Jeannette est une fillette puis une jouvencelle tourmentée par les échos d’une guerre lointaine. Pourtant elle ne pleure jamais, contrairement à toutes les Jeanne du cinéma, depuis le visage éploré de Renée Falconetti chez Dreyer (La passion de Jeanne D’Arc, 1928). Par Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, Bruno Dumont manifeste son ambition de mettre en scène et en musique la fiction johannique, comme avant lui Giuseppe Verdi confectionnant Giovanna d’Arco (1845) – sans toutefois reproduire ni la forme ni la politique de l’œuvre verdienne. Le compositeur italien projetait dans Jeanne d’Arc le dédoublement d’un personnage pris entre le propre et le commun. En cette période de Risorgimento, Giovanna s’était muée en allégorie lyrique de la quête républicaine de l’unité du récit et de l’Italie, nation au-dessus des contradictions. Un siècle plus tard, quelques années après la canonisation de la pucelle en 1922, Arthur Honegger et Paul Claudel disloquèrent cette unité dans Jeanne au bûcher (1945) en vue de recouvrer la vérité christique de la fiction. À présent que l’Italie est unie, le républicanisme contesté, Jeanne sainte, il ne reste à Dumont qu’à s’arroger la parole-chant même. Signifiante ou non, qu’importe. Le sens est dans l’acte même de chanter, quoique faux.
Chanter juste, c’est se plier à une objectivation de la musique par une grammaire langagière ou une autre et supposer la connaître suite à un long apprentissage onéreux et réservé à une minorité. Dumont sait approprier des manières de parler en fonction des classes sociales mises en scène. L’intonation juste de la parole de Camille Claudel contraste ainsi avec les marmonnements du vagabond dans Hors Satan. Le même principe est appliqué au chant dans Jeannette – seulement, au lieu de marmonner, les personnages chantent faux. Dans Ma Loute, pour bien distinguer les classes par le chant, la descendante d’une riche famille du Nord, Aude van Pethegem, improvise une entrée lyrique, comme si chanter juste allait de soi, tandis que la famille de pêcheurs peine à articuler. Pourtant, et quand bien même le film s’accommode de toute sorte de parole du corps, son réalisateur refuse d’écrire encore des textes, de produire davantage de signes et d’accabler des mots, déjà saturés, par de nouvelles significations. Ce paradoxe parfait entre l’absence de l’écriture et l’abondance de la parole ne saurait se concrétiser sans le texte préalablement existant, en l’occurrence celui de Charles Péguy, dont il se sert sans qu’il lui soit propre.
Le malaise de l’oreille est suffisant pour se rappeler qu’un système d’ordonnancement et de circulation des sons existe en sourdine, dont est exclue une grande partie des combinaisons potentielles au nom d’une apparence naturalisée et discriminante. Ce système (modal / tonal dans la pop) incorpore tout aussi bien la règle que sa dérogation, dans une totalité où le moindre écart confirme encore la règle. Les personnages de Jeannette sont tiraillés entre le désir de coller au chant juste et la méconnaissance des lois de l’harmonie. Livrés à eux-mêmes, sans traitement vocal en aval au studio, ils s’abandonnent au legato dans l’aigu, puis, la voix s’épuisant aussitôt, l’élan se brise à coups de staccatos inopinés, le temps de respirer ou de chanter une virgule. La confusion dans le phrasé musical s’apparie des voix instables, perchées haut mais contraintes systématiquement de descendre brusquement dans le grave, ou bien à cause d’une pénurie de souffle nécessaire à vocaliser le mot de trop, ou bien pour tordre le corps chorégraphié par Philippe Decouflé.
Le film est un a-opéra en trois actes. On voit dans le premier une bambine triste qui refuse de capituler en prétendant se satisfaire de moissonner la terre. Ce n’est pas parce qu’elle ne voit pas la guerre qu’elle devrait en effet l’ignorer. Le deuxième acte est marqué par la décision de répondre à l’appel pour devenir cheffe de guerre. Son chant s’adoucit aussitôt et rentre de plus en plus dans la norme. Le personnage est encore traversé par les tergiversions de son enfance et le devoir de se formaliser. Le deuxième acte jette le trouble quant à l’aspiration politique de Jeanne : faut-il s’aligner dans un royaume vaste et chanter martialement pour résister ou plutôt forcer une articulation de voix, de chants et de paroles hétérogènes dans un petit village ? La réponse de Jeanne est connue évidement, c’est l’autre option qui était jusque là absente du mythe. Le troisième acte est celui du double départ. Il est tout autant la fin du film que le début du mythe, l’un et l’autre étant séparé par l’apparition du père, personnage décisif dans le mythe, mais ici naïf et débonnaire. La mort est l’autre frontière ; la particularité de la fiction johannique réside dans la double fin potentielle, la mort au bûcher dans l’extension œcuménique, la mort au front dans la patriotique. Puisqu’aucune ne convient, les deux exacerbant la catharsis latente d’un sensible figé, Dumont suspend la mort — comme il affaiblit le père. On entend la mort, on la voit planer mais tout est dans la présomption. Le cinéaste provoque l’angoisse de la mort en la supprimant, comme on « tuerait la guerre ».
La mort s’instille en fait dans la parole-chant. La décision de prendre la tête de l’armée implique d’homogénéiser les voix et les paroles pour basculer dans un langage performatif qui succède à la tautologie du langage pour le langage qui caractérise le début du film. Ici, la politique n’est pas dans l’allégorie de la résistance à la domination qui se manifeste dans la figure de la sainte sauveuse, mais dans l’appropriation de la parole grave d’une fillette et la circulation de sa voix parmi les autres voix discordantes selon un schéma démocratique et hétérophonisé. Pour cela, il a fallu, d’abord, obstruer l’accès au ciel (contrairement aux films précédents), en imposant les sommets des monticules comme horizon, tout en regardant en contre-plongée les petites silhouettes, confondant peut-être la terre et le ciel. Dumont décide ensuite de figer l’histoire, les couleurs, les compositions et les lieux. Dans ce geste ultime, se profile un cinéma humble qui met de côté ses obsessions pour accueillir les délires des autres arts, sans s’en servir. Il se fait modestement réceptacle, lieu immédiat de l’effrangement des arts.