Précis d’analyse filmique

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le 2 septembre 2018

Le texte qui suit n’a rien d’un « écrit » ; il appartient plutôt à ce genre dactylographié que, en amphi, dans les classes, on appelle un « poly », un de ces documents sans ampleur qui justifie son déficit théorique au nom de sa valeur pratique, et avec lesquels les professeurs ont depuis longtemps pris l’habitude d’assommer les étudiants de manière préventive. Celui-ci sert dans un cours de cinéma dispensé à des hypokhâgneux, qui, à leur arrivée en septembre, n’ont le plus souvent jamais pratiqué l’analyse de film. Il n’a donc pas d’autres ambitions que de guider les premiers regards. S’il est publié ici, c’est dans l’espoir que d’autres enseignants pourront en faire usage, en gardant à l’esprit qu’il ne s’agira jamais que d’un vade-mecum.

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L’analyse de film n’a pas vraiment de règles. Toute recette systématique lui est étrangère, chaque film ou séquence demandant qu’on ré-envisage les outils pour les ajuster à leurs singularités. Les indications qui suivent ne sont donc qu’autant de possibles orientations de l’œil et de l’oreille, à la pertinence nécessairement variable. À défaut de martingale, quelques principes et précautions :

Un film est avant tout fait d’une somme de détails, et plus l’analyse recourt à des éléments précis, plus elle est convaincante. L’essentiel est d’étayer. À l’inverse, un propos généraliste, sans ancrage bien localisé, ou impressionniste, incapable d’accorder des effets à des formes, n’a au mieux de valeur que suggestive, alors qu’il s’agit d’être démonstratif.

Aucun procédé n’a de sens intrinsèque et il est impossible d’attribuer un sens systématique à tel ou tel geste formel. D’une part, la signification est toujours d’ordre relationnel – un élément résonne ou rime avec un autre, et son sens réside dans cet écho –, d’autre part, une même figure voit ses dimensions varier à travers le temps et l’espace, sans compter les infinies nuances que chacune peut connaître (il existe bien des manières de faire un travelling avant, dans différents types d’espace et face à toute une gamme d’êtres ou d’objets).

Certains mots doivent être bannis du travail analytique :

1) L’« intention » (le plus du souvent, « du réalisateur »), parce que le but n’est pas de comprendre les désirs du/de la cinéaste mais d’observer comment son film fonctionne, sachant qu’il est de toute façon illusoire d’espérer percer à jour sa psyché et que, somme toute, lui/elle-même ne peut prétendre maîtriser pleinement les ressorts de son œuvre – on évitera donc de tout expliquer en se référant au/à la réalisteur.rice, qui est par ailleurs entouré.e d’une série de personnes apposant également leur signature sur le film.

2) Le « message », qui trahit une conception rédutrice du cinéma : un film est un jeu de formes, pas un circuit d’informations, et rapporter une œuvre à un code univoque revient à perdre sa puissance de trouble et la richesse de ses ambivalences, tout en supposant que des gens créent de tels objets dans le seul but de transmettre des données comme le feraient un tract politique ou un arrêté municipal – postuler qu’un film a un « message », c’est donc confondre l’art et la communication.

3) Le « symbole », qui, s’il peut avoir une légitimité dans certains cas (le cinéma muet des années vingt, quelques cinéastes modernes jouant d’un registre singulier), est souvent employé à mauvais escient, dans le simple but d’attribuer à des objets un sens qui les déborde indûment, au risque de nier la singularité des choses au profit de la généralité des abstractions (telle locomotive devient le symbole du capitalisme industriel, et le fait que le personnage regarde par terre symbolise son absence d’avenir).

Les remarques qui suivent sont regroupées en cinq aspects qui, fondus les uns dans les autres dans la réalité du film, sont ici distingués pour des raisons pratiques ; toute analyse aura donc soin de bien les articuler dans son propos, au lieu de les considérer comme des rubriques à aborder successivement.

Ces cinq dimensions sont : la construction du récit, qui concerne le mode d’action, l’organisation des séquences ou le schéma relationnel des personnages ; la composition visuelle, comprenant plusieurs niveaux (l’architecture plastique d’une image, la dynamique du plan, la profondeur de champ, le rapport avec le hors-champ, etc.) ; l’univers sonore, qu’il est bon de ne pas trop distinguer de l’image, et qui concerne aussi bien la musique off que les sources d’émission, les valeurs tonales ou la hiérarchie entre bruits et paroles ; le montage, soit, grossièrement, le rapport entre les plans ou entre les séquences, leur rythme d’enchaînement, la dialectique de leurs dynamismes respectifs ou de leurs valeurs chromatiques et, dans une autre perspective, l’organisation de l’intelligibilité d’une action ; la construction spatio-temporelle, qui représente en quelque sorte le plan transcendantal du film, et désigne, au-delà de l’action qu’il montre, le type d’espace-temps qu’il moule et dans lequel il coule son récit.

La construction du récit :

Il convient d’abord de se demander à quel type de structure narrative obéit le film :

  • Est-elle strictement linéaire et efficace dans ses enchaînements, ou bien davantage flottante dans sa succession et incertaine quant à la direction qu’elle prend ?
  • Quelle part laisse-t-elle aux pauses, aux suspensions du récit ou aux digressions (de la scène gratuite, sans conséquence apparente quant à la l’ordre du récit, à l’intrigue secondaire enchâssée dans la principale) ?
  • Combien de lignes narratives entremêle-t-elle, et, dans ce cas, quelles règles président à leur alternance ? Ces récits convergent-ils ou bien restent-ils sans réels rapports narratifs ?
  • À quelles vitesses va la narration, quels rythmes le film cherche-t-il à croiser (attention, il y a toujours plusieurs vitesses dans un film, et le rythme de défilement des images n’est pas forcément identique à celui du déroulement de l’intrigue) ?

À noter : comme pour tout ce qui suit, les alternatives présentées ici ne renvoient pas à des cases, mais à des pôles entre lesquels s’étendent bien des degrés. Par exemple, très peu d’intrigues suivent une trajectoire strictement rectiligne, et aucune n’est si désenchaînée qu’elle abolit le récit.

Il convient ensuite de s’interroger sur le savoir dont dispose le spectateur :

  • Est-il complètement omniscient (rien ne lui échappe, toutes les informations lui sont données) ou sa connaissance de la situation est-elle partielle (des ellipses ou des omissions volontaires lui cachent une partie des données permettant une compréhension intégrale des enjeux du récit) ?
  • Quel est le rapport entre son savoir et celui des personnages ? En sait-il plus qu’eux, moins qu’eux ? La question se pose souvent en regard du personnage principal : le spectateur a-t-il une longueur d’avance sur lui ou découvre-t-il la situation en même temps que lui (la chose est par exemple très importante dans le cas d’un film policier) ?

Il peut être également judicieux d’analyser le degré de fragmentation du récit :

  • Au vu de sa longueur, le film comprend-il plutôt beaucoup de scènes ou bien une quantité toute relative ?
  • Celles-ci sont-elles d’une longueur relativement égale ou bien le film joue-t-il d’une alternance entre scènes longues et scènes plus brèves ? À noter, la question se pose aussi pour les rythmes : chaque scène va-t-elle au même rythme que la précédente (cas plutôt rare) ou bien leur succession repose-t-elle sur une dialectique de rythmes rapides et d’autres plus lents ?

Cette interrogation sur les effets d’alternance et de rupture entre scènes gagne toujours à être élargie : à côté des variations de rythmes, il est souvent profitable d’analyser celles de décors (passage d’une scène d’extérieur à une scène d’intérieur, d’un espace plutôt cloisonné, sans grande profondeur – une forêt touffue, par exemple – à un espace ouvert – morne plaine, grande rue – ou d’un espace surchargé de détails et d’objets à un décor dénudé, minimaliste), de tonalités (chromatiques – passage d’une couleur dominante à un autre, d’une teinte sombre à une ambiance plus lumineuse, etc. – ou sonores – quant aux bruits, ou aux accents des personnages, plus ou moins calmes ou énervés) ou simplement dramatique (passage d’un climax à une pause, d’un moment plutôt frénétique à une scène multipliant les effets de ralentissement, etc.). De manière générale, si ces dialectiques et différences peuvent se décliner sous de multiples formes, on peut souvent ramener certains mécanismes à un alternance entre des effets de saturation et d’autres d’épuration.

Les personnages demandent bien sûr à être analysés, mais en évitant de recourir à une grille psychologique sommaire leur prêtant des intentions et émotions renvoyant à des catégories psychiques souvent fort génériques, et donc trop générales pour être d’un réel intérêt. L’analyse dramatique doit prendre soin de s’écarter de toute glose morale, et sa finalité n’a de toute façon rien à voir avec l’élucidation de l’état psychique d’un être fictif, sur lequel il est vain de projeter une intériorité (« personnage » vient de persona, le masque, et il n’y a donc pas lieu d’ergoter sur les motivations qui se cacheraient derrière cette apparence). Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas utile de relever des traits significatifs quant aux marqueurs sociaux ou au typage caractériel d’un personnage, dans la mesure où ils servent à comprendre l’économie signifiante d’une séquence ou d’un film ; le risque est simplement d’attribuer une réalité substantielle à ces êtres et d’en faire le centre de l’analyse, alors qu’à beaucoup d’égards ils ne sont que des supports par lesquels transitent des affects ou des signes qui renseignent beaucoup plus sur les dynamismes à l’œuvre dans un film. À terme, les sentiments et désirs du personnage importent moins que le type de psychologie auquel il obéit, parce que ce modèle renvoie à une certaine image de la pensée, à une manière de concevoir « l’âme » qui, souvent, est un excellent indicateur des effets que prétend produire le film. Pour identifier ces modèles sous-jacents, quelques questions directrices :

  • Modéliser la psyché abstraite sur laquelle s’appuie un film demande d’abord de s’interroger sur les ressorts les plus évidents des personnages : à quels types de motivations répondent-ils, quels genres de buts guident leur action, quels rapports entretiennent-ils avec leur environnement immédiat, prétendent-ils à une certaine transparence vis-à-vis d’eux-mêmes ? Pour le dire un peu vite, les modèles narratifs classiques font appel à une psychologie claire organisée autour de finalités évidentes (raison pour laquelle les récits de la vengeance ont fait la fortune du cinéma hollywoodien classique – il est significatif que des néo-classiques aient revisité ce thème en lui greffant le problème de l’amnésie, pour sauver le modèle initial tout en en compliquant les mécanismes, comme Johnnie To avec Vengeance, 2009, ou Christopher Nolan avec Memento, 2000), tandis que le cinéma moderne a davantage eu recours à des êtres aux comportements plus incertains, opaques aux yeux de tous (y compris d’eux-mêmes) et aux actes difficilement rationalisables – de là l’inaction qui frappe bien des personnages modernes, parce que leur psychologie n’est plus vraiment conçue en termes de motivations ou de buts. En bref, tout comportement à l’écran induit une certaine idée de la causalité psychique et de la raison morale, et l’analyse doit remonter de l’un à l’autre.
  • Quelle gamme d’affects s’empare des personnages, et quel est leur degré de lisibilité ? Là encore, le catalogue sentimental d’un film renseigne beaucoup sur le modèle (psychique, mais aussi historique, économique, politique, etc.) qui le sous-tend. L’âge d’or hollywoodien représenterait le parangon de l’identification évidente d’affects simples (la peur, le courage, l’amour, etc.) tandis que des œuvres ultérieures ont figuré des formations psychiques plus complexes (par exemple : l’hystérie chez Elia Kazan, l’angoisse chez Resnais, la neurasthénie chez une bonne part de la Nouvelle Vague, etc.). Il peut être utile d’analyser les types de jeu en fonction de ces problèmes, certains acteurs excellant dans l’atténuation de toute expression affective (de Buster Keaton à Ryan Gosling) tandis que d’autres ont pour signature une exubérance des tics signifiants (Jean-Pierre Léaud, Jim Carrey, Jack Nicholson…) ; certains peuvent goûter des registres spécifiques (la langueur triste pour Bette Davis, « the strong silent type » pour Gary Cooper, une certaine forme d’impavidité pour Isabelle Huppert), qui, à chaque fois, s’associe à une forme de déchiffrement moral renvoyant à une structure psychique plus ou moins lisible.
  • Quels types de traits caractérisent les personnages ? S’agit-il plutôt de tics verbaux (spécialité, par exemple, du cinéma français des années trente) ou physiques (un geste récurrent, un blocage behavioriste), d’un goût souligné pour certains accessoires ou accoutrements (principal site du sens pour un cinéaste comme Xavier Dolan), d’une démarche très reconnaissable (cas d’école : les personnages de John Wayne), d’une raideur ou, au contraire, d’une souplesse des gestes, d’un épiderme spécifique ou d’une pilosité remarquable. Tout élément peut devenir caractérisant du moment qu’il est l’objet d’un investissement suffisant, et la liste des possibles marques distinctives est donc virtuellement infinie. Il faut avoir à l’esprit que le cinéma est un art essentiellement comportementaliste, et qu’il fait donc sens moins par le verbe que par les gestes (le dialogue y est plutôt le lieu du mensonge, alors que les réflexes non maîtrisés, les détails de l’habit ou les traces indélébiles d’un corps manifestent une vérité hors contrôle – c’est donc eux que la mise en scène met en avant pour renseigner sur les personnages).

Une fois relevés les traits caractérisant les personnages et après avoir, le cas échéant, identifié les types ou fonctions auxquels chacun se rapporte, il peut être utile de questionner le schéma des relations entre l’ensemble des protagonistes : puisque dans toute œuvre, le sens dépend de la relation, les caractéristiques d’un personnage fonctionnent généralement en miroir avec celles d’un autre. Ce système relationnel peut se lire à au moins deux niveaux :

  • Le plus évident est celui des liens d’association ou d’opposition tels que le récit les orchestre : tel personnage est inclut dans tel groupe, qui distribue différentes fonctions à chacun de ses éléments (du genre « le bon, la brute et le truand »), le groupe étant généralement opposé à un autre qui, souvent, supporte des traits plus ou moins exactement inverses. Ce tissu d’alliances et d’inversions symboliques offre un premier réseau de sèmes dont l’analyse permet souvent de mettre à jour la configuration idéologique d’un film (« idéologique » au sens large, et neutre : tout ce qui relève de la « vision du monde » sous-tendant un film, c’est-à-dire que son découpage des espaces et des rôles, de l’important et de l’insignifiant, du bon et du mauvais droit, etc. – tout ce qui implique un jugement de valeur, c’est-à-dire une valorisation d’un élément au détriment d’un autre).
  • À un autre niveau, on peut observer comment le film distribue les attributs entre les personnages, chacun définissant un certain pôle de qualités qui, la plupart du temps, trouve son répondant dans un pôle inverse. Le cas d’école serait le tandem de Laurel et Hardy, dans lequel les traits sont exactement inverses d’un personnage à un autre, du point de vue psychologique, morphologique, vestimentaire, etc. ; la plupart des films déploient néanmoins des réseaux d’antithèses et de différenciations plus complexes, ne serait-ce qu’en raison du plus grand nombre de protagonistes : il est alors profitable de schématiser la répartition de tous les types d’attributs, au-delà du simple manichéisme (plutôt que de se demander quels personnages sont « bons », on se demandera comment peuvent se répartir, par exemple, le sec et l’humide, l’aride et le muqueux – distribution en laquelle se résume tout le cinéma d’Abdellatif Kechiche, par exemple).

Ces questions n’épuisent bien sûr aucunement l’ensemble de celles qu’on peut poser au récit filmique. On en retiendra encore deux :

  • Le film s’inscrit-il dans un genre codifié (le western, le mélodrame, la comédie musicale, le film social, etc.) et, dans ce cas, quels aspects du genre préfère-t-il investir (des personnages ou situations-types, une certaine gamme d’humeurs ou une tonalité lumineuse bien marquée, des échelles de plans privilégiées, etc.) et quel rapport entretient-il avec l’ensemble de ses codes (de respect scrupuleux, de transgression discrète, de franche parodie, d’allusion en guise d’hommage, de réadaptation à un autre univers de référence, etc.) ? Cette question est inséparable d’une mise en perspective historique et géographique, les genres n’étant pas des essences éternelles mais des configurations mouvantes – il faut donc toujours rapporter la situation du film à l’histoire propre à un genre (par exemple, les codes du western ont largement évolué entre les années dix et la fin de l’âge classique, et certains genres comme le film noir sont apparus plus tardivement), et prendre en compte les traditions propres à chaque régime de production : Hollywood représente le paradis du genre, même si certaines époques ont vu des films faisant preuve d’ironie à l’égard des canons génériques (surtout pendant les années soixante-dix et quatre-vingt) ; depuis la Nouvelle Vague, un certain cinéma français fait vœu d’adhésion distanciée vis-à-vis des codes hollywoodiens, entre reprise et détournement (c’est surtout en France que le western est aujourd’hui vivace, mais sous une forme tout à fait revisitée, de La Vie de Jésus de Bruno Dumont au Dheepan de Jacques Audiard, en passant par Mange tes morts de Jean-Charles Hue). Dans tous les cas, analyser le rapport d’un film à un genre revient à rapporter une singularité à une régularité : le but n’est donc pas de simplement valider la conformité de telle œuvre aux standards génériques, ce qui n’a que peu d’intérêt, mais de comprendre la spécificité du dialogue engagé, de voir que le respect de la tradition établie peut prendre différentes formes et qu’il n’interdit pas la distance et des écarts ponctuels, l’histoire des genres n’étant au fond jamais autre chose que celle de leur refonte.
  • L’analyse gagne toujours à relever les thématiques les plus pertinentes, à condition de spécifier les modes d’incarnation des thèmes et d’éviter les catégories trop larges et donc abstraites. Ainsi, « l’amour » ou « la guerre » ne sont pas vraiment des thèmes ; « la trahison », « le rachat » s’approchent déjà un peu plus de la chose, et ont d’ailleurs nourri une grande part du cinéma classique, mais il est bon de préciser les nuances qu’ils prennent dans un film (il y a différents types de trahisons ou de rachats, comme de sacrifices ou d’abandons ; de même, des thèmes aussi fréquents que l’échange ou l’identité des contraires demandent à être caractérisés finement). À beaucoup d’égard, un thème prend souvent la forme d’une thèse, puisque la manière dont il est traité s’apparente à un énoncé sur une chose : le thème révolutionnaire chez Eisenstein est aussi une thèse sur le rapport entre passion et raison, entre extase et prise de conscience ; chez David Cronenberg, le thème de l’hybridité implique non seulement une série de dispositifs formels mais aussi une certaine idée du vivant et de son rapport avec le machinique, qui pose que tout être est synthétique, né d’une prothèse ou d’une greffe, et que l’humain n’est jamais nettement séparé de l’insecte (The Fly, Spider) ou de la machine (Crash, Dead Ringers).
  • À ce propos, il est d’usage de distinguer trois catégories analytiques renvoyant à différents sites formels : le thème, le motif, la figure. S’il n’en existe aucune définition stricte, ce qui les rend modulables et ajustables, un partage fonctionnel serait le suivant :

1) la figure se rapporte presque uniquement à des personnages, ou à des agents importants (par exemple, l’âne d’Au hasard Balthazar de Robert Bresson), et permet de donner une portée plus générale à un être singulier (par exemple, Batman est, entre autres, la figure d’une justice extra-légale ; dans le cinéma soviétique des années vingt, la mère est la figure du deuil et la machine celle du progrès ; l’enfant est souvent la figure de l’innocence et du regard vierge, etc.).

2) Le motif s’apparente davantage à des dynamismes formels, soit purement plastiques (par exemple les croix chez Fritz Lang), soit plus nettement figuratifs (l’inversion des traits masculins et féminins chez Howard Hawks), soit même liés à certaines situations (le regard voyeuriste chez Hitchcock, la chute des corps pour Roberto Rossellini, le découpage pour Jean-Luc Godard – autant de motifs dont la manifestation est à la croisé du plastique, du figuratif et du narratif).

3) Le thème est plus général et transversal ; il ne faut toutefois pas oublier que son expression s’appuie sur des motifs et des figures, et que, bien souvent, des motifs sont convertibles en thèmes, puisqu’il s’agit là d’outils pratiques et non de catégories étanches.

La composition visuelle :

En la matière, les questions ne manquent pas et exigent souvent des réponses très affinées. Elles concernent tout ce qui touche à l’agencement des éléments à l’intérieur du cadre, au positionnement de la caméra et à la plastique de l’image, sans oublier le dynamisme interne à un plan (la mobilité de son cadre, le mouvement des éléments à l’intérieur du champ) et différents effets optiques plus spécifiques (trucages, manipulations de la pellicule ou animations numériques). Pour éviter tout formalisme abstrait, l’analyse prendra soin de toujours rattacher ces procédés visuels à des mécanismes dramatiques. À ce premier problème s’ajoutent un ensemble d’interrogations :

Quant à la mobilité ou à la fixité de la caméra :

  • Quel est le degré d’agitation visuelle du film, et dans quelle mesure celle-ci est-elle fonction des mouvements de la caméra ? Si cette dernière ne prétend pas à l’impassibilité, il faut interroger le type de mobilité qu’elle met en jeu : heurtée ou fluide, véloce ou ralentie, suivant des mouvements amples ou préférant de discrets recadrages, etc. On fera donc bien attention à distinguer le mouvement du cadre et le mouvement dans le champ, mais en tentant de comprendre le rapport de l’un à l’autre (un cadre fixe face à un espace traversé par des figures très mobiles peut signifier une sorte de distance froide, un cadre très agité autour d’un personnage seul peut renforcer une dramaturgie du tourment, etc.).
  • Quels rapports entre la mobilité des personnages et celle de la caméra ? Bougent-ils ensemble, au même moment et dans la même direction, ou suivent-ils des tendances différentes sinon contraires ? La mobilité de la caméra est-elle arrimée à celle des personnages ? Si les personnages restent immobiles, pourquoi l’objectif se déplace-t-il ?
  • Quels types d’effets ce mouvement semble-t-il rechercher ? Aide-t-il à la compréhension de la situation (c’est souvent le cas des recadrages ou des mouvements de suivi) ou concourt-il au contraire à un effet de brouillage et de désorientation (parfois recherché pour une perception plus viscérale ou immersive) ? Est-il plutôt en harmonie avec l’action (par exemple, un mouvement frénétique lors d’une scène de bagarre) ou cherche-t-il davantage à la contrebalancer ?

Pour ce qui touche à la composition générale du cadre :

  • Dans l’ensemble, le champ est-il plutôt saturé (rempli d’éléments variés, allant dans le sens d’un certain encombrement bouchant l’horizon) ou évidé (rareté des accessoires, minimalisme) ?
  • Les éléments à l’intérieur du cadre sont-ils disposés selon un ordre plus ou moins équilibré ou leur agencement va-t-il au contraire dans le sens d’une dissymétrie ? Les éléments les plus importants se trouvent-ils davantage au centre du cadre ou plutôt vers ses bords ?
  • Est-il plutôt exigu ou large, et quels facteurs travaillent à l’effet d’asphyxie ou d’aération ? La multiplication de murs, de meubles, de grillages ou d’autres formes de cloisons à l’intérieur du champ peut par exemple renforcer l’impression d’étroitesse, quand le jeu avec des lignes d’horizon ou des signifiants d’ouverture (par excellence, la fenêtre) peut produire l’effet inverse.
  • Quel est le degré de netteté de l’image ? Le cinéaste joue-t-il avec le flou pour isoler une partie de l’image ou cherche-t-il à maximiser la profondeur de champ ? Dans ce dernier cas, quel rapport visuel est instruit entre le premier plan, le second plan et l’arrière-plan ? Le flou peut par ailleurs endosser d’autres significations qui, aussi variables aient-elles été à travers l’histoire, renvoient le plus souvent aux tropes de la subjectivité (le flou peut servir d’embrayeur à un flashback, indiquer une légère amnésie, signifier un état de choc ou d’ébriété, fonctionner comme marqueur onirique, etc.).
  • Une fois analysées toutes les composantes du plan, il est nécessaire d’en comprendre les rapports, de voir quels liens entretiennent l’avant, le milieu et l’arrière-plan, d’observer si l’ensemble crée des effets de perspective, d’alignement ou de divergences, de comprendre quelle respiration de l’espace cette distribution implique et de voir à quels dynamismes elle s’allie.

À propos de l’angle et de la distance de la prise de vue :

  • Quels sont les angles privilégiés au sein d’un film : davantage frontaux, diagonaux, en légère (contre-)plongée, etc. ? Quel est leur degré d’accentuation, sachant plus il est élevé, plus il y a un effet de signature remarquable (mais pas nécessairement de bonne facture) ? Dans l’ensemble, des angles faibles et des cadres en légère diagonale avec peu d’effets de plongée renvoient à un style plus neutre ou classique, pour lequel l’économie de moyens et la discrétion représentent des valeurs suprêmes ; quand l’angle est au contraire très prononcé, il faut s’interroger sur les raisons (pour intensifier le lyrisme, comme chez Mikhaïl Kalatozov, ou pour sceller un subjectivisme généralisé, comme chez Orson Welles).
  • Quelle est en général la distance entre les figures et l’objectif ? Certains cinéastes préfèrent filmer de façon très rapprochée, d’autres en se tenant à distance, et il faut interroger le sens de leurs gestes. Là encore, il existe une distance moyenne qui accompagne souvent une échelle elle-même moyenne, et dont ce caractère moyen n’est nullement un défaut, mais un parti pris de simplicité et d’efficacité, au contraire d’un style plus baroque dans lequel les dimensions basculent hors des normes habituelles.
  • Les personnages sont-ils plutôt vus de face, de dos, de profil (sachant que la stricte frontalité ou son inverse, le dos pur, sont extrêmement rares) ? Quels positions (spatiales) ont-ils les uns par rapport aux autres, et que pourrait-on induire de cette proximité ou cette distance ? Comment occupent-ils la zone où ils se trouvent : en circulant beaucoup et avec aisance, en demeurant dans une étendue limitée, en se heurtant aux obstacles matériels, etc. ? De même qu’il faut étudier le rapport des corps entre eux (voir s’ils se touchent, se frôlent, s’écartent, etc.), l’analyse profitera de remarques sur les liens entre les corps et l’environnement (quel degré d’interaction entre les uns et l’autre, quel rapport de proportion, etc.).

Quant aux aspects plus strictement plastiques :

  • Une bonne chose à faire est d’analyser les grandes lignes traversant la composition, d’une manière analogue au commentaire pictural : quelles sont les lignes de force, combien sont-elles, vers où vont-elles (plutôt vers le centre de l’image ou ses bords ? tendent-elles plutôt à la convergence ou à la dispersion ?), sont-elles droites ou courbes ?
  • Où se trouve le centre de gravité de l’image, s’il y en a un ? Est-il plutôt au centre de l’image (composition classique) ou sur ses bords ? Cela permet de se demander vers quels points de l’image l’attention du spectateur est dirigée (certains cinéastes s’emploient à mettre l’essentiel au centre du cadre, d’autres à latéraliser l’action, et certains font se déplacer le centre d’un plan à un autre).
  • Les couleurs, quand il y en a, ne doivent pas être tenues pour nulles : il faut identifer les teintes dominantes, voir si elles plutôt exacerbées ou atténuées, s’interroger sur l’étendue ou la restriction du spectre chromatique, questionner les effets produits par la mise en présence de couleurs plus ou moins disparates (par exemple, un cinéaste comme Cronenberg joue de l’unité de ton, dans une gamme allant surtout du marron clair au noir, tandis que Douglas Sirk ou Vincente Minelli élargissent leur palette pour égayer le monde qu’ils dépeignent ou en intensifier le tragique).
  • Que le film soit en couleurs ou en noir et blanc, il est toujours bon d’observer les effets de contraste induits par leur usage (un film noir dramatise l’opposition, d’autres peuvent chercher un gris moyen) et ceux que ménagent les jeux sur la luminosité, dont l’intensité peut varier (de manière générale, mieux vaut ne pas manquer d’analyser le type de lumière employé : bien distinguer entre lumière artificielle et lumière naturelle, mais aussi entre le néon et l’halogène, entre la lumière du matin et celle de la tombée du soir, etc.).

Toutes les questions qui précèdent pointent des aspects à noter, mais ne disent pas quel sens tirer de tel ou tel indice, et pour cause : il n’y a jamais de corrélation directe entre un trait et une signification, et aucun pense-bête ne saurait servir de manuel d’induction. Charge revient à l’analyse d’articuler ce qu’elle remarque pour comprendre comment des séries d’éléments font système.

L’univers sonore :

On distingue généralement trois grands plans d’analyse quant au son, même si d’autres découpages sont possibles : les bruits, les paroles, la musique, qui sont généralement traités séparément sur la piste sonore (d’où une autre question à se poser : s’agit-il d’un son mono ou d’un son stéréo, c’est-à-dire d’un son discriminant les différents éléments sonores – stéréo – ou, au contraire, les fondant le plus possible – solution devenue de plus en plus rare, et aujourd’hui quasiment inexistante). Il est également utile de faire la différence entre son in (dont la source appartient à l’univers diégétique) et off.

Les bruitages méritent une réelle attention, tant certains cinéastes les mettent au cœur de leur art au point, parfois, de leur donner plus d’importance qu’aux dialogues (cas d’école : Jacques Tati ou, dans une autre mesure, Andreï Tarkovski). Là encore, il faut questionner les modalités de leur présence (sont-ils nombreux ? discrets, à l’arrière-plan de la bande-sonore, ou presque trop audibles ?) et leur nature (sont-ils réalistes ? quels éléments de l’environnement mettent-ils en valeur?) ; on interrogera également leur fonction (simplement d’ambiance, ou bien comme marqueur d’authenticité ?) et le rapport hiérarchique qu’ils ont avec les dialogues, auxquels ils sont le plus souvent subordonnés.

Bien analyser les dialogues demande de déplacer l’attention spontanée, qui a tendance à se focaliser sur ce qui est dit – le sens verbalisé – au détriment de facteurs sémantiques débordant les simples énoncés ; la manière (le ton, le registre) importe autant que l’idée communiquée, et il faut donc les traiter à part égale :

  • Une première question concernerait la fréquence des dialogues : certains films sont très loquaces, d’autres ont tendance au mutisme, et il est bon d’évaluer la rareté ou l’abondance des dialogues dans un film, tout en se demandant quelle est leur fonction par rapport à la narration (ont-ils simplement pour but de faire avancer le récit en délivrant des informations substantielles, ou entrent-ils dans une logique digressive qui peut elle-même avoir différentes finalités – comique, lyrique, réaliste, etc.).
  • Certains outils de l’analyse littéraire peuvent être mobilisés à bon escient : les dialogues sont-ils écrits dans un style plutôt soutenu et relevé, ou cherchent-ils au contraire à multiplier les marqueurs d’oralité, pour convoyer une impression de spontanéité ou d’authenticité sociale (ce qui n’est pas la même chose) ? On veillera à ne pas s’arrêter au lexique et à bien analyser les structures syntaxiques, pour évaluer l’écart grammatical entre la langue des personnages et celle diffusée dans les cercles scolaires (tout argotiques qu’ils soient, des paroliers comme Prévert ou Audiard respectent encore les lois syntaxiques, alors que des figures contemporaines comme Kechiche ou Dumont les malmènent sans arrêt).
  • Quel traitement la parole inflige-t-elle au langage : les mots sont-ils clairement articulés et détachés les uns des autres ou davantage mâchés, prononcés à une vitesse telle qu’ils tendent à ne former qu’un seul vocable (cas fréquent dans le réalisme français contemporain) ? De ce point de vue, il est toujours intéressant d’analyser les timbres des voix et les accents des personnages, tout en interrogeant les relations de chacun avec les autres (c’est par exemple un autre trait du réalisme français que d’opposer les sonorités propres aux classes populaires, présentées comme rugueuses, à celles plus cristallines et perchées des classes aisées).

La musique est souvent la grande oubliée de l’analyse de film, alors qu’elle peut lui offrir une matière très riche ; hélas, il est difficile d’en parler sans être un tant soit peu familier du vocabulaire de l’analyse musicale. Certains aspects ne demandent toutefois aucune connaissance préalable :

  • La première question à se poser est là encore celle de sa fréquence : certains cinéastes en usent massivement et nombre de films font même appel à une partition ininterrompue, quand d’autres ne la font intervenir que ponctuellement voire pas du tout.
  • L’autre question essentielle est celle de sa provenance : s’agit-il d’une musique « in » (intra-diégétique, dont l’origine est liée à l’univers du récit – qu’il s’agisse d’un juke-box dans un bar ou d’une fanfare passant dans la rue) ou « off » (extra-diégétique, ajoutée à la bande-son) ?
  • À quel type de composition obéit-elle : penche-t-elle plutôt vers l’harmonie classique ou vers la recherche plus moderne d’une dissonance (pour ne pointer que les deux pôles principaux, l’analyse pouvant être infiniment plus précise que cela) ? Quelle est son instrumentation dominante (cuivre, cordes, percussions, vents) ? Et, dans le cas d’une musique non instrumentale (la musique électronique par exemple), quels types de sons emploie-t-elle ?
  • Si la musique est accompagnée d’un chant, il faut analyser les modalités de la voix (va-t-elle dans les aigus, dans les graves, etc.) et le rapport entre les paroles et la situation narrative à laquelle elles se superposent (il arrive que les paroles d’une chanson explicitent les sentiments impliqués par une situation).
  • Enfin, il faut bien analyser la fonction de cette musique, ou son rapport avec le circuit visuel : sert-elle seulement à souligner l’ambiance ou les sentiments dominants de telle ou telle scène (dans ce cas, on dira qu’elle a une fonction emphatique et qu’elle est dans un rapport de redondance par rapport au récit – c’est le cas dans l’immense majorité de la production hollywoodienne, par exemple) ou bien ses mouvements affichent-ils une relative autonomie par rapport au déroulement de l’intrigue (chez certains cinéastes modernes – Alain Resnais au premier chef – la musique est employée à des fins de contrepoint, de sorte que ses tonalités contrastent avec ce qui peut ressortir de la situation qu’elle accompagne).

Le montage :

L’histoire du cinéma regorge de théories du montage ayant engendré des appellations spécifiques comme « montage parallèle », « montage des attractions », « montage symbolique », « jump cut », etc. ; il reste que leur usage réel demeure rare, et que leur emploi analytique peut passer pour hasardeux lorsqu’il n’est pas articulé à une connaissance précise de l’histoire des idées cinématographiques : mieux vaut donc s’en tenir à une description simple faisant l’économie de termes mal maîtrisés. Le seul terme renvoyant à une réalité esthétique courante est « montage alterné », qui désigne l’alternance de deux séquences d’action ou de deux séries d’images censément simultanées et convergeant dans la narration (le cas classique est celui de la poursuite, avec une alternance entre des plans sur les poursuivants et d’autre sur les poursuivis ; plus généralement, le montage alterné est une figure centrale du cinéma d’action). Il n’empêche que les formes de montage sont extrêmement variées, bien qu’il existe trop peu de notions pour en étiqueter toute la palette ; l’analyse aura donc à affiner son vocabulaire pour apprécier telle ou telle stratégie de montage, quitte à la rapporter par moments à des grands pôles catégoriels – là encore, il n’y a que l’habitude de l’analyse et de la fréquentation de l’histoire du cinéma qui puisse servir d’école du regard. On gardera toutefois à l’esprit les deux principaux niveaux d’analyse du montage :

  • L’un qu’on dira « macroscopique » et qui concerne la succession des séquences ou des scènes ; il faut alors analyser les types de raccord utilisés entre elles, comparer leurs durées (sont-elles plutôt équivalentes, ou bien le film amalgame-t-il des blocs temporels de différentes natures), interroger l’effet produit par leur succession (va-t-il dans le sens d’une impression de continuité, de contrepoint, de déphasage, etc.), définir le rythme général de cette succession et, à partir de là, synthétiser le régime temporel du film, son rapport aux durées et aux vitesses.
  • L’autre est plus « microscopique », interne à chaque séquence et permettant d’analyser la succession entre les plans : celle-ci est-elle saccadée ou fluide, elliptique ou sans coupure nette, motivée par la contiguïté spatiale ou au contraire indifférente à ce que lui dicte la continuité spatio-temporelle, etc. ; à chaque fois, il faut se demander quels effets rythmiques et sémantiques produit le rapprochement de deux plans se succédant (ou se suivant de peu : l’analyse du montage ne s’en tient pas à la seule succession de plan à plan, mais peut s’attacher aux effets d’écho ou de reprise entre des groupes de plan ou entre deux plans séparés par quelques autres). À un niveau « nanoscopique », si l’on veut, on peut analyser le montage interne à un plan, soit dans sa composition plastique (le rapport entre les différentes parties du plan), soit dans son dynamisme temporel (quel rapport entre le début et la fin du plan).
  • Ces remarques touchent surtout au rythme et aux phénomènes de continuité, qui ne sont pas les seules problématiques propres au montage. Celui-ci joue, au sein du cinéma, le rôle d’une sorte de grammaire : il conjugue et articule, raccorde les objets, les gestes ou les inscriptions, bref, forme la syntaxe feuilletée (à la fois plastique, sémantique, idéologique…) du film. Analyser le montage demande donc d’accorder une attention soutenue aux effets de retour ou de rimes, aux variations dans le système des raccords, aux mises en parallèle ou aux formes d’opposition, aux stratégies paratactiques, bref, à tout ce qui rapporte un élément ou un sème à un autre.

La construction spatio-temporelle :

Si le cinéma n’est pas nécessairement lié au récit – les films non-narratifs ne manquent pas –, il repose par contre toujours sur la construction de blocs de temps et d’espace : avant toute histoire ou jeu des formes se met en place un certain espace-temps, et un grand cinéaste se reconnaît souvent à la singularité spatio-temporelle de ses films, à l’invention de durées accordées à certaines traversées. Celles-ci ne concernent pas simplement la vitesse d’une intrigue ou la taille de l’environnement, même s’il s’agit là d’indicateurs utiles pour rendre sensible un espace-temps. Il est toujours difficile d’en préciser la spécificité par des moyens verbaux ; toutefois, on peut toujours baliser les coordonnées principales d’une construction spatio-temporelle en identifiant les principaux éléments concourant à sa formation. S’il n’y a absolument aucune règle pour un tel découpage analytique, on peut, pour des raisons de commodité, distinguer trois plans : l’environnement filmé, et l’idée de la matière qui s’en dégage ; les configurations spatiales dans lesquelles s’installe le film ; la dimension temporelle, dont les attributs ne sont bien sûr pas indépendants des deux autres aspects.

Pour ce qui est de l’environnement :

  • Éminemment centraux, décors et accessoires motivent bon nombre de questions : penchent-ils plutôt vers le minimal, ou virent-t-ils au monumentalisme ? À quels types d’architecture et d’ustensilité renvoient-t-il ? Quelles formes géométriques en viennent alors à découper l’espace (plutôt droites ou incurvées, schématiques ou abondantes, etc.), pour lui donner quelle forme d’extension ? Analyser l’environnement, c’est aussi se demander comment le corps et le regard y circulent, questionner ses reliefs, ses creux, ses contours et détours, etc.
  • De telles questions mènent à questionner le rapport de proportion entre les figures humaines et l’espace qui les entoure : sont-elles dissoutes dans des immensités colossales ou se promènent-elles dans des lieux aux dimensions humaines ? À noter, ce rapport de (dis)proportion implique souvent une certaine idée de la place de l’homme dans le monde (en simplifiant, on dira que plus les échelles sont équilibrées, plus le monde paraît habitable et humanisé, tandis que des dimensions incommensurables entre les figures humaines et leur environnement indiquent plutôt une inadéquation entre la vie humaine et ce qui l’entoure).
  • Un dernier problème pourrait concerner l’image de la matière émanant du film – certains cinéastes ont la passion de la désagrégation et de l’entropie (Resnais, Tarkovski, Duras), d’autres poursuivent un égayement des choses terrestres (Renoir, Rossellini), et tous ont toujours un élément favori cristallisant l’ontologie guidant leur film (l’eau fluviale pour Renoir, l’eau marécageuse pour Tarkovski, la boue pour Dumont, le désert pour Pasolini, l’herbe pour Malick, la brume pour Kurosawa…). Toute esthétique implique une certaine conception de l’être du monde, inséparable de la construction spatio-temporelle inhérente au le film, et, d’une certaine façon, c’est elle que l’analyse vise à identifier en dernier lieu.

Quant à l’espace :

  • Nombre de questions ont déjà été indiquées : le film privilégie-t-il des espaces ouverts ou fermés, plats ou riches en reliefs, avec des horizons bouchés ou ouverts, etc. (une plage, une jungle ou une prison induisent par exemple des constructions spatiales fort différentes, même si chacune admet à son tour beaucoup de mises en scène possibles) ? L’image laisse-t-elle la place à de larges perspectives ouvrant l’espace et le faisant respirer, ou bien les perspectives sont-elles écrasées au point de renforcer un sentiment d’asphyxie ? Il est bon, à ce propos, d’analyser les cadres internes au cadre, tout ce qui fonctionne comme ouverture à l’intérieur de l’image : fenêtres, portes, miroirs, etc.
  • Quels rapports sont établis entre le champ et le hors-champ ? Ceux-là admettent toute une variété de possibles allant de la contiguïté spatiale immédiate à la pure et simple discontinuité, en passant par différents degrés croisant proximité et coupure ; à cet égard, les procédés à prendre en compte sont multiples, mais on fera surtout attention à la direction des regards (pointent-ils vers le hors-champ, et dans quelle mesure ?), à l’usage du son (quelle présence de bruits ou de paroles hors-champ ?), au système de raccords (ainsi du classique champ-contrechamp, dont l’antithèse serait le raccord sans aucune motivation spatiale) et à l’articulation entre plans d’ensemble ou généraux (qui permettent d’avoir une vue globale de l’espace) et plans plus rapprochés.
  • À partir de là, on peut essayer d’identifier le type de géométrie et/ou de géophysique auquel adhère le film, pour schématiser sa compréhension de l’espace (comme série de cases discontinues chez Georges Méliès, comme étendue continue et plate chez John Ford, comme perpétuellement soumis à la division chez Friedrich Murnau, comme Zone détraquant le temps chez Jean Cocteau, comme espace mondialisé et hyperconnecté dans l’essentiel du cinéma d’action contemporain…).

Enfin, la dimension temporelle :

  • Dans l’ensemble, la scène ou le film en son entier penchent-ils davantage vers la dilatation temporelle (temporalité rallongée, longues pauses, étalement des actions ou dialogues, etc.) ou vers la contraction (sachant qu’une infinité de possibles s’intercalent entre ces deux pôles) ? Son régime temporel est-il davantage hétérogène (différentes vitesses, moments courts et moments longs, jeux sur les accélérations et les ralentissements, etc.) ou homogène ?
  • Quel est le rapport entre la durée d’une scène et la durée de l’action qu’elle montre ? Le plan laisse-t-il s’installer une certaine attente entre son propre début et celui de l’action ou du dialogue ? La coupe intervient-elle directement à la fin de ces derniers ? Si la plupart des cinéastes classiques ont arrimé la durée du plan à celle des actions ou échanges, certaines tendances modernes jouent plutôt d’un détachement, d’une autonomie de la temporalité audiovisuelle par rapport aux agitations humaines.
  • L’intrigue renvoie-t-elle ouvertement à un temps calculé et maîtrisé (voir le rôle tenu par les horlogeries de tout acabit, notamment dans le cinéma d’action) ou bien à un temps abolissant toute mesure et vécu comme durée pure, échappant au chronomètre (c’est par exemple le cas d’une partie du cinéma asiatique contemporain) ? Ce rapport de mesure utile ou de patience détachée renseigne sur l’idée du temps propre à un film (pour Hollywood, souvent, « le temps, c’est de l’argent » : les personnages passent leur temps à compter, chronométrer – d’où la passion des comptes à rebours –, calculer, et tout est fait pour aller au plus vite ; pour un cinéaste comme Resnais, le temps est un vortex, un système de tunnels abolissant la chronologie au profit d’autres formes de succession temporelle ; pour Tarkovski, le temps est divisé entre l’entropie et l’espérance, ; pour Apichatpong Weerasethakul, le temps n’existe pas, ou si peu).

Le mot de la fin

De tout cela, on retiendra surtout que le sens est partout, et que rien ne doit demeurer étranger à l’analyse. Les motifs sur un papier peint peuvent être aussi importants que les déclarations explicites d’un personnage, la durée d’un plan a autant de signification que l’action qu’il montre et le sens d’un film n’est jamais réductible à la morale de son histoire. Dans tous les cas, l’analyse doit s’écarter de la glose psycho-métaphysique (il ne s’agit pas d’ergoter sur les leçons du film ou sur le cœur des personnages), pour à la place se rapprocher du travail du chirurgien ou du mécanicien, qui démontent pour reconstruire : face à un film, il s’agit pareillement d’identifier les éléments pour comprendre que leur fonctionnement dépend de leur articulation avec le reste, et ainsi exposer les principes esthétiques qui travaillent l’ensemble. C’est dire aussi que l’analyse n’a pas pour vocation d’ajouter une chose « en plus » au film : son seul but est de clarifier la logique de ses effets et d’exposer les conceptions qui s’en induisent.

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Lecteurs et lectrices fidèles ou infidèles,

Débordements a le grand plaisir de vous annoncer la préparation d’un premier numéro papier. Pour en savoir plus, nous vous renvoyons à notre édito ainsi qu’à la page Ulule qui vous permettra de pré-commander un exemplaire. Par avance merci pour votre soutien.

Image : Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933).