[Première partie de l’entretien]
Débordements : Auriez-vous quand même terminé vos films d’enquête, comme Doulaye ou Sur la plage de Belfast, si vous n’aviez pas retrouvé l’objet de la quête ?
Henri-François Imbert : Oui, certainement, parce que le film raconte le processus de recherche et les rencontres qu’il permet. S’il n’y avait pas eu ces rencontres, il y en aurait eu d’autres et donc un autre film. Si je n’avais pas trouvé Doulaye, cela aurait peut-être été un film plus triste. Quand je suis parti à sa recherche, je pensais qu’il avait pu être fait prisonnier, ou éliminé, parce qu’il avait fait ce choix très étrange de retourner au Mali pendant la dictature. Il avait été militant d’un parti clandestin, c’était donc tout à fait possible. Le film est heureux parce que Doulaye est là et qu’il est lui-même heureux. Quoi qu’il en soit, je crois que j’aurais fait le film quand même.
D. : Avez-vous déjà abandonné des projets ?
H.-F. I. : En fait, ce qui se passe actuellement, c’est que je finis des choses que j’ai filmées il y a vingt ans. Je ne sais pas si vous êtes allés voir le dernier film de Claude Lanzmann, Le Dernier des injustes : ce film parle d’un personnage que Lanzmann avait filmé en 1975, au moment où il tournait Shoah. Au début du film, un carton explique qu’il n’a pas réussi à intégrer ce personnage dans Shoah, mais qu’il était néanmoins le dépositaire de sa mémoire, de cette histoire qui est importante pour l’humanité tout entière. Il fait donc le film maintenant, alors qu’il part de quelque chose tourné il y a presque quarante ans. Moi, ça m’a énormément plu de voir ce film, et je me suis dit que cette démarche différée, qui des fois peut paraitre étrange, est finalement une démarche de documentariste. Si vous pensez à Van der Keuken quand il a fait Les vacances du cinéaste, c’est pareil. Je ne sais pas pourquoi il a filmé ça, peut-être tout simplement parce qu’il est cinéaste et que sa femme faisait du son, et qu’en vacances ils avaient enregistré des choses ; plus tard, je crois, il en a fait un film.
D. : Dans la plupart de vos films, il y a toujours en fond une grande souffrance : les camps de No pasaràn, la dictature malienne, une histoire de la psychiatrie. Pourtant, cette souffrance, que les témoins ont vécue, n’est jamais accablante pour le spectateur. Si une émotion domine, ce serait la mélancolie plus que le désespoir. Comment pensez-vous cette représentation de la souffrance ?
H.-F. I. : C’est vrai qu’il y a de la mélancolie plus que de la tristesse. Robillard, dans l’entretien où il parle si bien, montre comment il a surmonté tout ça. En fait, le film participe de sa propre reconstruction, de la reconstruction qu’il fait de sa vie. C’est comme s’il avait vécu dans son enfance une sorte de catastrophe, d’écrasement, et qu’il avait consacré sa vie à s’en relever. Et dans le film, il continue à se relever. Ce sont des films qui accompagnent le personnage dans son histoire, et quand il y a une souffrance, l’histoire consiste à se relever de cette souffrance.
D. : C’est ce que l’on voit dans Doulaye à l’échelle du Mali, qui essaye de se relever de la dictature. Est-ce que vous pensez à la place du spectateur devant ces séquences ? Evitez-vous volontairement de montrer des gens qui souffrent ? Toute l’humiliation vécue par Casimir Carbo dans No pasaràn passe dans une ellipse : on sait qu’il a traversé une période difficile, mais il ne dira rien, et on le voit aujourd’hui qui a supporté cette épreuve. Il s’agit de faire sentir qu’une grande douleur a été vécue, mais cette douleur historique ne sera pas exprimée explicitement : l’image, le silence, la voix-off laisseront imaginer cette souffrance.
H.-F. I. : En même temps, les réfugiés afghans à la fin de No pasaràn sont au milieu de leur histoire, en souffrance. Ils sont là, ils essayent de se projeter de l’autre côté, sur les côtes anglaises, on ne sait pas quelle sera l’issue pour eux.
D. : Mais en leur mettant dans les mains des images du passé, en leur donnant une caméra, ils ne sont plus simplement passifs, ils ne subissent plus simplement leur souffrance. Le film leur donne une ouverture sur le passé, par l’histoire des réfugiés espagnols, et sur l’avenir, par la caméra.
H.-F. I. : Oui. Mais je n’ai pas vraiment choisi cela. Je crois que quand on fait des films, il y a une grande part d’intuition, peut-être même d’inconscient. On fait son travail sans savoir exactement, sans comprendre parfaitement. Il y a des choses que je n’avais jamais remarquées. Mais il y a un terme qui revient dans le montage, plutôt par rapport à la forme : c’est l’idée que quand l’histoire n’est pas très drôle et que le spectateur est invité à s’y intéresser, il faut le consoler après. C’est un peu comme si les films devaient fonctionner avec cette idée de consolation, ce qui rejoint certainement le fait de ne pas projeter quelque chose de trop dur. Pour Doulaye, j’ai eu de la chance : il est en vie, il a sept enfants, il est heureux, et lui s’est saisi de ma présence pour faire quelque chose d’heureux. C’est cela aussi : l’idée qu’on va garder une trace positive de nos vies avec le film. Ça, ce n’est pas moi qui le veux, c’est le personnage.
D. : En suivant le quotidien de Robillard, j’ai ressenti une certaine inquiétude devant la solitude du personnage. Et je voudrais vous demander pourquoi avoir filmé le moment où il dit à des collectionneurs qu’il vend ses œuvres deux cents euros, ce qui parait très peu, comparé à sa notoriété. Est-ce une critique sur la manière dont on le traite ?
H.-F. I. : Ce qui est important pour lui, ce n’est pas le prix de ses œuvres : il a un lieu pour vivre, et pour l’argent il est sous tutelle. Ce qui est important, c’est ce qu’il dit à la fin : que les collectionneurs viennent de Suisse en BMW et qu’ils l’emmènent au restaurant. Et ce n’est pas pour le plaisir de bien manger, mais pour la convivialité, le plaisir d’être ensemble, de vivre dans un collectif de bonheur qui le sorte de la solitude dont vous parliez. Et finalement, tout au long de sa vie, ce qu’il a réussi à construire, c’est non seulement ses œuvres, mais c’est aussi une vie qui lui a permis de sortir de cet écrasement que j’évoquais tout à l’heure : aujourd’hui il n’est plus seul, il a réussi à créer des liens avec d’autres. Avec des gens comme moi, mais aussi les collectionneurs qui viennent le voir, les gens qui l’exposent dans les musées, des journalistes… Il crée du bonheur, tout en étant conscient, comme il le dit très bien, que « la vie c’est pas toujours drôle ». Mais vous avez raison d’y voir cette solitude, il y en a, c’est sûr.
D. : Je voulais revenir sur vos retrouvailles avec Doulaye : vous faites le choix de ne pas enregistrer l’image, pour ne prendre que le son. Pourquoi ce choix, et pourquoi ces images d’arbres proches de l’abstraction ?
H.-F. I. : Ce sont des arbres filmés en 16 mm par la fenêtre de la voiture à 6 images / seconde, en surimpression faite au tournage, avec ma caméra mécanique achetée pour l’occasion, au cas où il aurait fallu tourner au Mali sans électricité. C’est une caméra qui se remonte avec un ressort et qui permet de faire un plan de trente secondes. Et on peut aussi rembobiner la pellicule pour faire une surimpression, pour refilmer sur de la pellicule déjà impressionnée. J’ai fait ces images le jour où on est allé rencontrer Doulaye, avec Madou, le chauffeur. C’était peut-être une façon de me distraire, de penser à autre chose, de me réfugier dans la caméra et dans cette approche un peu expérimentale au moment où l’issue de toute l’enquête allait se révéler positive ou négative ; parce qu’en y allant, je ne savais pas du tout ce que j’allais trouver, si les indications que j’avais étaient justes. Au moment où on a garé la voiture, il y avait une centaine de mètres à faire (je n’avais pas voulu qu’on se gare juste devant, on est resté un peu à l’écart), je me suis dit « Qu’est-ce que tu fais ? Tu y vas ? » Vous savez, ce n’est pas facile d’arriver chez quelqu’un et de lui dire : « Bonjour, tu étais l’ami de mon père, etc. » C’est une histoire un peu lourde, et d’autant plus lourde que j’ai décidé d’en faire un film. Est-ce que le personnage va accepter ça ? Est-ce qu’il va me reconnaitre comme quelqu’un qui a fait partie de son passé, ou est-ce que ça ne va pas l’intéresser ? Est-ce que le projet du film va l’intéresser, ou pas ? Il y avait une espèce de poids. Et en même temps, il y avait l’excitation très forte de la quête qui aboutit. Cela produisait une sorte de frustration, parce que je ne pouvais pas filmer, j’étais seul : je ne pouvais pas arriver avec la caméra allumée, taper à la porte et tenir ma caméra tout en me présentant. Donc finalement, j’ai caché mon magnétophone dans mon sac à dos, j’ai mis un micro-cravate sur la bretelle, et j’ai enclenché l’enregistrement, avec ce dispositif très particulier, parce que quand on fait un documentaire, en principe on ne vole pas des images et des sons. Voler ce son, c’est un acte dont je n’étais pas sûr, je n’en étais pas fier, mais en même temps, si c’était bien lui, c’était fou de ne pas enregistrer notre rencontre. Cela faisait un mois que je lui courais après au Mali, d’une certaine façon j’avais mérité le droit de tricher. C’est ce qui explique qu’il n’y a pas d’image de Doulaye durant tout ce moment où je lui dis qui je suis, et où il ne réagit pas du tout d’ailleurs, à tel point que je me suis dit que ce n’était pas lui. Et au bout d’un moment, il me dit « Ah… Mais tu aurais dû le dire tout de suite ! », alors que ça faisait déjà plusieurs minutes que je lui expliquais, et il me dit « Qu’est-ce que tu as changé ! Qu’est-ce que tu as grandi ! » Et ces paroles suivantes, qui ne sont pas dans le film, étaient :
« — Mais qu’est-ce que tu fais ?
— Je fais des films.
— Quoi ?! Tu fais des films ?! Et tu n’as pas une caméra pour filmer tout ça ?!
— Si, dans la voiture.
— Va vite la chercher ! »
Dès notre rencontre, dès les premières minutes, c’est lui qui prend en charge le film, et qui propose que l’on filme notre rencontre.
D. : D’où viennent ces plans qui ouvrent et concluent le film consacré à Piet Moget ?
H.-F. I. : Ce sont les paysages qu’il voit de son atelier et qu’il peint depuis soixante ans. Après, pourquoi il peint ça, je pense que c’est très compliqué. Je crois que c’est justement ce qu’ont essayé de lui faire dire ceux qui ont fait des films sur son travail auparavant. Ils ont essayé de comprendre, or je crois qu’il n’y a rien à comprendre, cela ne s’explique pas.
D. : Comment avez-vous travaillé avec Silvain Vanot pour composer la musique de vos films, et comment concevez-vous son usage ?
H.-F. I. : J’ai commencé à collaborer avec Silvain pour Sur la plage de Belfast, mais il avait déjà utilisé mon premier film sur Robillard pour un de ses morceaux qui s’appelle Le fusil d’André. Il y avait donc une sorte de compagnonnage. Quelques jours avant que je parte pour l’Irlande faire le film, il m’a téléphoné et m’a proposé d’en composer la musique. J’étais très content, parce que ce film était pour moi une grande prise de risque, je ne savais pas du tout ce que j’allais faire, simplement que j’allais partir en Irlande du Nord tout seul, et j’en étais très content, mais en même temps, ce projet avait très peu de chance d’aboutir. J’étais donc très content d’avoir du renfort, de partir avec cette idée que Silvain travaillerait sur la musique. Mais en partant, je ne m’étais pas posé la question de savoir comment j’allais l’utiliser. Ensuite, il a fait la musique, parallèlement au montage : régulièrement, il nous donnait une cassette audio, et on l’écoutait avec la monteuse. À chaque fois, on se disait que ça n’allait pas du tout, et on se demandait ce qu’on allait en faire. Et en fait, quelques heures plus tard, on trouvait un endroit où ça allait parfaitement, alors qu’il n’avait vu aucune image. Ce n’est pas du tout un travail qu’on a fait en lui montrant au fur et à mesure nos avancées : il travaillait de son côté avec ce qu’il savait du film, c’est-à-dire juste le projet. Ensuite, on a continué à travailler ensemble. Je travaille avec presque toujours les mêmes gens. Je pense que ça fait partie de mon projet de cinéma. Ce n’est pas toujours facile, il y a des moments où on en a marre, mais je crois qu’il faut rester. C’est comme un couple, c’est quand on en a marre qu’il faut rester [rires].
D. : Dans cette voie d’intégrité absolue et d’indépendance, comment faites-vous pour produire vos films ?
H.-F. I. : Comme pour beaucoup de films, cela commence par un travail d’écriture : on monte un dossier avec synopsis, note d’intention, etc., et on commence à trouver des soutiens, en général d’abord des aides à l’écriture (le CNC, la SCAM), qui sont des bourses destinées à financer des repérages, un approfondissement. Cela permet d’étoffer le dossier qu’on dépose ensuite à toutes les commissions où on suppose avoir une chance : c’est un travail administratif un peu pénible. Il y a les commissions nationales, régionales, les départements et les villes, et puis il y a les télévisions. Travailler avec une chaine locale m’a permis d’obtenir un petit apport d’argent, et surtout de candidater pour des aides nationales du CNC, auxquelles on ne peut prétendre que si on dispose d’un diffuseur. Donc j’en passe par là, c’est un peu lourd, mais j’ai choisi de le faire parce que cela me permet de continuer à faire ce travail d’autodidacte, expérimental, et de le faire en toute liberté. J’aurais pu, après les premiers films, travailler avec des producteurs, mais j’ai appris à le faire comme ça et je continue : il y a en même temps une surcharge de travail mais aussi une certaine liberté. Mais ce n’est que ma manière, je pense qu’il y a autant de manières de faire des films et de les produire qu’il y a de cinéastes : chacun doit trouver son équilibre, selon ses projets – les miens ne sont pas très chers, parce que je tourne seul – et selon son caractère. J’aime être seul et en même temps entouré par une sorte de collectif amical : Silvain, ma monteuse, etc.
3ème partie : Le soir, après la projection des deux films Sur la plage de Belfast et Le temps des amoureuses.
D. :Je me demandais pourquoi on ne voit pas plus les autres personnages, et pourquoi le héros du film d’Eustache n’apparait pas dans le film ? C’est presque frustrant car on s’attend à le retrouver, et le film nous dérobe cette rencontre.
H.-F. I. : Martin Loeb, le personnage principal du film de Jean Eustache, a eu je crois une vie un peu compliquée après le film ; et lorsque je l’ai rencontré, j’ai eu le sentiment qu’il ne fallait pas l’entraîner dans cette aventure. Donc il est dans le film, comme ça, un peu en filigrane.
D. : Lors du premier dialogue entre Hilaire et Jean-Louis, vous gardez le second hors-champ un long moment, alors qu’il a la parole, comme pour retarder plus longtemps encore son apparition. Est-ce un choix délibéré de votre part ?
H.-F. I. : Eh bien, c’est peut-être mal filmé, tout simplement [rires]. Ce sont des choses qu’on ne prépare pas à l’avance. Contrairement à un film de fiction où on règle le plan avant, on place les acteurs et la caméra, là, ça se fait de manière instinctive, au moment précis où ça arrive, et des fois, on n’est pas sur le bon personnage.
D. : Peut-être aviez-vous aussi pris l’habitude de filmer Hilaire ?
H.-F. I. : J’en avais peut-être plus l’habitude, oui, mais j’étais aussi très content de filmer d’autres personnages comme Jean-Louis ou Ernest, et heureux de ce qu’ils amènent au film : quelqu’un qui se souvient de ce tournage comme d’un moment important de sa vie.
D. : Oui, il se souvient précisément de la mise en scène d’Eustache : les pas qu’il avait à faire, la place de la caméra.
H.-F. I. : Oui, à certains moments comme celui-ci on s’approche très près du film d’Eustache et du souvenir de ce cinéaste au travail, mais le film affiche aussi un parti-pris de distance avec le film d’Eustache, dans la mesure où par exemple il n’y a pas d’extrait. Il y a aussi des tas de protagonistes, acteurs ou producteurs, que j’aurais pu filmer : à un moment, je parle du producteur du film, Pierre Cottrell, que je suis allé voir pour avoir le contact de Martin Lœb et que j’aurais pu filmer aussi. J’avais d’ailleurs apporté une caméra quand je suis allé le voir. Mais quand je l’ai rencontré, j’ai eu le sentiment que l’histoire de Jean Eustache – qui est une histoire douloureuse, qui s’est terminée par un suicide – était encore présente, là, et qu’il y avait une nécessité de distance, de discrétion de ma part, et que je n’avais donc pas vocation à faire parler le producteur, les amis de Jean Eustache, etc. Mon histoire commence à Narbonne, par cette rencontre fortuite avec Hilaire : c’est avec lui qu’on a partagé une sorte de désir qui naît dès notre première rencontre, et j’ai pensé qu’il fallait m’en tenir à ce personnage, à ses désirs, et ses désirs n’étaient pas du tout de voir le producteur ou les acteurs professionnels du film. Son désir, c’est par exemple qu’on retrouve ses copains de l’époque avec qui il a joué dans le film, et les filles qui jouaient avec eux. J’ai essayé de filmer la réalisation de ce désir, avec tout ce qu’il peut aussi contenir de décevant ou en demi-teinte : ils se rencontrent trente ans plus tard, mais parfois il ne se passe pas grand-chose, il y a un moment de flottement.
Autre chose apparaît, le présent : plutôt que de se tourner vers ce passé douloureux, il y a une ouverture vers le présent, qui revient à interroger les traces du film qui continuent encore aujourd’hui à les accompagner. Traces d’une rencontre, d’un moment de création… Je crois que le travail de création qu’entreprend Hilaire avec son disque est une sorte de remise en route de sa rencontre avec Eustache, comme si trente ans plus tard, la rencontre avec ce cinéaste qui vivait pour son projet artistique prend une autre forme dans la vie d’Hilaire. Peut-être parce que je viens raviver cette mémoire, Hilaire se dit « Tiens, finalement ce que j’ai envie de faire, c’est des chansons. » C’est là où le film n’est plus du tout un film sur Jean Eustache. On part sur autre chose, mais en même temps, cela reste un film inspiré par Eustache : dans la dernière séquence, avec les jeunes filles du centre pour adolescents où travaille Hilaire comme éducateur, l’une d’elles, Christine, dit qu’elle voudrait être archéologue mais que ce n’est pas pour elle, car cela demande de grandes études. C’est toute l’histoire de Jean Eustache, et c’est toute l’histoire qu’il raconte dans Mes petites amoureuses : l’histoire d’un garçon qui voudrait passer au lycée mais que sa famille envoie en apprentissage.
D. : Cela rejoint une question posée en filigrane dans vos films : l’impact que le film peut avoir sur les gens filmés. Est-ce quelque chose que vous avez en tête quand vous tournez, qui vous tient à cœur ?
H.-F. I. : Très modestement, j’essaye d’agir sur les liens qui nous unissent, de retisser ou d’interroger ces liens, et donc forcément ceux-ci nous engagent dans des actions, dans des transferts, dans des circulations des désirs et des possibles.
D. : Avez-vous été influencé par des cinéastes comme Agnès Varda ou Chris Marker ? Je pensais notamment à Ulysse, où Varda cherche également à retrouver des personnes.
H.-F. I. : Je ne crois pas qu’on fasse des films en suivant la démarche d’un autre cinéaste qu’on essaierait d’adapter à sa manière, mais c’est vrai qu’on fait aussi des films en étant cinéphile, en allant au cinéma, en se questionnant sur le cinéma. Le travail de Chris Marker m’intéresse beaucoup, mais je l’ai découvert après avoir déjà fait des films. J’ai découvert Si j’avais quatre dromadaires, qui est aussi un film basé sur l’image fixe, l’an dernier, alors que j’avais déjà fait No pasaràn, il y a dix ans.
D. : Sur la plage de Belfast et Le temps des amoureuses évoquent la question du deuil. Dans le second, c’est en photographiant la rue où habitaient vos grands-parents à Narbonne que subitement vous comprenez qu’ils ne sont plus là. Pourriez-vous revenir sur ce processus, sur ce qui a joué en vous à ce moment, et sur le rôle de l’image ?
H.-F. I. : Je ne sais pas. Ce film est très ouvert, il part de quelque chose de très ténu – la rencontre avec un homme – et explore la possibilité de tisser un lien amical, de s’embarquer dans un film avec lui, durant quelques années, et durant ces années, je croise des choses qui me semblent faire sens par rapport à ce projet. Et le film devient tout à coup une sorte de collection de ces choses qui font sens, mais avec des liens de causalité et de narration parfois très distendus, très ténus. Je n’explique pas tout de ces liens. Ce retour sur la maison de mes grands-parents, ça m’a fait imaginer pourquoi Eustache n’était pas retourné filmer à Pessac les scènes de son enfance chez sa grand-mère. Il a tourné ailleurs, à Varzy, en Bourgogne, dans un lieu qu’il ne connaissait pas au préalable, trouvé par ses assistants. Pour tourner les scènes d’avant l’arrivée à Narbonne, il voulait un village qui, dans les années 70, était resté figé dans les années 50, et qui aujourd’hui est probablement encore figé, peut-être dans les années 60 [rires]. C’est comme si les lieux de l’enfance étaient quelque chose d’inapprochable, de douloureux, où l’on n’a pas envie de revenir avec une caméra. Il fallait évoquer l’enfance dans un ailleurs. C’est le jour où j’étais dans la rue de mes grands-parents que j’ai pensé ça, c’est pour ça que cela entre dans le film.
D. : Votre travail est souvent conduit par des recherches de personnes que vous finissez par rencontrer. Comment allez-vous mener ces recherches avec les nouveaux médias qui, jusque à présent, n’entrent pas dans vos films ?
H.-F. I. : Mais vous avez vu, dans ce film, je me sers du Minitel ! [rires]
D. : Justement, est-ce qu’il ne sera pas de plus en plus compliqué de faire des films de cette manière, puisqu’il est de plus en plus facile de retrouver des gens avec Internet par exemple ?
H.-F. I. : Oui, la question se pose effectivement. Il y a un film auquel je pense, que je pourrais faire en partant à l’aventure pour filmer tout et n’importe quoi, en me posant toutes les questions que j’ai envie de me poser, et en prenant comme fil narratif le petit film de la classe de neige dont on a vu un extrait dans Le temps des amoureuses. Mon instituteur me l’a donné il y a déjà quelques années et je m’étais dit que je pourrais en faire des copies et retrouver les enfants de cette classe avec qui j’ai passé deux ans quand j’étais enfant, et leur donner des copies du film. Je me souviens en avoir parlé avec ma femme, qui a trouvé l’idée très mauvaise, donc j’ai laissé tomber. De temps en temps, l’idée revient, et j’ai envie de partir en exploration, de prendre ma caméra pour faire le tour de France à la rencontre de ces “enfants” devenus des adultes aujourd’hui. J’ai une espèce de devoir moral de partager ces images : c’est comme un souvenir commun et ça leur plairait certainement de se voir. Je pourrais donc retrouver chacun et lui donner un dvd, et voir où il en est aujourd’hui, parler de ce dont il aurait envie, voir ce qu’on aurait en commun lui et moi, ce qui nous préoccuperait tous les deux. Avec les uns on parlerait d’écologie, avec d’autres peut-être de l’école aujourd’hui, je ne sais pas. Enfin, c’est une idée de film, je ne sais pas si je le ferai. Mais si c’est le cas, la question des médias se pose un peu. Mes enfants, comme tous les ados aujourd’hui, passent beaucoup de temps sur Internet, sur facebook, etc. Est-ce que j’utiliserai cet outil ou pas ? Je pourrais rechercher les gens par facebook, mais ça va aller très vite, et dans cette vitesse il y aura quelque chose qui viendra de l’extérieur : une sorte de rythme de l’air du temps. Et on peut se demander si le propos ne sera pas alors fabriqué par le support, dans quelle mesure le contenant détermine le contenu, le médium détermine le message.
C’est une question très importante. Si aujourd’hui le documentaire devient web-documentaire, comme c’est le cas pour beaucoup d’étudiants en cinéma, c’est-à-dire non plus un film avec une trame narrative, un début et une fin, mais un objet qui va se construire de manière plus ou moins interactive avec les internautes, en proposant plusieurs pistes, plusieurs trames, il y aura peut-être de très belles choses, mais peut-être aussi que le support va déterminer un contenu. De même que pour la télévision, le formatage a fini par déterminer des styles : une grande partie des documentaires d’aujourd’hui, produits par des équipes habituées à travailler pour la télé, finissent par se ressembler. Et les décideurs des chaines de télévision font en sorte que ça se ressemble, parce que tout ça est pris dans un système économique avec une finalité essentielle, qui est celle des publicitaires que la chaine va pouvoir attirer et qui déterminent son existence face à la concurrence. Et cette existence est déterminée par des paramètres compétitifs qui sont ceux de l’audimat, etc. Ce matin, dans Le Monde, il y avait un article sur le match que la France a gagné contre l’Ukraine, et l’article disait que c’est un soulagement pour les sponsors, et analyse en quoi c’est important pour les médias français et comment ça va se traduire automatiquement en pourcentages à la bourse pour L’Equipe, TF1, etc. C’est une réflexion qu’on est obligé d’avoir quand on fait des films : est-ce que je me laisse happer par un système économique pour lequel il y a fort à parier que je vais devoir faire des concessions ? Dans le milieu de l’audiovisuel, c’est devenu un terme très positif, « faire des concessions ». Quand on parle avec une monteuse, elle dit : « Il faut faire des concessions ». Ce n’est pas vécu comme l’action d’aller contre son propre travail, mais plutôt comme une preuve de bon caractère. Moi je n’ai pas envie de faire des concessions. Je sais que dans ce film, chaque moment n’est pas spectaculaire : je sais que j’aurais pu couper certains personnages, comme Yaya, dont le témoignage n’est pas extraordinaire, j’aurais pu faire cette « concession » au film, mais il est là parce qu’il faisait partie de la bande d’Hilaire, qu’il a été filmé par Eustache, et que c’est important pour lui d’être dans ce film. Mais si on va trop vite, pour revenir à votre question, si on utilise les nouveaux médias et qu’on est happé par leur rythme plus rapide, on n’aura plus le temps de se demander ce qui est vraiment important : qu’est-ce qui est important, pour moi, pour le film ? Quel est le sens de ce film ? Qu’est-ce qui est important pour les protagonistes, pour tous les gens qui gravitent autour de ce film ? Ce qui m’a plu, quand j’ai filmé Hilaire, c’est son calme, sa manière de parler de sa vie, de son métier d’éducateur, de la vie dans les années 70 : il prend le temps. J’ai l’impression que c’est peut-être cela que j’ai voulu filmer, une possibilité de prendre le temps.
D. : Au cours de votre travail, traversez-vous des périodes d’angoisse ? Et avez-vous plus de bonnes ou de mauvaises surprises issues de vos recherches ?
H.-F. I. : Oui, il y a des moments de questionnement, par exemple pour les choses qu’on garde dans le film et qui ne sont pas « spectaculaires ». Quand on tourne le dos au sensationnalisme, on est conscient qu’on prend parfois le risque d’un certain ennui du spectateur. C’est valable aussi pour la durée des plans : dans Doulaye, il y a ce plan de la prière qui dure quatre minutes, avec en fond sonore un reportage de RFI sur le Tour de France ; quand je monte un plan comme celui-ci, je me demande si ça tient, si le spectateur est prêt à faire l’effort de continuer à regarder, si ça ouvre un espace de rêverie, de contemplation, de travail, de retour sur soi, éventuellement d’abandon du film pour mieux y revenir. Donc oui, il y a un peu d’angoisse, si on prend le risque que le spectateur décroche, mais j’ai le sentiment que c’est comme ça que le film doit être. Quant aux bonnes surprises, ce sont elles qui dominent globalement : les rencontres avec Hilaire ou Ernest pour Le Temps des amoureuses sont de bonnes surprises. Mais c’est vrai que le film est très nostalgique, à travers ce retour à un passé assez lointain, à une adolescence passée très vite. C’est une expérience légère, dont ils disent tous qu’elle a compté, mais en même temps c’est intangible. C’est un film qui prend le risque de faire avec de l’intangible. Cela peut être un peu angoissant à faire.
D. : Est-ce que votre démarche, faite d’une attention particulière aux détails, comme s’il s’agissait de chercher un petit bout de fil dans la grande pelote de l’Histoire pour en faire une tresse le temps d’une heure et demi, est liée à une certaine conception du monde, du réel ?
H.-F. I. : Disons que c’est ma manière de faire : je pars des éléments que j’ai rencontrés, et je m’en tiens à cela. Par exemple, les cartes postales de mes grands-parents, dont je reconstitue la série. J’aurais pu pour No pasaràn consulter toute l’iconographie de la Guerre d’Espagne, qui est très riche : ce sont les débuts du photojournalisme, avec des grands nom comme Capa, c’est le début du 24×36, qui permet de photographier rapidement en étant au cœur des choses. Si j’avais voulu faire le film le mieux documenté sur cette guerre, je ne m’en serais pas tenu à mes cartes postales. Ce qui m’intéresse, c’est ce que je peux faire avec ma petite histoire : j’ai un début d’histoire, je la suis et j’ai beaucoup de plaisir à la suivre. Je ne vois pas pourquoi je devrais abandonner mon histoire, celle d’Hilaire, celle des gens de la plage de Belfast, pour aller vers une représentation plus conventionnelle de la grande Histoire. Quand je faisais le montage de Sur la plage de Belfast, j’avais une sorte de coproducteur, un anglais qui parlait très bien français avec un bel accent, qui voulait à tout prix que j’aille chercher à la BBC de Belfast des images des attentats qui avait eu lieu en Irlande du Nord. Je n’arrivais pas à lui expliquer que ce n’était pas mon projet. Cela ne veut pas dire que l’Histoire ne m’intéresse pas et que je renonce à la traiter : pour moi, je la représente à ma manière dans Sur la plage de Belfast. Avec même une certaine modernité, comme ce personnage qui ne se définit pas comme catholique ou protestant, mais simplement par le fait qu’il voudrait vivre en paix avec tout le monde, à une époque où les gens ne disaient pas cela. L’Histoire s’infiltre dans la petite histoire : je travaille sur l’anecdote, et cette anecdote est travaillée par l’Histoire.
D. : Ce qui m’intrigue, c’est que vous parlez de « personnages » pour qualifier les personnes dans vos films, qui sont des documentaires. Quelle distinction faites-vous entre les deux ?
H.-F. I. : Je préfère parler de personnages parce qu’on fait un film ensemble, quelque chose qui les engage eux aussi dans un acte de création, et pas seulement dans un témoignage. Des personnes filmées, je pense que ça peut exister dans un reportage, par exemple quand un reporter est mandaté par son rédacteur en chef pour aller filmer des gens qui occupent une usine : il va sur place, rencontre des personnes qu’il filme, mais il n’a pas forcément de désir de faire ça, et il ne va pas rencontrer en face un autre désir qui va les amener à faire ensemble du cinéma. Ils vont faire un enregistrement de ce que la personne a à dire, de la situation, etc. Faire du cinéma, c’est plus que ça : c’est se rencontrer pour réaliser ensemble des séquences dans le cadre d’un projet commun pour lequel on nourrit du désir. Et c’est parce que l’on est ensemble porteur de ce projet qu’il y a des personnages, que des personnages vont advenir, que des gens, tout à coup, sont porteurs d’un désir qui leur est propre, d’une parole qui leur appartient. Je pense que c’est ça la différence entre personnage et personne filmée : le filmeur arrive avec un désir à transmettre, et le personnage est une personne qui se laisse travailler par ce désir, qui partage ce désir pour sa propre présence dans le film.
D. : Vous disiez plus tôt que vous écriviez vos films pour les présenter à des producteurs, or il y a effectivement beaucoup de hasard dans vos films. Je me demande donc ce que vous pouvez écrire dans ces présentations ?
H.-F. I. : En fait, je ne présente pas mes projets à des producteurs puisque je suis mon propre producteur, mais seulement à des coproducteurs ou à des commissions des aides publiques par exemple ; donc personne ne me demande de réécrire pour me conformer à ce qui serait le mieux pour la réception du projet. Il y a beaucoup de « peut-être » dans mes textes, de pistes évoquées qui ne sont pas garanties mais qui m’intéressent : par exemple, la Psychothérapie Institutionnelle dans le film sur Robillard, qui n’est jamais abordée directement, mais seulement en toile de fond. Écrire un projet de film documentaire, c’est parler de ce qui nous intéresse et décrire l’ensemble des problématiques que l’on va peut-être aborder d’une manière ou d’une autre avec ce film. Quand je travaille avec des étudiants, ils proposent parfois un séquencier, qui se rapproche d’un scénario pour la fiction, mais je trouve ça à la fois artificiel et dangereux parce qu’on arrête trop les choses. Une fois que le cinéaste va commencer à tourner, il va se rendre compte que son séquencier ne marche pas, que le réel lui échappe, et comme ce n’est pas ce qu’il a prévu, il va être tenté de forcer le réel. On peut questionner la relation du documentaire à la fiction, et finalement ça nous éclaire : on en arrive à penser le documentaire presque en creux, par rapport à ce qu’on ne peut pas faire et qu’on ferait si c’était de la fiction. On pourrait savoir ce que les gens vont dire, on pourrait connaitre les liens de causalité, on pourrait être sûr qu’il n’y aura pas de trous dans le récit : par exemple je ne suis pas sûr qu’on reconnaisse bien Ernest dans le film la deuxième fois qu’il apparait. Si on faisait de la fiction, on aurait évité ce doute, mais quand on filme du documentaire, on doit construire le récit au montage avec les rushes qui sont la trace de ce qui s’est passé entre les personnages et nous lors du tournage ; des événements que l’on a souvent pas pu maîtriser, dans lesquels entre une grande part d’implicite et parfois même de mystère, que le film permettra peut-être de révéler, en partie.