Le vieillissement de Jean Sorel

Sur Drôles d’oiseaux d’Elise Girard

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le 9 juin 2017

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Depuis quand n’ai-je pas vu Jean Sorel ? La réponse est variable : très peu de temps si je prends en compte certains films italiens des années 70 que j’aime revoir, en particulier ses giallos réalisés par Aldo Lado, Romolo Guerrieri, Umberto Lenzi et évidemment ses deux films magnifiques pour Lucio Fulci ; jamais si je m’attache à des films que j’aurais vu en salle. Et même : le nom de Jean Sorel est peut-être inconnu pour une grande partie des cinéphiles qui se souviendront facilement de cet homme raide et faussement fade qui était marié à Catherine Deneuve dans Belle de Jour, mais n’auront pas grand-chose à dire de Sandra, où il interprétait le frère incestueux de Claudia Cardinale. Je suis allé voir Drôles d’oiseaux d’abord pour Jean Sorel, et je ne doute pas une seconde que le choix de cet acteur pour interpréter Georges, le vieux libraire mystérieux, est fondamental. Ce n’est pas dû uniquement à son jeu, même si celui-ci est très convaincant : le personnage est immédiatement campé et Sorel lui donne sans jamais forcer une mélancolie profonde ainsi qu’une inflexibilité inaltérable. Il n’y a rien à tirer de lui, rien à attendre, la métaphore du bloc de temps est un peu usée, mais Sorel le joue ainsi, sans psychologie superflue, donnant à chacune de ses phrases le ton d’une résolution indiscutable. Mais quelque chose se joue lorsque nous regardons attentivement son visage, que ce soit moi en tant que spectateur ou Élise Girard, la réalisatrice.

Le récit semble certes se caler sur ce que nous pouvons savoir ou reconnaître de Sorel : les années italiennes, un passé violent qui est moins un passé biographique que sa persona cinématographique, une photographie avec Carroll Baker. Il avait su composer une image parfaite de la jeunesse bourgeoise et de l’ambiguïté, faisant de ses personnages d’immondes salopards qui ne se départaient jamais de leur élégance. Avec son vieillissement, c’est une idée du cinéma de genre et de l’amour du cinéma qui revient – et c’est cela que sa présence rend vivante, et effective. Pour les spectateurs savants ou, plus simplement, soucieux de leur mémoire, le récit s’appuie sur ce que le spectateur identifie ou reconnaît de Sorel pour laisser imaginer une histoire en pointillés, à peine dite, le fantasme de ce qu’il a vécu entre deux moments (des années 70 à aujourd’hui) et que le spectateur ne connaîtra pas. Ce serait un peu Il était une fois en Amérique raconté seulement à partir du Noodles vieux, mais avec le point de vue d’une jeune femme qui ignore tout. Ce qui fait beaucoup d’ellipses, de non-dits, de parenthèses et autres formes de l’absence. Il reste l’Italie, peut-être le terrorisme, en tout cas la violence et le secret. Cela fait de Sorel un Noodles crédible.

Le choix de Sorel est pourtant davantage qu’une idée de casting, ou un retour pour fétichistes cinéphiles – c’est avant tout une décision de mise en scène, et il est rare de voir une décision aussi fermement incarnée par un choix d’acteur. Que se passe-t-il avec Sorel ? Un double mouvement de souvenir et de disparition : en même temps que je vois quelqu’un qui a vieilli et que je me demande ce qui a pu se passer entre deux états de visage, je vois une figure sur le point de disparaître, un personnage qui refuse de transformer sa vie en histoire, une silhouette frêle dont le montage orchestre la disparition par éclipses régulières. Les gros plans sont étranges à ce titre : ils nous permettent de l’écouter nous confier la nécessité de sa disparition, d’anticiper sa fuite, d’accepter ses secrets mais, dans le même temps, nous voyons ces traits sculptés, figés. Évidemment, ces contradictions rendent l’ensemble mélancolique, attachant, fantomatique, mais ce n’est pas parce qu’Élise Girard sait faire un spectre charismatique, un commandeur triste à partir d’un acteur qui a vieilli, que le film touche ; c’est d’abord parce qu’elle n’en explore pas la part morbide ou funèbre. La cinéaste ne raconte pas un récit de deuil, l’enterrement espéré des figures du passé pour une jeunesse insouciante et libérée. Absolument pas. Elle associe la conservation et le départ : garder et laisser partir, ce qui est une façon de laisser être ou de laisser vivre. Le personnage de Mavie pleure lorsqu’elle voit la jeunesse intacte de River Phoenix gardée maternellement par l’image cinématographique ; mais Drôles d’oiseaux crée l’impression inverse, celle d’une belle ivresse à voir les traits vieillis d’un homme qu’on laisse aller là où le porte encore son désir – ou ses secrets. Le film cherche un mouvement vers la vie, pour le dire vite.

C’est là que le film émeut. Alors, parfois, sans le vouloir, le spectateur peut réinventer une carte du tendre de la cinéphilie, rattacher aux noms d’écrivains qui parsèment le film des territoires cinématographiques. Les noms de Garrel, Rivette, les Quatre nuits d’un rêveur, certains films de Vecchiali peut-être viendraient alors. Mais on peut avoir une autre impression, celle de repartir, une fois la projection du film achevée, vers les silences et la fragilité de la littérature. Drôles d’oiseaux serait, à sa façon, et c’est bien sûr un beau compliment, le meilleur hommage plus ou moins caché fait à l’univers de Patrick Modiano mais absolument réapproprié à partir d’un point de vue de femme. Paris la nuit fait penser à une ville d’Italie le jour, les marches solitaires, ces instants étranges où quelque chose surprend en mourant, une poésie de l’inattendu et du burlesque lent. Un vieux monsieur rencontre une jeune femme perdue qui a quitté sa province. Tout le monde ressemble alors à des acteurs oubliés, ou qui ont vieilli, et même Jean Sorel vieux ne ferait que ressembler à Jacques Perrin vieux.

Il y a bien des secrets, et des choses douloureuses, des abandons ou des crimes, ou des événements tragiques dont on ne saurait si ce sont des crimes ou des abandons. On aurait des fausses identités, des noms irlandais pour le plaisir ; et même les noms véritables sonneraient comme des faux. Et au milieu de cette ronde de faux spectres et de vieillissements réels, on pourrait glisser, pour qui sait entendre, quelques paroles qu’on a prononcées et qui résonnent encore. Elles peuvent se confondre avec des stéréotypes, mais non. Est-ce que tu m’aimes ? Es-tu trop vieux ? Où vas-tu ? Reviens-tu ? Ou encore : je suis parti.