Mommy, Xavier Dolan

Les sceptiques ne seront pas confondus (avec des imbéciles)

par ,
le 9 octobre 2014

mommy-official-us-trailer-drama-2014-world-wide-cred.jpg

« Les gens n’emportent pas avec eux la tragédie, ils emportent les moments de bonheur. Ils me parlent de Steve qui fait du longboard, ils me parlent de Céline Dion, Céline Dion, Céline Dion…. Des moments de lumière et d’espoir. »

Xavier Dolan[11] [11] Xavier Dolan, entretien avec Stéphane Delorme, Cahiers du cinéma, n°704. .

Mommy est un film de conquérant, qui vise la plus grande conquête jamais envisagée à ce jour par son jeune auteur : non pas celle de la critique (c’est déjà fait en grande partie), mais celle des foules. Sorti il y a deux ans, Laurence anyways n’affichait pas aussi clairement cette ambition, mais il était déjà fait de la même fibre : sur le canevas d’une histoire d’amour rongée par la menace de la séparation, il s’agissait moins de développer un récit que de décrire une série d’états émotionnels, à travers les cris et la musique, jusqu’à un mouvement final d’apaisement, mêlant regret et espoir. En racontant le retour impossible d’un adolescent psychologiquement perturbé (Steve) auprès de sa mère (Diane) dans une société étonnamment répressive – nous serions au Canada en 2015 et les enfants comme Steve n’auraient plus le droit de rester dans leur famille –, Mommy creuse la fable de Laurence anyways : une fable sur la résistance à la norme et l’affirmation de la différence. C’est sur cette base que le film accomplit son premier acte de conquête : contre un prologue qui crée tout de suite un hors champ d’angoisse par des cartons nous indiquant que tout espoir est perdu pour les enfants psychologiquement différents, Diane va créer avec son fils une cellule de résistance, presque une utopie.

D’abord réduite à la mère et au fils, l’utopie s’ouvre vite à un troisième personnage : Kyla, une voisine bègue plus ou moins désoeuvrée. En trouvant sa place dans la cellule, celle-ci échappe à une ennuyeuse vie de femme au foyer auprès d’un mari transparent qui l’appelle quand le repas refroidit. Kyla, en ce sens, figure peut-être ce spectateur populaire auquel Xavier Dolan veut donner « de la lumière et de l’espoir », et il n’est pas anodin que la scène qui marque l’entrée de ce personnage dans la « cellule » soit aussi celle où l’on perçoit le mieux l’esprit de conquête qui caractérise le film. Par une chanson volontairement très populaire – On ne change pas de Céline Dion –, la parole de Kyla se libère dans le chant : là voilà, elle aussi, sortie de la norme que représente sa vie de couple. La chanson, utilisée de façon diégétique, ne surplombe pas les personnages. Au contraire, elle les emporte : ainsi veut-on nous signaler qu’il faut se sentir bien dans cette famille, que l’utopie qu’elle forme mérite le plus grand respect. Et lorsque la caméra s’éloigne du trio, révélant l’étroitesse de l’espace dans lequel il danse, le film tient encore à affirmer l’humilité de sa position : ce sont des gens modestes, il faut respecter leurs rêves, comprendre leur espoir. Cette séquence est un deuxième acte de conquête – l’exaltation qu’elle suscite un peu partout suffit d’ailleurs à prouver à quel point la stratégie fonctionne.

Dès lors, quiconque n’adhérera pas à cette séquence, quiconque restera ici de marbre sera rangé du côté des sceptiques, c’est-à-dire des blasés, des insensibles, des briseurs de rêve. À l’image de la directrice du centre correctionnel, l’un des rares personnages venu du monde extérieur dont le discours nous est donné : elle ne croit pas que Steve puisse retrouver sa place dans le monde normal. Mais ces réserves sont aussitôt balayées par l’assurance de Diane : lorsqu’elle entend, dans le crachin du talkie-walkie de la directrice, les insultes que son fils adresse au personnel, elle en plaisante en disant qu’il a « enrichi son vocabulaire ». L’hystérie n’est donc pas une pathologie mais une qualité : en elle réside la vie du film. Ceux qui n’y croient pas sont des sceptiques et ils seront confondus, comme Diane l’annonce crânement à la directrice. Tout le programme de Mommy tient dans cette réplique : on ne nous laissera pas le choix, il faudra que l’on soit sensible à l’énergie hystérique qui circule un peu partout dans le film, il faudra que l’on soit ému, sans réserve, par les forces que les personnages consument contre les sceptiques. Cet acte de conquête est brutal et surtout problématique parce qu’il n’interroge aucun des états émotionnels traversés par les personnages. L’émotion doit simplement passer et le film, pour cela, n’a peur de rien, il ose même aller jusqu’aux extrêmes (un moment d’incontinence sous le coup de la peur, une tentative de strangulation, un suicide raté). Rien ne doit ébranler la confiance du trio et l’amour violent qu’il exprime incessamment : si l’on veut s’étrangler, c’est parce qu’on s’aime.

Cette violence des relations humaines caractérisait déjà Tom à la ferme, mais elle avait dans ce film l’excuse du thriller et du désir contrarié (celui de Tom pour le frère hétérosexuel de son ancien amant). Elle mérite ici d’être interrogée, car l’utopie formée par les trois personnages ressemble en réalité à un enfer. Mais cet enfer à trois – doit-on comprendre – vaudra toujours mieux que l’enfer du dehors, puisque l’enfer, c’est les autres.

Les autres sont pourtant bien peu présents dans Mommy, où les personnages secondaires fonctionnent avant tout comme des symboles grossiers : la directrice du centre représente le camp des sceptiques, le personnel la violente répression de l’énergie romantique (il maîtrise Steve à coup de tasers), le mari de Kyla la morne vie du couple hétérosexuel. Si le film déroule donc un plan de conquête, il le fait en étouffant systématiquement toute voix discordante, pour rallier le spectateur à sa cause et foncer droit devant, comme Steve sur son longboard. Là se trouveraient peut-être sa fougue et sa flamme, mais quelle grandeur peut-on trouver dans une conquête où tout semble déjà plié, faute d’adversité ?

À un moment précis, alors qu’il s’apprête à accomplir un nouvel acte de conquête, le film nous oblige encore à être du côté de Steve. Dans un bar où hurle la techno, il veut entamer un karaoké sur Vivo per lei d’Andrea Bocelli : la frontalité du plan fait de cette scène un moment de vérité, presque une confession, à tel point qu’il est difficile de dire qui exprime ici sa sensibilité (le personnage ? l’auteur ?). La foule – c’est-à-dire les autres, encore une fois représentés comme hostiles – manifeste immédiatement son mécontentement, commence par siffler Steve, avant de l’insulter (« musique de pédé », entend-on). Un personnage finit même par lui jeter des gouttes de bière au visage. Les rictus de haine éclatent alors en une série de gros plans, comme dans les spectacles d’exhibition de La Vénus noire : voilà de quel côté Xavier Dolan a rangé les sceptiques, du côté des homophobes, assimilés ici à tous ceux qui ne saisiraient pas la magie de Vivo per lei. La scène a bien sûr un enjeu dramatique : c’est un moment de crise où Steve comprend que sa mère, qui se laisse séduire par un homme, va lui échapper, sortir de la cellule pour vivre peut-être une vie normale. Mais cet enjeu ne fait qu’enfoncer le clou, d’une part parce que l’homme en question est présenté comme un imbécile (il ne jure que par Rocky et dit connaître par cœur les paroles d’Eye of the Tiger), d’autre part parce que l’explosion de violence sur laquelle se clôt la séquence condamne définitivement le rêve de la mère. Il faudra qu’elle retourne dans son petit enfer quotidien, où elle finira seule[22] [22] Du rêve de normalité de cette femme, on verra, dans une autre séquence un déroulé d’images ressemblant à une publicité pour une assurance : à travers ces images dont les teintes sépias accusent la fausseté, il est difficile de ne pas percevoir l’ironie du film, qui inverse ici la scène du karaoké en confondant les sceptiques : leur vie consisterait à accumuler les diplômes avant de se marier. .

Il est donc curieux de constater que le désir de conquête qui anime Mommy rencontre le reflet négatif du public qu’il vise, que l’utopie se forme contre lui plutôt qu’avec lui et que l’émotion ne lui soit transmise qu’au prix d’un chantage : ceux qui n’y adhérent pas sont forcément des sceptiques. En ce sens, Mommy est le contraire d’un grand film populaire : très loin du Titanic de James Cameron, il ressemble plutôt à une petite embarcation qui élit ses passagers, à tel point que l’on pourrait le résumer par cette célèbre phrase d’Arturo Ui de Brecht : « Celui qui par hasard ne serait pas pour moi / Est contre moi ». La référence à Titanic n’est de fait pas fortuite, puisqu’elle est revendiquée par Dolan. Il expliquait ainsi en septembre dernier « On a toujours cherché à imposer des références particulières à mon cinéma, alors que tout vient de Titanic »[33] [33] Les Inrockuptibles, n°977 . Et d’ajouter, dans les Cahiers du cinéma (n°704) : « Au début, quand Die est avec la directrice du centre correctionnel, on entend Steve engueuler un garde sur le talkie-walkie […], et elle lance: “Je suis contente de voir que vous avez enrichi son vocabulaire. Immédiatement, dolly rapide sur elle et la chanson de Dido, White Flag, qui commence: c’est la même chose que dans Titanic de James Cameron, quand la vieille femme voit le dessin à la télé, elle appelle Bill Paxton qui fouille l’épave: “Est-ce que vous pouvez me dire qui est la jeune femme sur le dessin?” Elle répond: “c’est moi”, cut et on tombe au milieu de l’océan sur le bateau avec un hélicoptère.»

Ce dernière déclaration s’avère particulièrement intéressante car elle permet d’interroger ce que peut signifier la recherche du “populaire” pour Dolan : est-ce lié à une efficacité technique (enchaînement des plans, raccords, musique) ou à la foi que peut placer un cinéaste dans la capacité de croyance de son public ? Sans doute ne doit-on pas dissocier ces deux propositions mais c’est pourtant ce que fait Xavier Dolan quand il résume le prologue de Titanic à des procédés. C’est ici moins l’émotion qui compte – Dolan n’explique pas ce qui l’émeut dans Titanic – que l’impact. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles le rapport aux autres est si paradoxal dans Mommy: le film cherche à avoir un impact sur un public très large en usant de procédés ayant déjà fait recette (la scène du karaoké, le clip sur la vie rêvée de Diane), mais la cellule formée par les trois personnages est fondamentalement exclusive et cette exclusion s’appuie sur des représentations simplistes, voire caricaturales de l’Autre, comme celle d’un public essentiellement homophobe, lorsque Steve chante Vivo per lei (alors que Steve n’est jamais désigné comme gay). L’élan populaire qui semble porter le film est donc très étrange, presque incompréhensible : il s’agit de conquérir les foules, même si elles sont, par nature, hostiles et détestables.

Les sceptiques pourtant ne seront pas confondus avec les imbéciles, ils ne se laisseront pas impressionner par l’épouvantail de l’homophobie qui pointe le bout de son nez sur Vivo per lei, ils ne seront pas émus, non plus, par les gouttes de pluie qui tombent sur les vitres de la voiture de Diane, au moment où Steve doit retourner dans son centre. Le ciel pourra bien pleurer, ils ne pleureront pas avec lui. Ils regarderont passer l’ouragan Mommy en espérant que sous d’autres cieux, aux Etats-Unis peut-être où il devrait tourner prochainement, les films de Xavier Dolan cessent d’avancer comme des machines de guerre, qu’ils se soumettent à des formes plus contraignantes, qu’ils se réconcilient enfin avec le monde.

Mommy, un film de Xavier Dolan, avec Anne Dorval (Diane), Suzanne Clément (Kyla) et Antoine-Olivier Pilon (Steve).

Scénario et montage : Xavier Dolan / Photographie : André Turpin / Décors : Colombe Raby / Musique : Noia

Durée : 134 minutes

Sortie : 8 octobre 2014