Naomi Kawase

Mémoire et lumière - Autour de "Voyage à Yoshino"

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le 27 novembre 2018

Tout en réunissant des thématiques qui lui sont chères, le dernier film de Naomi Kawase, Voyage à Yoshino (titre français auquel on peut préférer l’original, « Vision », qui rend mieux compte d’un travail sensoriel) comporte quelques inflexions particulières. Le passage de la cinéaste en France, pour inaugurer la rétrospective et l’exposition qui lui sont consacrées au Centre Pompidou du 23 novembre au 7 janvier 2019, aura offert l’occasion de lui poser quelques questions à ce propos – mais aussi de partager certaines inspirations suscitées par son travail et quelques images marquantes. Entre les questions et les réponses, la traduction du français au japonais, laissait, dans l’attente d’une compréhension, l’espace et le loisir de fixer son attention ailleurs que sur les paroles. Pendant que je posais une question sur la lumière, le regard de Naomi Kawase se laissa ainsi attirer par l’écran de mon ordinateur. S’y affichait une image fameuse, tirée d’Escargot, où elle tend la main devant l’objectif pour caresser, à travers la surface d’une moustiquaire, la silhouette de sa grand-mère. En réaction à cette vision, la main de Naomi Kawase s’est à nouveau tendue, comme pour superposer son geste présent à son geste passé. Ce montage direct du corps à l’image, peut-être mieux que tout, exprimait cette réceptivité au monde alentour qui donne à son œuvre des accents si touchants. Et cela n’attend pas de traduction.

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Débordements : Il y a un point commun entre votre premier long-métrage de fiction, Suzaku, et Voyage à Yoshino, qui indique que votre cinéma s’enracine dans une dimension documentaire : la façon dont vous intégrez au récit des habitants du lieu que vous filmez. Mais par rapport à Suzaku et à vos films précédents, on peut avoir la sensation que Voyage à Yoshino contient une part imaginaire plus affirmée : vous y inventez une plante nommée «vision », et l’histoire se noue et se dénoue autour de cette plante. Voyage à Yoshino est une sorte de fable fantastique voire de récit mythique. Comment, à partir d’une connaissance de la région, l’idée de cette herbe vous est-elle venue ? Qu’est-ce que l’introduction de cet élément imaginaire apportait selon vous au projet ?

Naomi Kawase : Il y a plus de mille ans, un livre a été rédigé au Japon et dans ce livre on parle des plantes médicinales qui ont existé dans cette région de Nara. C’est de là, en apprenant l’histoire de la région, que m’est venue l’idée de cette plante médicinale magique. Aujourd’hui encore on trouve de nombreuses entreprises pharmaceutiques autour de Nara. Quand on parle de plantes médicinales, elles peuvent atténuer des douleurs physiques, mais je voulais proposer une plante concrète du nom de « vision » qui viendrait soulager mentalement l’humanité, pour qu’elle aille dans une direction positive. Et je souhaitais que chacun s’imagine chercher cette plante.

D : On retrouve justement dans Voyage à Yoshino deux dimensions caractéristiques de votre cinéma : d’un côté la question du lien entre les humains, et d’un autre celle du lien entre les humains et la nature. On pourrait dire que tout votre travail, à partir d’une perte et d’une distance, travaille à produire un contact entre les humains, d’un point de vue sentimental, ou avec le monde, d’un point de vue plus existentiel ou spirituel. Mais on a aussi la sensation que Voyage à Yoshino comporte une inquiétude plus grande qu’auparavant. Qu’est-ce qui motive chez vous cette recherche d’unité, et la situation actuelle, avec le réchauffement climatique, influence-t-elle votre façon d’aborder cette unité ?

NK : Le Japon est un pays insulaire où le risque de catastrophes naturelles est omniprésent. Et pourtant personne ne se dit qu’il doit fuir pour être en sécurité. Les Japonais continuent à vouloir vivre sur la terre de leurs ancêtres. Il y a eu de tout temps un double aspect : la nature terrifiante et la nature bienfaisante. On a toujours vécu dans cet équilibre. Mais à notre époque, on est de plus en plus attiré par la sécurité et l’on est en train de détruire la nature, à travers la déforestation, la construction de barrages. Tout cela nous mène vers une nature encore plus terrifiante qu’elle ne l’était par le passé. Et peut-être qu’il y a une sorte de mise en garde de la nature, que j’entends et qui était très présente dans l’écriture de Voyage à Yoshino.

: Est-ce notamment dans cette idée que vous avez inclus une part de violence naturelle dans le film, la forêt étant un lieu de changement et disparition, et que vous avez également imaginé un passage par le feu et une température de mille degrés ?

NK : Aujourd’hui encore au Japon il existe des endroits où on fait brûler tous les arbres pour pouvoir ensuite reconstruire la forêt. C’est une pratique traditionnelle qui existe dans la région de Yoshino. C’est lorsque j’ai entendu parler de cette méthode que j’ai eu l’idée selon laquelle tout doit être réinitialisé pour qu’une reconstruction du rapport entre l’homme et son environnement ait lieu.

D : Voyage à Yoshino est un film qui paraît assez construit et mélange plusieurs couches : le présent et le passé, les relations des personnages et le rapport des personnages à la nature. La façon dont les éléments parviennent au spectateur, dans le désordre et par fragment, produit une forme de mystère qui ne s’éclaircit qu’à la fin. On peut par exemple apercevoir un bref plan du personnage de Rin à un moment où il n’est pas encore apparu, si bien qu’on se demande d’abord de quoi et de qui il s’agit. Le tunnel semble de son côté avoir une fonction précise : chaque personnage y passe, et on le retrouve vide une fois tous les éléments de l’histoire révélés. Ce choix d’écriture était présent dès le scénario, ou est-ce que la construction s’est déterminée au moment du montage ?

NK : Le film a été tourné en deux fois. Un premier tournage avec le personnage d’Aki et un deuxième tournage avec le personnage de Rin. Lorsque la première partie a été tournée, on en a déjà fait un premier montage. À ce moment-là j’ai décidé de changer le scénario de la seconde partie. Évidemment lorsque l’on observe, de la première à la seconde partie du film, le passage d’Aki à Rin, je pourrais dire que c’est au moment du montage que j’ai décidé de présenter l’histoire ainsi, mais cependant il a fallu passer par le tournage de la première partie pour prendre cette décision. Et c’est en effet le tunnel qui fait le lien, à la fois entre les personnages et entre le passé et le futur ; il joue le rôle de connecteur entre les différents éléments.

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D : De fait, si l’on parle beaucoup de votre sensibilité à la nature, on retrouve aussi dans Voyage à Yoshino un aspect qui était aussi notable dans Vers la lumière, notamment à travers la façon dont les personnages se retrouvaient « par hasard » dans les rues de la ville : tout en étant très concrets dans sa représentation des corps, de la nature, vos films ont aussi une dimension abstraite. La fonction qu’il remplit dans Voyage à Yoshino fait de l’espace du tunnel un espace abstrait ou métaphorique. Et vous n’hésitez pas à faire disparaître et apparaître les personnages au gré du récit : est-ce aussi une manière dont vous concevez vos films, comme des sortes d’espaces artificiels et abstraits ?

NK : Il est vrai que j’ai passé beaucoup de temps au montage pour m’assurer qu’il y avait bien une connexion entre tous ces éléments, et entre la réalité et un aspect plus fantastique. Mais je ne dirais pas que le film en soi est un espace abstrait, je dirais au contraire que j’essaie de montrer à travers mes films un aspect extrêmement réaliste. Néanmoins dans notre réalité à tous, bien qu’il existe certaines règles, il y a également des choses étranges, difficilement explicables. On vit tous un quotidien où de nombreuses informations circulent, qui me fait penser à une boîte à jouets qu’on aurait renversée. Que croire et comment vivre dans ce quotidien-là ? Ce sont des questions que je me posais au moment de faire le film.

D : Il y a un moment où Jeanne parle de « vision » comme d’un miracle…

NK : Tout cela n’est possible que parce que Jeanne se trouvait dans cette forêt-là, tout comme à un autre moment où elle se demande si elle est dans le présent, le passé ou le futur. Je ne sais même plus si le mot de « miracle » figurait dans le scénario ou si c’est Juliette Binoche qui l’a prononcé en improvisant. Mais si elle l’a prononcé c’est que ce terme avait un sens pour elle et lui est venu naturellement car elle se trouvait dans la forêt. D’ailleurs Juliette Binoche n’est pas arrivée dans la forêt, menée par une voiture, juste pour le tournage. Elle a marché longtemps pour arriver sur les lieux, s’est imprégnée de la forêt et de son côté mystique qui est entré en elle et lui a fait prononcer ce mot de « miracle ». C’est arrivé car certains éléments sont entrés dans le corps de Juliette Binoche et donc du personnage. Il y a également une scène où elle verse une larme, qui n’était pas prévue dans le scénario.

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: Il vous arrive de définir le cinéma comme une machine temporelle. Dans vos documentaires, cela s’exprime notamment par le jeu entre différents types d’images, entre photographies et images mouvantes par exemple. Mais cela se retrouve aussi dans vos fictions, avec peut-être une différence : on dirait que la mémoire y passe directement dans les lieux. D’ailleurs on retrouve dans Voyage à Yoshino un principe de Vers la lumière : dans ce dernier film,  à un moment où Misako se rend dans la forêt pour retrouver sa mère, les images du passé n’interviennent pas à travers l’esprit du personnage, comme un souvenir subjectif, mais apparaissent directement dans le montage. Dans Voyage à Yoshino, on remarque aussi que le grand arbre, le genévrier, semble « incarner » une mémoire : on peut entendre des voix quand un personnage le touche. Est-ce que, entre vos documentaires et vos fictions, cette idée d’un passage d’une mémoire des images à une mémoire des lieux vous paraît pertinente ?

NK : Ça me paraît tout à fait exact. L’idée d’une mémoire des lieux me vient de la ville de Nara où je suis née et où je vis encore. C’est une ville qui possède une mémoire vieille de mille ans, et j’ai parfois l’impression que toute cette mémoire entre en moi. Évidemment je ne vois pas le détail, les habitants de Nara d’il y a mille ans. Mais lorsque je regarde le soleil se coucher, je me dis « Tiens, peut-être que les gens regardaient ce même coucher de soleil il y a mille ans ». Quand je regarde la rivière, je me dis qu’elle coule depuis mille ans. C’est une sensation qui existe vraiment en moi. Même si on se trouve dans le présent, le fait de voir ces éléments naturels nous projette en arrière. Je pense que ce type de sensation s’exprime dans mes films.

D : À travers ce rapport à la mémoire, et en s’appuyant sur des films comme Vers la lumière et Voyage à Yoshino, on pourrait faire l’hypothèse que tout votre travail repose sur un rapport profond entre la lumière et l’obscurité, la lumière étant à la fois une condition d’apparition du monde lui-même et des images du monde. J’avais notamment été frappé par un moment de Chiri (Trace), où vous accompagniez la perte de mémoire de votre grand-mère par une image noire – comme si la perte de la mémoire se traduisait par une obscurité. On peut alors logiquement penser que c’est la lumière qui produit des souvenirs. Aussi, j’ai toujours imaginé que le plan de Trace où vous tendez une photo de vous et votre grand-mère devant le soleil suggérait que la photo était comme une trace projetée ou générée par la lumière du soleil elle-même, avec l’idée, donc, que c’est cette lumière qui rend possible la présence du passé et des souvenirs (je lui montre l’image en question) . Est-ce que vous seriez d’accord avec une telle idée ?

NK : I agree (exceptionnellement passée du japonais à l’anglais)

D : Dans ce cas, est-ce que les plans du passé qui interviennent dans les films de fiction pourraient être vus comme des sortes de « photographies naturelles », venant du monde lui-même ? Je dis ça en pensant à nouveau à la séquence de Vers la lumière où l’image de Misako enfant et de son père qui intervient dans le montage montre les personnages immobiles, comme si cette image mouvante gardait en elle quelque chose de la photographie (d’ailleurs dans le film Misako ne dispose au départ que d’une photographie la montrant avec son père). Quel serait pour vous le rapport d’un tel plan avec la photographie ?

NK : J’ai étudié dans une section cinéma à Osaka, mais j’ai également étudié la photographie. Et je pense qu’une image, bien qu’elle soit immobile, renferme un espace et un temps. C’est quelque chose qui a été découpé qui est présenté sous forme d’une image immobile. Il existe un monde à l’extérieur du cadre de la photo, et il est important de prendre des photos qui nous permettent d’imaginer ce monde. Je pense que toute chose possède une particularité, mais le plus important pour moi est d’essayer de montrer ce qui ne se voit pas. Pour la scène que vous évoquez : Misako commence par retrouver cette mémoire d’un moment passé avec son père à travers un son, quelque chose qui n’est pas permis par la photo. Pourtant je pense qu’une photo peut aussi nous faire imaginer des sons, des bruits. Par exemple le passé de Misako est figé un peu comme une photo qui serait immobile, mais à partir de cette photo-là elle peut imaginer des sons et des mouvements. Ce sont toutes ces choses-là, ces rapports entre son et image, immobilité et mouvement, que j’ai voulu exprimer à travers cette scène.

D : Si la lumière est importante pour vous, quelle serait dans votre travail l’importance de l’ombre ? Lors de la rétrospective au Centre Pompidou, on pourra découvrir un petit film que vous avez réalisé en 2004, qui s’intitule Ombre (Kage), film au dispositif entre documentaire et fiction, qui met en scène une situation proche de ce que vous avez vécu – les retrouvailles d’une fille et d’un père qu’elle n’a pas connu. Pourquoi avoir donné ce titre à ce film ?

NK : Hm…Pourquoi j’ai choisi ce titre ? (rires) Quand je filme l’ombre je filme aussi la lumière. L’ombre a très souvent une connotation négative, mais c’est aussi l’ombre qui nous fait savoir que la lumière existe. Sans ombre la lumière n’existerait pas, bien que l’on puisse également dire l’inverse. C’est avec cette idée-là que j’avais tourné Ombre, avec aussi l’idée, par rapport à l’histoire représentée, que les choses peuvent avancer vers la lumière et l’avenir une fois un secret révélé.

[Voir également, et en complément, les “Motifs de Naomi Kawase“]

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Images : Voyage à Yoshino (2018) / Suzaku (1997), Voyage à Yoshino / Vers la lumière (2017) / Ombre (2004), Trace (2012)

Entretien réalisé à Paris le 21 novembre 2018. Merci à Judith Revault d'Allones, ainsi qu'à Anna Devaux-Tsuru pour la traduction.