Petit paysan, Hubert Charuel

Un cas d'école

par ,
le 2 octobre 2017

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« Moi aussi, je suis un cheval ». Cette réplique, on l’entendait il y a quelques mois dans Le Concours de Claire Simon, où un candidat au département scénario se devait de la placer dans un dialogue. D’abord séduit par la proposition, le jury finissait cependant par lui reprocher de ramener l’incongruité de la phrase à la logique rationnelle d’un récit qui n’avait plus ensuite qu’à colmater la brèche ouverte par ce cheval impromptu.

Petit Paysan est en quelque sorte l’illustration par la fiction du casse-tête posé au candidat du Concours. Le film se pose une contrainte : le dépassement du portrait social (et donc d’une forme de naturalisme) par le fantastique. Il suit, en cela, une logique de cross over qui caractérise aujourd’hui bon nombre de premiers ou deuxièmes films français (par exemple Le Parc de Damien Manivel ou Grave de Julia Ducournau). Le cross over est ici amené très vite : Pierre (Swann Arlaud), l’éleveur dont le film dresse le portrait, trouve dans son troupeau de vaches une bête qu’il croit malade. Par crainte des contrôles sanitaires, il l’élimine lui-même et fait disparaître le cadavre dans la campagne. La force du début du film tient au fait qu’on ne sait pas si l’animal abattu est vraiment contaminé. La phobie du personnage principal fait ainsi basculer le récit vers le cinéma de genre : mouvement parfaitement lisible, peut-être même un peu trop.

« Je voulais raconter l’histoire d’amour entre un homme et ses animaux » a expliqué Hubert Charuel sur France inter quelques jours avant la sortie de son film[11] [11] Dans l’émission “Dans quel monde on vit”, de Giulia Foïs : « Le Petit Paysan d’Hubert Charuel ». . L’empathie est en effet le ressort principal du drame : c’est parce que Pierre aime ses bêtes (au point de n’avoir aucune vie sexuelle) qu’il refuse de sacrifier son troupeau lorsqu’un deuxième cas suspect se présente. Le récit reconduit la même mécanique (mise à mort de l’animal, effacement des traces), mais perd vite toute ambiguïté quand on comprend que le troupeau est vraiment frappé par une épidémie (de type Creutzfeldt-Jakob) et qu’il est donc voué à l’abattage systématique, au nom d’un principe de précaution incarné par la sœur de Pierre (Sara Giraudeau), vétérinaire. Le croisement de genres tenté dans la première partie est alors renvoyé à la stérilité du « truc » de scénario : le film se mue en thriller social sans suspense, dont l’issue, cousue de fil blanc (l’euthanasie du troupeau et la faillite du « petit paysan) fonctionne, bien sûr, comme une métaphore. Métaphore de la désolation des campagnes françaises (le troupeau malade comme symbole d’une agonie sociale), métaphore de la lutte des « petits » résistant, en vain, contre un « système » forcément injuste (fable à la Ken Loach, simpliste, mais toujours porteuse), métaphore aussi de notre rapport à la condition animale, où les positions semblent pour le moins ambiguës (comme l’a indiqué Camille Brunel).

La ligne narrative du début avait le mérite de poser une question qui pouvait être tenue sur toute la durée du film (qui est malade ?), mais Hubert Charuel ajoute des couches de récit. Il n’est pas certain que l’imaginaire de la crise qu’il convoque serve beaucoup son film. Il pèse au contraire sur lui comme une contrainte supplémentaire, comme s’il fallait convaincre sur deux plans, celui du thriller (dont on vient de dire justement qu’il ne convainquait pas) et celui du drame social ayant pour arrière-plan la campagne qui crève. De ce point de vue, la pensée du film paraît très schématique : Pierre est présenté en effet comme le symbole d’un élevage respectueux des animaux (si cela existe), sa ferme est décrite comme un modèle de qualité, tant dans le rapport à l’animal (les vaches et veaux ont des noms : Topaze, Biniou) que dans la production de lait (le « meilleur de Charentes », dit-on). A ce modèle économique qui n’existe quasiment plus (ce que confirment, dans l’émission de France inter, les parents fermiers du réalisateur, qui apparaissent d’ailleurs dans le film), le scénario oppose l’exploitation plus contemporaine du collègue de Pierre, qui calcule son rendement de lait sur ses applis de smartphone.

On ne va évidemment pas reprocher à Hubert Charuel de multiplier les perspectives. On peut cependant être étonné par le fait que son film, dès qu’il cesse d’épouser l’obsession de son personnage principal, dresse un portrait assez convenu du monde rural : il y a d’un côté les petites fermes à dimension « humaine » et de l’autre les grosses exploitations industrielles, où un animal qui disparaît ne compte pas – d’où le fait que Pierre aille voler une vache dans la ferme de son collègue pour remplacer celle qu’il vient d’abattre. Au-delà du cliché opposant la petite structure (forcément en péril) à la grande (étrangement immunisée), on remarque que le comportement du personnage n’échappe pas à la logique industrielle que le film prétend critiquer : il tue la bête malade pour la remplacer par un élément sain, viable. Ainsi, loin de raconter une « histoire d’amour » entre un éleveur et ses animaux, Petit paysan décrit plutôt une logique de survie sociale à la Rosetta : le film ne s’écarte du naturalisme que par coquetterie. Ou par effet de mode, par suivisme.

Le psoriasis qui recouvre peu à peu le dos de Pierre, produisant des démangeaisons insupportables, ressemble à un procédé de scénario permettant de cocher la case du thriller cronenbergien, à la manière de l’eczéma qui recouvre la peau de Justine dans Grave. Mais de Grave, on peut dire, au moins, qu’il raconte une métamorphose (la maladie de peau de Justine en étant, justement, le premier symptôme), tandis que Petit paysan se tient toujours sagement au bord d’une faille, d’un moment où la maladie de l’animal peut aussi devenir celle de l’homme. Le psoriasis apparaît donc comme un symptôme pour rien. Et tout le film procède ainsi, par évitements : la crise d’angoisse de Pierre, après l’abattage du deuxième animal, est réduite à une soirée glauque au bowling. L’horreur de l’agonie des bêtes est réduite à l’image de quelques gueules écumantes, l’euthanasie du troupeau à un plan de cadavre de vache déposé dans une benne. La mort est propre, hygiénique, presque désaffectée. On ne le signale pas pour reprocher à Hubert Charuel de ne pas prendre parti dans un débat sur la souffrance animale (cf. Camille Brunel) mais plutôt pour constater la platitude de « l’histoire d’amour » que le film prétend raconter.

Un des signes les plus manifestes de cet échec est la rencontre avec le personnage de Jamy (Bouli Lanners), un éleveur belge, déjà privé de son troupeau, qui a créé une chaîne Youtube et diffuse sur celle-ci des commentaires angoissants (du type : « ils ont anéanti mon troupeau, ils veulent maintenant ma mort »). Au-delà du cadre strictement agricole, un tel personnage regorgeait de possibilités fictionnelles, offrant l’opportunité d’entrer de plain-pied dans le thriller et de tirer « l’histoire d’amour » vers la paranoïa : c’est une possibilité que caresse le film lorsque Jamy propose à Pierre de « faire une vidéo » annonçant la dispersion de son troupeau de bêtes malades dans la nature. Mais incapable de concilier deux enjeux à la fois – l’amour et la protection du troupeau d’un côté, la terreur sociale de l’autre – le récit décline la proposition. Et Pierre de revenir à la ferme avec son troupeau contaminé.

Ainsi la campagne désolée de Haute-Marne ne bascule jamais vers un territoire symbolique comparable à celui des loups de Rester vertical. Si l’on songe parfois à Guiraudie[22] [22] Voir l’entretien avec Alain Guiraudie publié à la sortie du film. , la comparaison se fait toujours au détriment du film. On retrouve par exemple India Hair, qui jouait la bergère de Rester Vertical et a ici le rôle – ingrat, quasiment injouable – d’une boulangère fleur bleue, dont les parents de Pierre feraient bien leur future belle-fille. Ce personnage est une autre preuve de la faiblesse du film : elle incarne une normalité rassurante (elle dit écouter « la musique qui passe à la radio »), sa présence dans le film n’obéit à aucune nécessité, elle représente juste une couche d’écriture supplémentaire. C’est toute la différence avec Rester vertical, où chaque rencontre de Léo fait exploser le récit avant de le ramener vers une fin essentielle, dans une campagne presque archaïque qui ne concède rien aux clichés que l’on trouve dans Petit Paysan. La rencontre finale avec les loups a même une opacité telle qu’on a cru bon de devoir l’éclairer par des filtres divers : psychanalyse, métaphore sociale et politique, ces pauvres loups ont beaucoup signifié

Petit Paysan est en fait surtout un cas d’école. Bien qu’il n’y ait pas de prototype du premier film français – les essais de Justine Triet, de Thomas Caillet, de Damien Manivel, de Julia Ducournau témoignent au contraire d’une très grande variété de registres, d’influences, d’écriture – il existe cependant un langage narratif commun, une façon plus ou moins concertée (et plus ou moins scolaire) de s’écarter aujourd’hui du cadre réaliste pour suivre un personnage dans sa dérive – et abattre si possible la carte du cinéma de genre. C’est la fin du monde vécue sur le mode de l’hallucination à la fin des Combattants, c’est le viol plus ou moins fantasmé de la jeune fille dans la partie nocturne du Parc, c’est la longue promenade nocturne d’une Laetitia Dosch soûle et hébétée à la fin La Bataille de Solférino, c’est la lente initiation de Justine aux lois animales de son désir dans Grave. Petit Paysan esquisse ce même mouvement vers la nuit et l’angoisse, mais avec beaucoup moins de réussite: plus son récit avance, moins il surprend. Si on a pu louer ici ou là la « sincérité » d’Hubert Charuel, on a moins souvent signalé que la position qu’il occupe dans le film n’est pas celle du « petit paysan » mais celle de la sœur vétérinaire. Personnage dont la raison est aussi celle du film et dont la morale se résume à un fatalisme qui tient dans son geste final : donner à Pierre le poison qui va tuer le veau qu’il a voulu épargner. Geste raisonnable qui annule tout ce que le film a entrepris de raconter. On aurait aimé pouvoir résumer Petit Paysan en un déroutant « je suis un veau » ou « je suis une vache », mais son saut dans l’inconnu manque tellement d’élan et d’amplitude qu’il est difficile de ne pas le voir comme un premier film médiocre de plus.

Petit paysan, un film de Hubert Charuel, avec Swann Arlaud (Pierre), Sara Giraudeau (Pascale), Isabelle Candelier (la mère), Jean-Paul Charuel (le père), Bouli Lanners (Jamy), Marc Barbé (le responsable DDPP).

Scénario : Hubert Charuel et Claude Le Pape / Image : Sébastien Goepfert / Son : Marc-Olivier Brullé, Emmanuel Augeard, Vincent Cosson / Décors : Clémence Pétiniaud
Montage : Julie Léna / Musique : Myd.

Durée : 90 mn

Sortie le 30 août 2017