S’il fallait s’en tenir à la fameuse introduction de La Distinction, où Pierre Bourdieu décrit ce qu’il appelle « l’économie des biens culturels », rien ne justifierait l’écriture d’un texte traitant dans le même temps des sorties en salles de Doubles vies d’Olivier Assayas et de Qu’est-ce qu’on a (encore) fait au bon dieu ? de Philippe de Chauveron. Rien, si ce n’est la concomitance des sorties et, si l’on veut vraiment forcer le jeu des comparaisons, le fait que l’on soit devant deux films français se réclamant de la comédie. Si l’on s’en tient donc à l’économie des biens culturels, on organise, par le simple fait de confronter ces deux films, une sorte de choc culturel : d’un côté Doubles vies, parangon de la comédie d’auteur, avec tous les stéréotypes qui lui sont attachés (parisianisme, name-dropping culturel, transmission dans un entre-soi de ce que Bourdieu, citant Claudel, appelle un « pécule intellectuel »), de l’autre, Le Bon dieu 2, suite attendue d’un blockbuster comique (12 millions d’entrées pour le premier volet en 2014) qui flatte, via le personnage de Claude Verneuil (Christian Clavier), le goût de ce que l’on croit être le « public populaire », en déclinant à son attention un certain nombre de préjugés racistes sur la crasse des Chinois, l’esprit festif des Ivoiriens et la barbe des musulmans algériens.
Chaque film a une conscience aiguë de son public et son écriture, dans les deux cas, pourrait presque être pensée dans la langue du marketing, en termes de target audience (public-cible). De ce point de vue, le Assayas est de loin l’objet le plus sélectif et clivant, pas seulement parce qu’il exhibe à tout instant ses quartiers de noblesse culturelle, mais aussi par son rapport à la géographie : la province est exclue de son champ de représentation. Les déplacements hors de Paris ne manquent pourtant pas (deux personnages se rendent à Arles pour un colloque dédié au nouveau marché du livre numérique) mais la province se réduit à des chambres d’hôtels cosy et des cafés impersonnels que l’on pourrait tout aussi bien trouver à Paris. Cette exclusion fait d’ailleurs l’objet d’une des rares scènes drôles du film, celle où le personnage de Nora Hamzawi revient d’un déplacement à Laval. Passons sur la fausse bonne idée de casting : dans ce film rempli d’acteurs déjà établis dans le champ culturel du cinéma français (et exemplairement représenté ici par la convergence sur l’affiche des noms de Juliette Binoche, Guillaume Canet et Vincent Macaigne), Nora Hamzawi ferait presque figure de « transfuge ». Elle devrait apporter du sang neuf, voire de l’altérité – or c’est précisément le contraire qui se produit, sa diction rapide et son « marquage » urbain, parisien, en faisant une sorte de parvenue dans ce cinéma bourgeois. Au fond, elle est simplement plus jeune et moins établie que ceux qui occupent le haut de l’affiche, mais son tour viendra – fermons la parenthèse.
Dans Doubles vies, Nora Hamzawi incarne donc un personnage qui travaille dans la communication politique et c’est à ce titre qu’elle voyage – bien qu’aucun de ses déplacements professionnels ne fasse l’objet d’une scène, même purement illustrative. Dans la fameuse séquence, la voilà de retour à Paris et fraîchement accueillie dans une soirée où personne ne sait où se trouve précisément Laval. Un personnage émet l’hypothèse que c’est peut-être dans le Massif Central. Quiproquo : la ville de Laval n’a rien à voir avec le sinistre Pierre Laval, ni avec le régime de Vichy, qui se trouvait en effet dans le Massif Central. Quiproquo doublement révélateur – et dans lequel il faut peut-être voir le signe d’une certaine finesse satirique, à l’opposé du procès que l’on a fait à Assayas sur son repli culturel, ici pleinement assumé. Le quiproquo révèle en effet l’effacement de la carte de France (et de son territoire) dans la conscience parisienne des personnages, mais il souligne aussi – et c’est peut-être ce que le film dit de plus intéressant – la disparition, dans le même temps, de tout ancrage historique, ce qui ne peut manquer d’étonner de la part de bourgeois aussi instruits et cultivés. La confusion ville de Laval/Pierre Laval marque comme une rayure dans l’impeccable champ culturel tracé par le film (incluant Bill Viola, Lars Norén, Bergman, Mallarmé, Lampedusa, Adorno, Phèdre, etc…), comme si ce malentendu était le symptôme à la fois d’un malaise historique (tout aurait été sacrifié au contemporain) et d’un déni de la géographie. Comme si ces petits bourgeois parisiens n’étaient, au fond, de nulle-part, comme s’ils n’avaient aucune racine dans l’histoire nationale, comme s’ils étaient, en somme, de pures créations de leur époque, éphémères et flottantes, et condamnées, en tant que telles, à « l’usure » (le mot revient une demie-douzaine de fois). Nul doute que ces bourgeois pourraient trouver leurs pendants dans n’importe quel film américain indépendant (ceux de Noah Baumbach par exemple) sans que leur mode de vie, leurs sujets de conversation, leurs goûts culturels n’en soient affectés : ce ne sont plus des bourgeois de France, comme l’étaient par exemple ceux de Chabrol.
Par contraste, Le Bon Dieu 2 cultive, comme son prédécesseur, un ancrage historique et territorial fort, c’est même son unique sujet : moins le racisme (beaucoup plus nuancé et dilué que dans le premier volet) que ce qui menace la maison-France, allégorisée par la famille Verneuil, aujourd’hui mise en péril par les projets d’expatriation des quatre gendres représentatifs de la diversité. De manière transparente et très naïve, le film s’accroche à une certaine idée de la province française – donnons-lui le nom de Chinon – qui a, en réalité, déjà disparu. Une scène le dit exemplairement : heureux comme Ulysse après son long voyage chez les belles-familles respectives de ses filles, Claude Verneuil s’extasie depuis la vitre d’un taxi devant la verdeur de sa Touraine, qu’il décrit comme « le verger de la France ». S’exprime dans cette scène une nostalgie de la campagne et de ses villes moyennes, mais l’objet même de cette nostalgie n’existe plus car Chinon représente aujourd’hui, comme Châteauroux, Niort, Alençon et des dizaines d’autres villes moyennes, une zone économiquement morte ou sinistrée, que le géographe Christophe Guilluy a désigné sous le terme générique de « France périphérique », bien avant qu’on ne parle de « France des ronds-points ». Ni l’une ni l’autre n’ont la moindre chance d’exister dans le rêve nostalgique du Bon Dieu 2 et la scène du « verger de France » servirait plutôt à alimenter la thèse défendue par Jean-Baptiste Thoret dans sa conférence sur la France intouchable, selon laquelle le blockbuster comique français serait incapable de représenter le pays tel qu’il est.
Dans le détail du Bon Dieu pourtant – et observer le déploiement de ce détail est bien le seul travail critique un tant soit peu intéressant à opérer sur un tel film – on constate qu’on est devant une comédie écartelée entre une sorte d’essence française, incarnée par les produits du terroir (on ne compte pas les références au vin, au jambon, au fromage de pays) et les contingences de l’économie, qui envoie des signes inquiétants de mobilité, représentée par la menace d’exil des quatre filles Verneuil. La thèse de la France intouchable bat donc un peu de l’aile au contact du film car il est évident que ce Bon Dieu 2 cherche à raconter quelque chose de la mondialisation, de l’ouverture de nouveaux marchés (l’un des genres de Verneuil a l’idée assez drôle de créer un marché hallal bio) et peut-être même de la France, dépeinte à la manière de Houellebecq dans La Carte et le territoire, soit comme un pays culturellement proche de la mort – et auquel il ne resterait que la gastronomie. Les gendres entreprenants de Claude Verneuil le savent, mais le couple Verneuil, comme des personnages monomaniaques de Molière, veut les ramener dans son « verger de France » – et quoi de mieux, pour cela, qu’un bon mariage ?
Contrairement à d’autres blockbusters comiques (Le Sens de la fête ou Le Grand bain) qui travaillent avant tout à fédérer un groupe social hétéroclite (les bourgeois et le petits représentants d’une société ubérisée dans Le Sens de la fête, les mâles solitaires et dépressifs et une handicapée érigée en coach dans Le Grand bain), Le Bon Dieu 2 vise l’utopie sociale : appelons-la la famille Verneuil, cellule où coexistent tradition, régionalisme (Claude Verneuil prépare une biographie sur un obscur écrivain tourangeau du XIXe siècle) et humanisme chrétien (par charité, les Verneuil doivent accueillir un migrant afghan). Voilà les valeurs que le film « vend » à son public, sans adhérer à aucune, l’important étant surtout de démontrer que l’herbe n’est pas plus verte ailleurs. Comme la ville de Laval chez Assayas, c’est ici le « monde » qui représente un hors-champ fantomatique et indéterminé, un « monde » fait de pays exotiques plus ou moins menaçants (le récit de Verneuil sur les tensions qu’il a senties à l’aéroport de Tel Aviv vaut son pesant d’or), un « monde » dont l’existence, essentiellement touristique, se fond dans une sorte d’altérité indéterminée où l’on confond le Mexique avec le Brésil, Israel avec la Cisjordanie. Un « monde » où l’absence de géographie se joue à plus grande échelle que chez Assayas – comme si rien n’existait hors de Chinon. La petite ville d’Indre-et-Loire s’est cependant mise à la page d’un point de vue social (ou sociétal), ce qui permet à Verneuil de donner des leçons de tolérance à son homologue ivoirien, qui n’accepte pas que sa fille se marie avec une autre fille. A l’inverse des contes philosophiques du XVIIIe siècle, l’étranger est ici privé de regard et de point de vue ; il n’arrive en France que pour être rééduqué selon les bons vieux principes humanistes des Lumières (tolérance, ouverture).
Là où Le Bon Dieu 2 apparaît donc comme un blockbuster contrarié par des mutations qu’il tend à englober et surtout à neutraliser dans l’utopie d’un territoire (Chinon) et d’une famille (les Verneuil), Doubles vies plaide surtout pour l’immobilité (sociale, culturelle, territoriale). Ses infimes préoccupations, liées à qu’on appelle la transition numérique, traitée ici à travers le prisme de la « dématérialisation du livre », montrent le confort de son petit monde bourgeois, qui souhaite surtout que rien ne change, sauf peut-être les supports sur lesquels il va reconstruire sa domination culturelle. Paris n’est définitivement pas Chinon : la petite bourgeoisie parisienne de Doubles vies n’a pas les mêmes aspirations et les mêmes inquiétudes que les Verneuil, la seule menace sociale résidant pour elle dans l’évolution technologique et dans la façon dont celle-ci a modifié le rapport au secret, à la confidentialité. Messenger fait ainsi peser sur les petits mensonges bourgeois (des coucheries entretenues plus ou moins régulièrement entre tous les personnages) la menace d’un mauvais vaudeville – et c’est ce qu’est Doubles vies : un vaudeville cruel, où les amants ne peuvent plus se cacher dans les placards parce qu’ils sont trahis par leurs smartphones. L’intérêt relatif du film tient peut-être à cette lucidité qui n’épargne personne, à sa conscience, aussi, du bavardage culturel qui sert de paravent à la médiocrité profonde des personnages. Genre par définition populaire, le vaudeville les ramène à leur dimension de petits bourgeois (cruauté de la comédie), mais le jeu du vaudeville est aussi décrit comme un divertissement qui ne procure plus aucune joie, sauf peut-être celle de rompre le jeu, ce que fait à demi-mots le personnage de Juliette Binoche devant un Vincent Macaigne dont la naïveté et l’éternel air lunaire, ici, ne font plus illusion – car il n’a jamais été dupe.
Le personnage de Juliette Binoche, qui incarne une sorte de Julie Lescaut badass dans une série policière très appréciée du public – et par ailleurs regardée par ses amis bourgeois (autre trait de satire) – est sans doute celui qui représente mieux la position d’Assayas. Elle avoue « n’en plus pouvoir de cette série », elle aimerait jouer Phèdre au théâtre de l’Odéon : on retrouve là les spectres de Sils Maria, où la même Juliette Binoche répétait gravement un drame à la Bergman pendant que son assistante (Kirsten Stewart) regardait son iPad. Le film de 2014 essayait déjà de raccorder deux trains : celui de la haute culture européenne, prise dans son berceau (Sils Maria : le petit village cher à Nietzsche) et celui des écrans, de google et des clouds (annoncé dans le titre international du film : Clouds of Sils Maria). La grande peur d’Assayas est de rater ce train-là, qui est celui du présent, de l’actuel et c’est ce que redoutent les personnages de Doubles vies : pas tant la dématérialisation des œuvres qui occupent les rayons de leurs bibliothèques que leur propre obsolescence de petits-bourgeois – et avec elle, celle du cinéma qui les fait encore exister. Il est donc possible que Doubles vies soit l’un des meilleurs films d’Olivier Assayas, qu’il marque un point de non-retour dans son oeuvre, qu’on ne puisse plus jamais y prononcer le nom d’un auteur ou d’un marqueur culturel sans courir le risque de l’obsolescence et de la dématérialisation. Il est possible aussi que le film soit – bien plus que Le Bon Dieu 2 – le représentant exemplaire d’une France intouchable, sans histoire et sans géographie, et qu’au-delà du simple cas d’Assayas, le vide politique, l’immobilisme social et le repli sur un petit capital culturel et symbolique soient surtout l’apanage de la comédie d’auteur – bien plus, en tout cas, que de la comédie populaire.
A suivre.