Révolution Zendj, Tariq Teguia

Battre la carte

par ,
le 9 mars 2015

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L’absolu cinématographique qu’était Inland, huitième merveille du monde, s’achevait sur une échappée folle vers le sud algérien. Son arpenteur de héros choisissait d’y délaisser le relevé du cadastre pour, en compagnie d’une migrante, troquer le strié contre le lisse et tracer une ligne de fuite vers un désert incartographiable. Avant cela, le duo amoureux de Rome plutôt que vous s’était essayé à un exercice de dérive déjouant les trajets attendus pour inventer un surplace tout en intensité : assignés à résidence, interdits de passage de frontière, les deux protagonistes zonaient à l’envi pour tromper, plus que le temps, les bornes et jalons qui en notre époque de quadrillage dressent partout des limites balisant des parcours obligés. Récits qui forment autant d’histoires de tangente et de bifurcation. L’éthique de Teguia, deleuzienne à souhait, est un art de l’étrangement – savoir se perdre, sur le plan géographique comme psychologique, en constitue la vertu cardinale. Affaire de circulation, qui se comprend sous un double mode. Il y a la circulation majoritaire, celle des capitaux, des trônes et des dominations, celle des cartes officielles dessinant un monde arraisonné ; dans Révolution Zendj, elle revient à cette bande d’Américains prédateurs qui domestiquent l’espace en rejouant en Orient le scénario de la Conquête. Et, en marge de cette imposition, la minoritaire, plus souple, plus folle, déboussolée et zigzagante, soustraite aux topographies impériales par sa déterritorialisation continue. Son chiffre, dans Révolution Zendj, est ce texte de Butor lu par des comédiens grecs, Mobile : manuel d’escapade pour un Monopoly détraqué, atlas des devenirs plutôt que carte du territoire. L’Amérique, c’est aussi Sur la route de Kerouac, l’art de la fugue, la balade sauvage faite jeu d’esquive.

Les héros de Teguia voyagent pour partir et non pour arriver. L’errance, néanmoins, change de visage dans Révolution Zendj. Il y a déjà le changement d’échelle : ville dans le premier long-métrage, désert national dans le second, monde méditerranéen dans le dernier en date – autres frontières, autres raccordements hasardeux entre les lieux. Mais surtout, il y a la différence de mobile. Les deux duos antérieurs tentaient de battre la carte en réinventant le territoire qu’ils parcouraient ; pour seul but, échapper. Ici, il s’agit d’une quête qui ne connaît pas sa propre destination. Le héros, Ibn Battuta, baptisé d’après le nom d’un grand explorateur du XIVe siècle, est journaliste. Fidèle au modèle teguiaen, c’est un grand mâle sombre et taiseux, vrillé par une sourde mélancolie, aspiré par l’Ailleurs. Mais à la différence de ses prédécesseurs, plus cosmopolite qu’eux, il est autant habité par l’histoire qu’il se bat contre une géographie carcérale. Parti en reportage dans le sud algérien, il entend dans la bouche d’un émeutier l’appellation « Zendj » – mot qu’on avait cru enseveli sous les décombres historiques, mot qui, dans le film, deviendra le nom des colères survivantes et des révoltes logiques. Mais il renvoie d’abord à la révolte d’esclaves noirs qui au IXè siècle luttèrent contre les Abbassides avant d’être écrasés. Et Ibn Battuta de succomber aux séductions du Nom, de partir à la recherche des alluvions que le fleuve de l’histoire aurait éventuellement drainés jusqu’à l’époque contemporaine. Son errance géographique, qui le mènera à Beyrouth, à Thessalonique ou en Irak, naît d’abord d’un télescopage des temporalités, d’une remontée fantomatique des strates enfouies ; cette odyssée digne d’une rêverie d’historien sur la Méditerranée est géologique avant d’être géographique. L’espace gagne alors une nouvelle dimension. Dans les films précédents, il était surface perpétuellement dédoublée entre routes romaines et lignes brisées, entre l’inscription du pouvoir et l’effacement de la fuite. Désormais, la circulation dans l’espace est aussi une traversée du temps. Le héros, d’arpenteur contrarié, se fait archéologue égaré. Car, et c’est la différence avec les deux premiers longs, Révolution Zendj se construit sur un cheminement qui, certes désorienté par les impasses de l’enquête, n’en est pas moins celui d’une recherche – d’une poursuite et non plus d’une fuite. S’il fallait auparavant défaire les tracés trop rectilignes d’un espace sous surveillance, le but est maintenant de relier des points déconnectés et situés à l’intersection de l’histoire et de la géographie, pour déceler les migrations spectrales des révolutions passées. Et, ultime renversement, l’unique indice guidant les pas de ce journaliste pour qui la seule actualité qui vaille est celle de l’archaïque est une pièce de monnaie battue par le Maître des Zendj, soit, a priori, le sigle même du Capital, ici suprêmement subverti par son passage du côté des dominés – pour une fois, les trajectoires de l’argent et de l’insoumission coïncident. La circulation, d’art de l’écart, est devenue dans Révolution Zendj science des transversales.

La diaspora passe alors pour clé universelle, loi historique et principe cinématographique. Elle trouve son incarnation dans le film en la personne de Nahla, Palestinienne exilée en Grèce (et donc merveilleux point de contact entre toutes les crises de l’époque), porteuse de valises pour des militants à Beyrouth – ville-carrefour comme ville-labyrinthe, microcosme de la géographie déambulatoire de Teguia et nœud de sa réflexion sur l’unité problématique du monde arabe (force politique du film que d’interroger cette unité autrement qu’à l’aune d’un panarabisme de pouvoir ou comme reconduction de l’Umma musulmane, pour en faire plutôt la résultante d’une coalescence de luttes). Nahla est l’apatride atopique, fille de l’air (à fond rouge), contrebandière de l’histoire – car, comme Ibn Battuta, elle est aussi un avatar du passé, le biais d’une réflexion sur l’avenir du révolu (son nom vient du titre du film de Farouk Beloufa qui prenait pour décor un Liban ravagé par la guerre juste avant qu’Israël ne l’envahisse). Elle est donc la vivante question de l’héritage, comme son soupirant, Rami, rescapé de Chatila, est la trace des cicatrices. Exilés et réfugiés se font les figures princeps de ce cinéma, dans la mesure où leur existence est déniée par toutes les cartographies étatiques. Vivre en bordure, franchir les frontières et être vecteur d’histoire sont, dans cette morale politique, une seule et même chose.

Or, qui dit diaspora narrative dit récit rhapsodique, aventure fragmentée. Ayant pour seul fil une ligne d’erre, Révolution Zendj adopte pour loi de consécution la logique du désenchaînement. Et le maître et inspirateur de cet erratisme est très nettement désigné dans le film : Jean-Luc Godard. Une des séquences montre Ibn Battuta pris dans une conversation avec une galeriste tandis que sont projetées sur leurs corps et sur les murs des images d’Ici et ailleurs dont la bande-son s’entend en fond. Choix (au moins) triplement motivé : ce film est le fruit des incursions godardiennes en Palestine, filmé quand le cinéaste achevait sa trajectoire révolutionnaire, monté alors qu’avec Anne-Marie Miéville il entamait une digestion critique de cette période ; Ici et ailleurs entre à ce titre dans la série des références à l’histoire récente des guerres en pays arabes. Mais c’est aussi le film qui questionne les plus improbables raccords géographiques, qui fait résonner dans les foyers le fracas des conflits lointains et qui interroge les sédiments historiques à l’œuvre dans ces derniers (c’est dans celui-ci que Godard s’essaye à montrer que la question palestinienne s’origine dans l’histoire du nazisme et des camps, mais aussi dans l’imagerie théâtrale de la Révolution française). Et surtout, il s’agit d’un film-charnière, de celui qui clôt le moment brechtien de l’œuvre avant que ne s’amorce son grand mouvement symboliste. Il apparaît évident que Teguia oscille entre ces deux versants de l’héritage, entre sa face critique, amoureuse de la dialectique et des fétiches visuels, et sa face romantique, benjaminienne, mêlant le double pathos d’une histoire-mouroir et d’un art-miroir.

Innombrables sont les scènes godardiennes dans Révolution Zendj. En témoigne déjà la mosaïque de références et les quelques scènes de lecture à haute voix, signature par excellence du Maître, absentes des deux longs précédents et qui ici s’intercalent régulièrement entre les promenades insensées. L’insistance sur les contrastes chromatiques, le goût pour l’inscription graphique, le jeu dénaturalisé de certains acteurs renvoient à cette identique inspiration. De même pour cette construction narrative conçue comme suite de décrochages et pour les ellipses à répétition. Et, bien sûr, cette sensibilité à l’histoire des vaincus redoublant l’universelle circulation de l’argent fut celle de Godard avant de définir la patte de Teguia.

Hélas, ce godardisme parfois un peu trop schématique n’est pas ce qui fait la force du film. Les lectures trop démonstratives de Gramsci ou les remakes explicites du Petit soldat flirtent parfois avec la forme pesante de la leçon ; les dialogues entre les rapaces américains, tout brechtiens qu’ils sont, pèchent par excès de manichéisme. Et on regrette que l’incroyable érudition de Teguia doive déboucher sur ce qui frise parfois l’avalanche étouffante de citations quand ses films précédents excellaient dans la retenue discursive. Le régime esthétique a bien changé depuis ceux-là. Ils étaient faits pour l’essentiel de longs plans silencieux traversant l’espace. Révolution Zendj est plus saccadé, moins dans l’ampleur du plan que dans la largeur du brassage, et ce mélange volontaire des espaces et des références aboutit à un trop-plein bigarré, comme un puzzle toujours prêt à se défaire parce que ses morceaux ne s’imbriquent que bien mal. Cette hétérogénéité définissant la nouvelle manière de Teguia se laisse apprécier à travers le changement dans les colorations du plan. Rome plutôt que vous et Inland reposaient sur un spectre chromatique réduit et dominé par l’ocre du sable, Révolution Zendj dialectise l’arc-en-ciel pour jouer de l’opposition entre des tons exacerbés. Changement de fable, changement de faire : un récit rêvant de relier la Grèce à l’Algérie plutôt que de faire dévier des routes attendues ne peut qu’être bariolé, au risque de perdre la puissance unitaire des fictions antérieures et de devoir affronter l’éventualité de sa propre dispersion.

Certains ont donc déjà crié au ratage somptueux, et il est vrai qu’après le sommet d’Inland, Révolution Zendj assume une difficile place de cadet moins adroit. La faute aussi à des circonstances de tournage rocambolesques (trois ans de travail, des voyages permanents pour un budget des plus maigres), et à l’ampleur d’un désir qui semble toujours excéder le film lui donnant forme. Le projet du film ne s’en laisse pas moins épouser avec ferveur, quand bien même sa réalisation achoppe par endroits. Et puis les ratés, s’ils fragilisent la beauté, ne l’éliminent pas pour autant ; même, cette précarité fait gagner en grâce, tant les sublimités politiques ont à voir avec une force qui se sait faible, avec une lumière en péril qui se voit renforcée du fait de n’avoir pas développé toutes ses puissances. Films et révolutions bouleversent avant tout par leurs promesses, et celles de ce film sont nombreuses.

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Révolution Zendj, un film de Tariq Teguia, avec Fethi Ghares (Ibn Battuta), Diyanna Sabri (Nahla).

Directeurs de la photographie : Nasser Medjkane, Hacene Ait Kaci / Montage : Rodolphe Molla / Son : Abdelkader Affak, Kamel Fergani.

Durée : 137 minutes.

Sortie : 11 mars 2015.