L’œuvre de Jonathan Perel est jeune. Six ans, six films : deux courts (Los Murales, 2012, Las Aguas del Olvido, 2013), un moyen (Tabula Rasa, 2013), trois longs (El Predio, 2010, 17 Monumentos, 2012, Toponimia, 2015, le plus long – 82 minutes). Perel, détective public, enquête sur une double affaire, un meurtre collectif, une résurrection nationale : les centres de détention clandestins dans lesquels la dictature argentine suppliciait les corps révoltés ; les monuments qu’une démocratie restaurée a surajouté aux traces de l’infamie, pour en garder souvenir et pour en conjurer le retour. Travail de mémoire dédoublé, et presque inversé. L’anamnèse cinématographique des heures sanglantes montre que le passé, arasé, n’en affleure pas moins ici ou là, parce qu’il a légué au pays un urbanisme dont il est malaisé de se défaire. Quand au regard tourné vers le travail de deuil, vers l’inscription spatiale des souffrances révolues, il révèle que le souvenir est sans tapage et que les œuvres de mémoire sont elles-mêmes frappées d’oubli, ou maintenues dans un silence discret – deuil du deuil, jamais à la hauteur de ce qu’il pleure, jamais à même de recouvrir entièrement de ses larmes le sang qui a coulé. L’intérêt – la grandeur – de Perel ne tient toutefois pas qu’à cette piété à l’égard des cris étouffés du passé. Plutôt à une série de déplacements, et à une refonte de l’idée documentaire.[11] [11] Cette introduction est extraite de “Que pleure un plan“, article monographique consacré au travail de Perel.
Débordements : Commençons par un peu de biographie : où et comment vous êtes-vous initié au cinéma ? Et avez-vous étudié par ailleurs d’autres domaines ? C’est une chose qu’on ne peut que se demander en voyant tout ce que vos films charrient de réflexion sur l’urbanisme et l’architecture, mais aussi la philosophie politique, et bien sûr l’histoire et la géologie.
Jonathan Perel: J’ai étudié les arts à l’Université de Buenos Aires (UBA), dans une licence mêlant cinéma, théâtre et danse, mais comportant aussi une formation en arts visuels et en musique. Le tout avec un large contenu théorique et sans aucune formation pratique. J’aurais pu étudier le cinéma de manière plus pratique, mais il m’a semblé plus intéressant de viser une formation élargie avec une forte rigueur théorique. L’UBA a contribué à ma réflexion idéologique, au sens le plus marxiste du terme. Il s’agit en définitive d’une formation politique que je n’aurais peut-être pas reçu dans une école de cinéma. On suivait des cours aux côtés des étudiants de philosophie, de lettres, d’histoire et de géographie, et cet échange a été très formateur. Mon intérêt pour l’architecture et l’urbanisme est né plus tard. J’ai alors étudié ces disciplines par moi-même. Je ne crois pas qu’un seul de mes camarades soit ensuite devenu cinéaste – plutôt chercheurs, critiques ou curateurs. Mais je pense qu’il serait très intéressant que les enseignants se rapprochent plus directement de la pratique.
D.: À voir les génériques de vos films, vous semblez travailler dans une grande solitude, malgré quelques collaborations occasionnelles. Comment vos recherches préparatoires et vos tournages se déroulent-ils ?
J.P. : Je ne suis arrivé à cette solitude qu’après un long chemin. Au début, je travaillais avec un monteur et un ingénieur-son, et la post-production était réalisée de manière plus industrielle. Film après film, j’ai cessé de tenir compte de tout cela. J’ai d’abord arrêter de travailler avec le monteur, puis avec l’ingénieur-son, et finalement j’ai dit adieu à tout processus en laboratoire. Le film sort de mon ordinateur tel comme vous l’avez vu en salle. Cela offre plus de liberté et en même temps de contrôle sur chaque moment de la production. La fabrication artisanale permet de consacrer plus de temps et d’attention, surtout au niveau de la post-production, où la logique établie est plus rigide. Dans mon système de travail, montage, mixage et étalonnage ne sont plus des processus autonomes et étanches. Au contraire, tout se passe en même temps, chaque aspect influe sur les autres. Mais je ne recommande cela à personne. Il se trouve simplement que, dans mon cas, cet entremêlement est très productif.
La recherche est probablement le processus que j’apprécie le plus, au-delà du fait qu’elle constitue la partie la plus incertaine et laborieuse de l’élaboration du film. Je lis beaucoup de textes, la plupart à caractère théorique. De là l’importance de mes liens avec le champ académique des « études sur la mémoire ». Je donne des cours, je fais partie de deux équipes de recherche universitaires et participe aussi à un groupe extérieur à ces institutions. C’est de ces échanges que surgissent les idées de mes films. Les discussions sont comme un laboratoire pour éprouver mes idées.
Le tournage est le moment le plus intime de tous – je crois d’ailleurs sincèrement que cela se ressent dans les images que je fais. Si j’ai autrefois eu des collaborateurs pour la post-production, j’ai toujours été seul lors des tournages, m’occupant moi-même de la caméra et du son (ma famille m’accompagne parfois dans ces voyages). Il ne serait pas possible autrement de consacrer tant de temps d’attente à mon travail. Les lieux que mes films traversent sont habités par des fantômes. Ce sont des espaces qu’il faut d’une certaine façon respecter, en maintenant une certaine distance et en cultivant une patience nécessaire à l’apparition des fantômes. Comme Hamlet sort à minuit de son château pour aller guetter le fantôme du roi – alors on peut regarder les spectres dans les yeux, et réclamer vengeance.
Une dernière remarque : je ne montre jamais mes films avant qu’ils ne soient finis. Tous ont connu leur première projection au BAFICI, et à chaque fois il s’agissait de leur version définitive. Il peut être très productif de montrer un travail en cours pour échanger à son propos, mais pour ma part je ne voudrais pas être influencé par des commentaires. Dans cette solitude extrême, je maintiens une certaine pureté des formes.
D. : Comment cela se traduit-il économiquement ? Vous vous auto-produisez ? On a du mal à se rendre compte des financements qu’exigent vos films, puisqu’ils doivent tout de même demander un immense investissement temporel.
J.P. : Longtemps, je me suis trompé en croyant que je pourrais financer mes films, puisque leurs coûts étaient relativement faibles – je pensais que mes épargnes amortiraient les frais. C’était une erreur, d’autant plus que mon travail ne génère aucun bénéfice. Mais je n’ai pas trouvé d’autres moyens et en même temps je n’ai pas pu m’arrêter de faire des films. L’avantage de l’auto-production, c’est bien sûr la liberté dans le travail. Lorsqu’on présente un projet à un concours ou à un fonds d’aide, il se formate automatiquement, s’adapte à des exigences extérieures – que les bailleurs l’exigent ou qu’on le fasse de nous-même. Seul, il n’est pas nécessaire de trop définir quel film on est en train de faire. Il arrive que l’on sorte filmer sans même savoir si un film se profile derrière ces images. Je préfère continuer à maintenir une certaine incertitude pendant la quête du film, avec toutes les conséquences économique que cela implique
D. : Vos films tournent très majoritairement autour de la dictature argentine – des politiques d’aménagement qu’elle a menées, des traces qu’elle a laissées, des politiques ultérieures pour gérer et digérer cette période. Quelle est aujourd’hui la situation mémorielle en Argentine face à ce passé qui ne passe pas ? S’agit-il de quelque chose d’encore très présent dans les discours et les médias, ou penche-t-on plutôt vers une sorte de refoulement collectif ?
J.P. : Les débats autour de la construction de la mémoire occupent une place centrale en Argentine. Cela a toujours été le cas depuis la dictature de 1976, mais avec une vigueur renouvelée depuis 2003, en raison d’une loi ayant gracié les militaires et empêché la réouverture des procédures judiciaires. Le processus s’est vu encore renforcé après 2007, lorsque l’ESMA (le centre de torture clandestin le plus important de l’époque) a été transformé en lieu de mémoire. Pendant des années, les débats ont été très vifs et porteurs de nouvelles idées très inspirantes. Mes travaux ont une dette envers ce moment politique. D’une certaine façon, mon premier long-métrage (El Predio, 2008) enregistre ce moment de transition, qui était aussi un moment d’ouverture, au sens où l’on pouvait suivre de nombreuses pistes. Tout était à faire, sans que l’on sache exactement quoi ni comment. Nous en sommes aujourd’hui à une autre phase, qu’on pourrait appeler « l’institutionnalisation de la mémoire ». La revendication mémorielle n’est plus impulsée par la société ou les associations de défense des droits de l’homme ; elle est devenue une politique d’Etat, avec tout ce que cela implique de bon, et de mauvais. Et cette transformation de la mémoire en institution ne permet plus la pluralité de sens antérieure, la participation ouverte et collaborative de différents acteurs sociaux. L’État a construit un discours unique s’imposant partout. Mon deuxième long-métrage (17 Monumentos, 2012) montre l’apogée de cette initiative publique, et mon troisième long-métrage (Tabula Rasa, 2013) la décadence à laquelle peut conduire cette institutionnalisation.
D.: Comment choisissez-vous les lieux autour desquels vous travaillez ? On sait qu’ils se rapportent tous aux menées policières de la dictature, mais optez-vous pour un type spécifique d’espaces au sein de tous ceux qui ont été marqués par cette histoire assassine ?
J.P. : C’est une question très intéressante parce qu’elle est au cœur du problème de tous mes films. L’espace lui seul ne peut apparemment rien nous dire. Il ne parle pas. Pire encore, il se tait, cache, passe sous silence. Dans le meilleur des cas, on peut le faire parler. Les lieux qui m’intéressent le plus sont ceux marqués par le passé et par le présent, en même temps. Un ancien centre de détention abandonné, en état de ruine, importe peu en soi, alors que s’il est investi par des artistes qui travaillent sur ses murs ou par des acteurs culturels qui y organisent des projections de film, il prend une toute autre signification. De même lorsqu’il est détruit par des organismes gouvernementaux, ou lorsque ceux-ci construisent des monuments en lieu et place des anciens centres. Je ne filme jamais l’espace vide en lui-même ; dans mes films, le regard porte plus sur le présent que sur le passé (peut-être que Toponimia est de ce point de vue une exception). Et le cinéma doit faire parler ces espaces, pas simplement en mettant la caméra devant – c’est insuffisant –, mais en usant d’un dispositif, d’un système de représentation – comme la mise en série que construit Toponimia.
D.: Les lieux ne sont nommés qu’à la fin de vos films, et non au début, si bien qu’un spectateur ignorant ne sait d’abord pas exactement ce qu’il voit. Pourquoi délayer ainsi l’information ?
J.P.: Je ne suis pas entièrement d’accord. Mes films se terminent toujours par une indication sur le lieu et la date de tournage, qui fonctionne comme une épigraphe, mais avant cela le spectateur a déjà reçu l’information nécessaire pour comprendre où se déroule chaque film. Le premier plan d’El Predio est une affiche faisant allusion aux lieux. Le plan architectonique de 17 monumentos donne toute l’information nécessaire pour comprendre où se situent les monuments. Tabula Rasa commence aussi avec un plan qui signale dans quel endroit de l’ESMA on se trouve, et un document explique la démolition en cours. Dans Toponimia, le prologue, assez riche en informations, montre des archives éclairant la création de ces villages. Peut-être ne s’agit-il pas d’informations didactiques, explicatives. Je préfère donner un minimum d’éléments. Libre au spectateur de faire par la suite des recherches sur le sujet. Si je refuse de détailler les données, c’est que mes films cherchent à construire un public actif, sortant de la salle avec des questions plutôt que des réponses. Donner trop d’informations seraient encourager la paresse et risquer de surcharger les images. Or je préfère que celles-ci se défendent d’elles-mêmes et inquiètent ou éveillent sans se transformer en auxiliaire de Wikipédia (que tout le monde peut consulter par ailleurs). Je ne pense pas que le cinéma doive informer. Et je pense le quotient de données véhiculées par mes films suivant leur circulation. Moins ils comportent d’informations, plus ils sont puissants localement, en Argentine – même s’ils perdent un peu de leur intérêt pour un public international.
D.: Votre méthode, même si elle diffère de film en film et semble toujours travailler à se contester elle-même, à générer un écart au sein de son propre système, fait signe vers la précision et la rigueur propres aux enquêtes les plus scientifiques qui soient. Comment en êtes-vous venu à élaborer un geste aussi géométrique ? Que doit apporter à la compréhension des éléments que vous filmez cette esthétique si imprégnée de la logique la plus implacable ?
J.P.: Cela m’est très difficile à expliquer, car il s’agit de la dimension la plus personnelle de mon travail, celle qui s’installe presque contre ma volonté. Je peux simplement dire que je m’identifie, sur un plan personnel, avec ce geste géométrique – qui est aussi présent dans les autres aspects de ma vie. La différence est que ma vie personnelle pâtit de cet excès de logique implacable, quand je la mets en œuvre avec ma famille ou mes amis, alors qu’appliquée à mes films elle me donne force et fertilité. C’est elle qui apporte de la compréhension, par la mise en série qu’elle ordonne, par sa construction de systèmes proposant au spectateur de chercher des significations cachées, ou du moins différenciées par l’association entre divers éléments individuels. La classification est une forme de réflexion, au sens de Georges Perec : l’ordre, la précision, la rigueur sont autant de formes de liberté de la pensée.
D. : On a parfois le sentiment que ce millimétrage du plan, dans sa durée comme dans sa composition, vaut comme réponse à l’identique carcan très serré qu’imposaient les pratiques d’aménagement du pouvoir dictatorial – que vous répondez au cadastre fasciste par un cadenassage esthétique qui en semble proche mais qui le prend à revers.
J.P. : C’est possible, mais je préfère ne pas répondre clairement. Le public ressent souvent un certain inconfort face à mes films, puisqu’il ne reçoit pas de signe idéologique clair et défini. J’ai entendu dire que mes films pourraient être réalisés par des militaires. C’est bien sûr une idée absurde, puisque l’idéologie qu’incarne ma forme cinématographique va contre toutes les conventions du modèle de représentation institutionnel. Mais je ne m’intéresse pas au « cinéma politique », dans le sens militant du terme. La politique de mon cinéma, c’est l’effet qu’ont mes films sur le terrain de l’idéologie, des cosmovisions, des paradigmes de ce que nous appelons réalité. Ce monde, cette réalité, ne sont que des entrecroisements de multiples visions et interprétations en conflit, en lutte pour un sens toujours multiple, instable et changeant, et dont mes films présentent l’une des interprétations. Au contraire, l’idéologie dominante a besoin d’ancrer solidement son référent, sans ambiguïté, sans espace dans lequel le public pourrait participer à la construction du sens. En définitive, cette incommodité générée par mes films me satisfait. Je la vois comme une capacité à ouvrir le sens, à refuser qu’il soit simplement « donné ». »
D. : Y a-t-il des lectures – théoriques ou critiques – qui ont alimenté votre réflexion sur cette forme ?
J.P. : Le débat européen autour des limites de la représentation pour ce qui touche à l’univers concentrationnaire a très tôt influencé mes réflexions sur ce sujet. Mais on ne peut pas déplacer de façon mécanique ce débat vers le cas argentin. Une certaine traduction est nécessaire – d’ailleurs, certains chercheurs allemands s’intéressent à leur tour aux alternatives que présente l’Argentine quant à la construction de la mémoire. Certaines lectures ont été néanmoins déterminantes : le célèbre débat entre Wajcman et Didi-Huberman, les idées de Ricoeur sur le temps et la mémoire, Benjamin ou Foucault. Et tout ce que Lanzmann et Resnais nous ont appris sur ce qu’est une juste distance. Horst Hoheisel m’a aussi beaucoup influencé, comme Jochen Geertz et ses idées sur le contre-monument.
D. : Et du côté des cinéastes, il y a-t-il eu des apports marquants, des figures tutélaires ?
J.P. : Centrales sont les œuvres de James Benning et de Heinz Emigholz, ainsi que celle de John Gianvito, même s’il s’agit d’un cas plus isolé. Si je devais remonter plus loin, je citerais Antonioni et Ozu, qui sont mes véritables modèles. Ils ont installé en moi cette idée que le temps, l’apparition du temps dans écoulement, est l’axe central du cinéma, d’un cinéma considéré comme un peu de temps à l’état pur.
D. : Avez-vous le sentiment d’une évolution de votre méthode, d’une direction spécifique ou d’une tangente marquée ?
J.P. : Je peux dire que mes films me plaisent de plus en plus, au sens où ils sont chaque fois plus fidèles à ce geste géométrique auquel je m’identifie à un niveau très intime et inavouable. Mon premier film, El Predio, a eu un grand succès dans le milieu critique et dans le domaine des études sur la mémoire, mais aujourd’hui, il me semble trop erratique, et ne me plaît plus trop. Il n’est pas assez épuré. La rigueur formelle et conceptuelle de mes films a gagné en clarté avec le temps. Je suis plutôt frappé par l’évolution de mon travail, qui passe des ex-centres clandestins de détention vers l’urbanisme et l’architecture. Peut-être est-ce le signe que je sortirai un jour des sujets liés à la dictature argentine, mais rien n’est encore sûr.
D. : Vos films reposent sur un jeu on ne peut plus complexe de répétitions et d’écarts très discrets. Comment le composez-vous ? Qu’apporte l’écart interne ?
J.P. : Je cherche la répétition sous une forme la plus millimétrique possible. La différence surgit toute seule, en raison de l’impossibilité de la répétition parfaite. Je passe beaucoup de temps à essayer d’abolir ces différences, justement afin que celles qui restent soient d’autant plus puissantes. Ce qui me pousse à quelques gestes assez déments, comme des mesures extrêmement minutieuses de la distance, de la hauteur, du cadrage ou de la lumière naturelle. Chaque film a ses propres mécanismes et ses propres systèmes de mesure, mais l’une des clés est que tout ce que je filme, je peux de nouveau le filmer le lendemain, pour corriger. Lorsque je cadre, je marque au sol la position exacte où la caméra devra être positionnée si je reviens. Il m’arrive de filmer quatre ou cinq jours d’affilée le même plan, juste pour retrouver la mémoire obtenue dans un autre plan à un autre endroit. Plus petite est la différence, plus grand est l’interstice que le film propose à la pensée du spectateur.
D. : On imagine que les plans que vous tournez sont sensiblement plus longs que ceux que vous montez. Comment coupez-vous, alors ? Qu’est-ce qui fait que vous choisissez telle portion de plan et non telle autre ?
J.P. : Effectivement, je filme des plans plus longs, et aussi plus de plans de la même chose pendant différents moments de la journée, et avec des objectifs différents. Quant à savoir ce que je garde, cela dépend du système interne propre à chaque film. Dans 17 Monumentos, je cherchais toujours le moment où le moins de gens traversaient le cadre. Comme chaque plan dure quatre minutes, il finit par y avoir malgré tout pas mal de mouvements. Pour Toponimia, où les plans durent quinze seconde, je cherchais le contraire : prendre le moment où quelque chose passe devant la caméra, un chien, un vélo, des gamins. L’absence de narration au sens classique me permet d’enregistrer d’autres drames. Pour monter tout cela, j’utilise des systèmes de classification très détaillés et complexes. Chaque plan fait l’objet d’une fiche pleines d’annotations, avec des codes de couleur, des graphiques sur la temporalité, les intervalles, ce qui passe dans le champ. Cela veut dire que le film ne se construit pas dans l’ordinateur. Celui-ci n’est qu’un instrument accomplissant un travail commençant avec ces fiches manuscrites, grâce auxquelles s’élaborent les différentes hypothèses de structure du film.
D.: Ce qui débouche sur cette autre question à la base de votre travail : qu’est-ce qui, pour vous, passe ou se passe dans le plan, quel événement enregistre-t-il ? On est toujours confronté à ce problème : qu’y a-t-il à voir à l’image.
J.P. : Mes films montrent ce qui n’est pas là, ce qui manque et qui parle depuis le silence. Ce qu’il faut regarder, c’est l’absence, l’absence comme objet. L’image montre un espace qui fait apparaître du temps à l’état pur. Cet apparition du temps relie les images avec le passé et avec les fantômes qui habitent encore les lieux aujourd’hui.
D. : Le traitement du son est tout à fait singulier. Il est très touffu, face à des plans très ascétiques. Et on a souvent l’impression qu’il ne s’agit pas exactement d’une prise directe. Comment, où recueillez-vous ces sons « d’ambiance », qui ont néanmoins une fonction au-delà de la simple question de l’atmosphère ? Et quel rapport tentez-vous de construire entre la bande visuelle et la bande sonore ?
J.P. : Il n’y a que du son direct, et généralement synchrone ; parfois j’utilise le son d’une même prise pour corriger une erreur, mais je n’ajoute aucun son n’appartenant pas aux lieux. L’effet de densité de la bande sonore se construit plutôt par l’opposition et le contraste avec l’image paisible, qui nous amène à écouter plus intensément, à prêter plus d’attention à certain détails. Mais le but n’est pas d’obtenir un effet additionnel. Je veux juste parvenir à créer des soundscapes.
D. : Quelle visibilité ont vos films en Argentine ? On se demandait aussi si vous étiez seul à travailler dans cette direction ou si d’autres cinéastes interrogeaient le même héritage, s’il y avait un effet de groupe.
J.P. : Ce ne sont pas des films pour le grand public, mais ils bénéficient d’une très bonne diffusion dans les festivals, ou lors de projections dans des centres culturels et des lieux de mémoire. Par contre, ils incommodent certains secteurs du gouvernement s’occupant justement de la politique mémorielle de l’État. Il y a une génération de cinéastes à laquelle j’appartiens, qui est la génération des enfants des disparus dont les plus emblématiques sont Albertina Carri et Nicolás Prividera. Généralement en Argentine, toutes les luttes des droits de l’homme ont été dirigées et menées par les survivants ou les familles des défunts. Mais je ne suis pas l’enfant de disparus et cela place mon cinéma dans une autre position, peut-être moins légitime, mais qui permet d’orienter autrement le combat, vers une participation plus globale des acteurs, plus diverse. Je ne suis pas sûr que les survivants et les proches devraient être seuls à avoir la main haute sur ces débats. Il faut ouvrir ceux-ci à tout le monde. Hélas, j’ai peur d’être le seul cinéaste à aller en ce sens, même si j’aimerais trouver des interlocuteurs.