en prose — et il renonce en certains cas aux images, comme dans JLG/JLG. Phrases. Au moyen de cette double opération simultanée de réaffirmation et de détournement, ces « films en livres » modifient radicalement les concepts de « cinéma » et de « film », et ceux de « scénario », de « poème » ou de « littéraire », en créant vraiment des œuvres à l’état double, des œuvres qui se projettent les unes aux autres, et par cette projection même toutes les deux gagnent des statuts difficiles à cerner, puisqu’il s’agit d’un film qui est aussi un poème et d’un poème qui est aussi un film.

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D’autre part, songeons à la réécriture à l’intérieur d’un film : Hélas pour moi (1993). Ce film est présenté comme une adaptation d’Amphitryon 38 (1929) de Jean Giraudoux, mais ce qui nous intéresse le plus ici est moins l’idée d’adaptation et le rapprochement de Godard avec le mythe d’Amphitryon et Alcmène (devenus Simon et Rachel Donnadieu), que l’idée de placer le film sous le signe de l’écriture et de la réécriture. En premier lieu, intéressons-nous à la parabole qui introduit le film :

Quand le père du père de mon père avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un endroit dans la forêt, allumait un feu et se plongeait dans une prière silencieuse ; et ce qu’il avait à accomplir se réalisait. Quand plus tard, le père de mon père se trouva confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la prière. » Et ce qu’il avait à accomplir se réalisa. Plus tard, mon père se trouva confronté à la même tâche ; lui aussi alla dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore l’endroit précis dans la forêt où cela se passait, et cela doit suffire. » Et ce fut suffisant. (…) Mais quand à mon tour j’eus à faire face à la même tâche, je suis resté à la maison et j’ai dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l’endroit dans la forêt, mais nous savons raconter l’histoire »[2222] [2222] Jean-Luc Godard, Hélas pour moi, 1993, incipit. — Sur l’origine hassidique de cette parabole, voir Yann Calvet, « Godard et le réenchantement du monde », CinémAction, no 109, 2003, p. 47. .

Cette parabole ne peut-elle pas être lue comme une figure de la réécriture ? Il faut moins la penser comme une perte que comme la puissance de la performativité du langage, ce qui reste et qui gagne une nouvelle vie à chaque fois. Même si la dernière phrase ne nous parle pas de l’accomplissement, c’est une parabole sur la transmissibilité et le renouvellement. Dans Hélas pour moi, nous pouvons aussi lire la parabole comme une proposition : si nous savons encore raconter l’histoire mais que quelque chose est perdu, il faut procéder par investigation. Cette idée devient donc fondamentale dans Hélas pour moi, car le film est conçu selon la modalité d’une enquête, c’est-à-dire qu’il se structure en cheminant à travers les hypothèses et les croyances de chaque personnage.

Brièvement, le film nous raconte l’arrivée d’Abraham Klimt, un éditeur, au village où habitent Simon et Rachel pour acheter leur histoire (la rencontre de Rachel avec Dieu), car il existerait un livre qui raconterait cette histoire, mais « il [en] manque des pages »[2323] [2323] D’un point de vue pragamatique, nous pouvons penser même un autre niveau de réécriture lié au tournage et au montage du film, car nous savons que le tournage s’est mal déroulé. Selon Antoine de Baecque, « Faisant le bilan du tournage avec Caroline Champetier, le cinéaste constate qu’il est loin d’avoir le métrage suffisant. (…) Godard propose donc un deuxième tournage en septembre, adjoignant à Hélas pour moi une sorte de film dans le film, d’enquête sur le cinéma et l’histoire racontée » (A. de Baecque, Godard. Biographie, Paris, Grasset, 2010, p. 726-227). C’est donc la naissance du personnage d’Abraham Klimt. . Klimt va donc essayer de savoir ce qui s’est passé le soir où Dieu a rendu visite à Rachel déguisé en Simon pour compléter les pages manquantes. En effet, c’est Klimt qui structure le temps du récit en deux moments : celui de sa recherche et celui de la nuit de Dieu avec Rachel. Cependant, le temps va se scinder encore, car le témoignage de chaque personnage nous renvoie à des temps différents et surtout à différentes versions du même événement. Parmi les témoignages du vieux couple, de Nelly et d’Aude, portons surtout notre attention sur le deuxième. Nelly répond à Klimt : « Je m’en souviens. On était en avance, Mme Monod aussi. Rachel était assise sur le ponton », plan que nous venons de voir avant leur rencontre au magasin ; mais Nelly est tout de suite interrompue par Stéphane qui dit : « Absolument pas, elle est venue à la nage », et nous voyons le plan où Rachel marche dans l’eau ; simultanément, Benjamin l’interrompt aussitôt et affirme : « C’est faux. Elle marchait dans l’eau. » Et c’est après deux intertitres où nous lisons la citation de Faulkner « le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé », que nous voyons la répétition du plan : Rachel arrive cette fois-ci à la nage comme l’a décrit Stéphane[2424] [2424] J.-L. Godard, Hélas pour moi, 26 min 09 s–28 min 35 s. . Godard utilise un dispositif de répétition et de variation : l’histoire de Simon, Rachel et Dieu est écrite au fur et à mesure de l’énonciation de chaque personnage.

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Cela veut dire que le film opère selon le flux de la mémoire et de ses trous ; une mémoire qui ne peut qu’être la permanente réécriture, soit comme un retour au déjà écrit, soit comme une nouvelle écriture, où comme l’a proposé Blanchot c’est l’écriture elle-même qui se révèle comme réécriture. La mémoire, dans Hélas pour moi, apparaît comme le vrai « organe de modalisation du réel », comme l’a dit Agamben, en restituant au passé sa possibilité[2525] [2525] Giorgio Agamben, « Le Cinéma de Guy Debord » , Image et mémoire, Paris, Éditions Hoëbeke, 1998, p. 70. , ou comme on lit dans un des cartons du film : « Ainsi, peu à peu, le passé revient-il au présent, à travers la mise en scène imaginaire d’une expérience visuelle qui toujours sollicite plusieurs regards »[2626] [2626] J.-L. Godard, Hélas pour moi, 35 min 21 s. .

3.

Chez Herberto Helder et Jean-Luc Godard, la réécriture remet donc en cause l’idée même de l’œuvre comme un tout stable, déterminable, hiérarchisé et avec des contours bien délimités. L’idée qui est en jeu ici est bien celle de l’œuvre archéologique, de l’ordre du palimpseste, c’est-à-dire qu’au-delà du fait que le temps est un thème, il devient aussi visible et problématisé par l’idée même de l’œuvre que les deux auteurs mettent en pratique.

Selon Youssef Ishaghpour, chaque film est d’une certaine façon un témoin de son tournage, « porté par les traces visibles de son temps et marqué d’historicité »[2727] [2727] Youssef Ishaghpour, Historicité du cinéma, Tours, Farrago, 2004, p. 9. . Helder, quant à lui, affirme : « La poésie propose l’histoire du monde. / Nous avons alors le film, le temps »[2828] [2828] H. Helder, Photomaton & vox, p. 144. . L’image cinématographique garde bien sûr un rapport à son temps historique, mais elle se présente déjà comme lecture et projection de ce temps vécu, et à travers le montage elle dépasse le temps vécu et le temps historique pour créer en elle-même du temps et des rapports nouveaux au temps. C’est cette double lecture de l’image cinématographique que travaille Godard (souvenons-nous de la belle formule godardienne sur le cinéma comme « égalité et fraternité entre le réel et la fiction », et plus encore de ces deux derniers films, Adieu au langage et Livre d’image qui ouvrent encore d’autre chemins par rapport aux questions ici travaillées) et qui intéresse Helder : la possibilité pour l’art de garder des traces de son temps et de créer une histoire parallèle, une histoire toujours ouverte (que nous pourrions appeler histoire « intempestive » pour utiliser le mot de Nietzsche). En ce sens, les idées de mémoire et d’histoire ne sont pas lointaines, car, toujours selon Agamben, « la mémoire restitue au passé sa possibilité » ; pensons à Hélas pour moi et aux Histoire(s) du cinéma et, chez Helder, à « (memória, montagem) » où il écrit : « Homère est cinématographique, Dante est cinématographique, Pound et Eliot sont cinématographiques »[2929] [2929] Ibid., p. 139. . D’après Agamben :

La répétition restitue la possibilité de ce qui a été, le rend à nouveau possible. Répéter une chose, c’est la rendre à nouveau possible. C’est là que réside la proximité entre la répétition et la mémoire. Car la mémoire ne peut pas non plus nous rendre tel quel ce qui a été. Ce serait l’enfer. La mémoire restitue au passé sa possibilité. (…) La mémoire est pour ainsi dire l’organe de modalisation du réel, ce qui peut transformer le réel en possible et le possible en réel. Or si on y réfléchit, c’est aussi la définition du cinéma. Le cinéma ne fait-il pas toujours ça, transformer le réel en possible, et le possible en réel ? On peut définir le déjà vu comme le fait de « percevoir quelque chose de présent comme si cela avait déjà été », et l’inverse, le fait de percevoir comme présent quelque chose qui a été. Le cinéma a lieu dans cette zone d’indifférence[3030] [3030] G. Agamben, « Le Cinéma de Guy Debord », p. 70. .

Et cette « zone d’indifférence » est le lieu même où les histoires et l’Histoire deviennent, chez Helder et chez Godard, indiscernables, toujours tissées ensemble : les unes réécrivant les autres, et vice versa.

Helder écrit comme s’il était contemporain de tout et de tous ; au contraire, chez Godard, on perçoit une mélancolie liée à quelque chose qui est passé et qui n’est plus récupérable. Ce que la réécriture met en évidence, c’est qu’il y a toujours une puissance de renouvellement qui ouvre un nouveau rapport entre passé, présent et futur.

Filmographie

Godard, Jean-Luc (réalisation, scénario et montage), Passion, 1982, France, Sara Films/Sonimage/Films A2/Film et Vidéo Production Lausanne/SSR Télévision suisse romande, 35 mm, couleur, 87 min.
—, Scénario du film « Passion », 1982, France, Télévision suisse romande/JLG Films, vidéo, couleur, 52 min.
—, Hélas pour moi, 1993, France, Les Films Alain Sarde/Canal Plus/Vega Films/Périphéria/Télévision suisse romande, 35 mm, couleur, 84 min.
—, JLG/JLG. Autoportrait de décembre, 1995, France, Périphéria/Gaumont, 35 mm, couleur, 56 min.

Images : Jean-Luc Godard, Hélas pour moi. / Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, The Old Place / Jean-Luc Godard, Scénario du film « Passion » / Jean-Luc Godard, Hélas pour moi / Jean-Luc Godard, Hélas pour moi.

Le présent article a été rédigé dans le cadre du « Programa Estratégico Integrado UID/ELT/00500/2013 ; POCI-01-0145-FEDER-007339 ».