Skyfall, Sam Mendes

Ruines

par ,
le 11 novembre 2012

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Le critique, passée la légitimité (médiatique) que lui offre la sortie d’un film, se trouve confronté à un paradoxe – ou à la vacuité fondamentale de son activité. Il y a un « moment critique », qui dure à peu près, ou au mieux, une semaine. Avant, il y a les comptes rendus de festivals, le pré-buzz (comme on dit aux Inrocks) et la promotion. Après, il y a, massivement, d’autres films, une nouvelle actualité – et, peut-être, une accumulation d’interventions qui ne peut qu’inhiber. Y aurait-il vraiment quelque chose à ajouter ? Il faut être naïf, vaniteux ou ignorant pour le penser. L’affaire est donc le plus souvent entendue. Et puis il peut y avoir quelque chose de désagréable à venir après pour tenter de rafler la mise. Même si c’est une illusion, il y a un désir d’être à égalité – avec tout un chacun – devant le film afin d’en rendre l’expérience partageable[11] [11] Dans un entretien sur les séries que nous publierons prochainement, Emmanuel Burdeau évoque des questions de cet ordre. . Le critique n’est pas un spécialiste – simplement un spectateur ordinaire un peu plus assidu, un peu plus hanté, ou du moins dont la perversion est de vouloir retenir quelque chose par l’écriture. Définition possible de cette activité : retenir ce qui nous a retenu, même si personne n’en retiendra rien. Là se situe peut-être la subjectivité de l’auteur – dans la nécessité inutile -, bien plus que dans le fait de donner son opinion ou de dire « je ».

Ce qui m’a retenu ici est de l’ordre du détail, de l’élément décoratif – saisi dans un panoramique, à peine aperçu. Trois fois rien, qu’il ne s’agit pas de constituer en clé ou en fétiche, car, au contraire, survenant à la fin, il permet de remettre le film en mouvement. Retenir ne signifie pas figer mais relancer. La concluant, il fait apparaître une chaîne – thématique, narrative, figurative – qui sans cela ne serait restée, au moins pour moi, que maillons épars. Ce n’est pas par goût du faux suspense, mais il faut encore attendre un peu avant de dire quel est cet objet.

Skyfall ressemble par bien des aspects à M : I 4 (Brad Bird), et probablement à un certain ordinaire du blockbuster mondialisé à très gros budget. On y trouve le même type de séquence (la course-poursuite d’ouverture, variant sans fin les moyens de locomotion et jouant sur le pittoresque d’un lieu), de construction narrative (rattraper l’échec de la scène inaugurale, le méchant « intermédiaire » s’échappant), de figure (le gros vilain queer), voire de plan (travelling avant et panoramique vers le bas « vertigineux », avant que le type, accroché au 157 ème étage d’une tour, ne tombe). Même le thème de la défaillance (physique, technologique) est devenu banal. Il serait possible de poursuivre cette liste longtemps, ou de varier en ironisant (l’arrivée de Bond dans le casino à Macao, qui devrait logiquement se conclure par l’incrustation d’une marque de luxe quelconque) ou en s’extasiant (la séquence dans le gratte-ciel de Shanghaï, jouant habilement et élégamment des néons et des parois de verre, de la surface et de la profondeur). L’intérêt de ce film dépasse cependant la reconnaissance de sa « qualité », c’est-à-dire aussi bien son emploi des bonnes recettes que son inventivité, en tant que blockbuster.

La différence de Skyfall avec certaines productions récentes auxquelles il ressemble tant est élémentaire : c’est un James Bond. Pas n’importe lequel, en outre, puisqu’il fête à sa manière le cinquantième anniversaire de la création littéraire du personnage par Ian Fleming. Comme tout personnage de série (laissons à ce terme son ambiguïté), Bond commence à porter le poids du retour. S’il déclare avoir pour passe-temps la résurrection, il n’est pas certain que cela soit réellement un cadeau. Le temps, précisément, ne passe pas, ou pas tout à fait. Le corps se couvre de cicatrices, la main tremble lorsqu’elle tient un revolver, une série de pompes l’épuise. Et pourtant, il faut continuer. Mourir-revenir. Tuer. Souffrir. Encore et encore. On pourrait se demander ce qu’il fabrique entre deux épisodes, mais la réponse est simple : la même chose. Le cinéma n’a pourtant pas à s’infliger ce retour perpétuel. C’est le lot de la télévision, qui s’attache ses personnages pour une durée indéfinie. Malléable, en évolution, le « temps qu’il reste » y est travaillé autant par la crainte de l’interruption brutale que par l’angoisse de la « saison de trop »[22] [22] L’étirement ou la contraction du temps varient en fonction de l’audience de la série. En cela, la question de la durée n’est pas abordée de la même manière tout au long de son histoire. Friday Night Lights en porte particulièrement les stigmates, à cause d’une interruption qui a amené à boucler le récit à la saison 3, avant qu’un sursis de deux saisons ne lui permette de se relancer. Si cette question de la durée est particulièrement sensible lors du terme – prévu ou brutal -, elle conditionne toute l’écriture sérielle. . Si la forme sérielle inspire de manière intéressante le cinéma, ce n’est pas dans l’accumulation d’ « épisodes », mais dans la manière dont elle crée, entre ceux-ci, des creux, du vide, dont il faut à chaque fois repartir.

Pour James Bond, aussi bien entre les séquences que dans les séquences, les intervalles ne sont que mort et résurrection (le générique, comme intervalle « plein », le met superbement en scène). Ce n’est pas une facilité de scénario si chaque péril ou mort passe à la trappe de l’ellipse (abattu lors du prologue, on le retrouve sur une île – accroché sous un ascenseur, il parvient au palier – etc.). L’action est à chaque fois menée à son terme. L’au-delà (du geste, de la vie) est pour le raccord, qui le ré-enchaîne à son mouvement perpétuel. Le récit y gagne en efficacité (pas besoin de justifier les retours), le personnage en substance. Le rapprochement avec la télévision, pas fortuit puisque c’est là que la question de la série y est actuellement le plus richement pensée[33] [33] La « série » n’est évidemment pas une forme spécifiquement télévisuelle, puisqu’elle existe aussi bien en littérature qu’au cinéma, ou en bande dessinée. L’imprécision du terme permet par ailleurs d’englober les différents modes de retour, qui sont autant de façons de concevoir les intervalles – feuilleton, etc. La série est donc simplement ce qui, caractérisée par les intervalles de sa fabrication et/ou de sa diffusion, ne se présente pas comme une unité, mais comme ce qui, périodiquement, fait retour. , ne doit pas occulter l’autre effet qu’a eu la sérialité et la longévité de James Bond : la constitution d’un mythe, en l’occurrence national[44] [44] Faut-il le rappeler, 007 sautait en parachute avec la Reine pour l’ouverture des derniers J.O…. . Moins séducteur macho, moins impérialiste aussi, il est ici l’incarnation d’un esprit « churchillien », qui pourrait se résumer à faire tenir la maison, quel qu’en soit le prix. L’Angleterre n’exporte pas son image de marque, elle tente de survivre dans un monde où sa place se réduit. Agent secret, James Bond n’avait déjà plus en propre ni vie, ni identité.. Emblème (du cinéma et d’un pays), il n’a même plus la possibilité de mourir. Comme l’indique un carton final, il sera toujours là dans cinquante ans.

Cette non-vie et cette non-mort, caractérisées l’une par la répétition (des gimmicks en tout genre), l’autre par le retour perpétuel à la (non-)vie, sont dans Skyfall mises à l’épreuve de la destruction comme processus. Plus que l’opposition entre transparence de l’information et obscurité de l’espionnage, le film travaille la dégradation (des corps – James Bond, mais aussi l’importance prise par le personnage de M, une vieille femme), la dégénérescence (le méchant en fils timbré) et la décadence (des nations ou des entreprises humaines)[55] [55] Un bref article de Ksenyja Skacan, Skyfall et les objets culturels : James Bond, Turner et Tennyson, m’a fait découvrir l’histoire, édifiante de ce point de vue, de l’île de Hashima, qui sert de repère au méchant, et la bataille de Glencoe, où se trouve la maison familiale de Bond, « Skyfall ». . Plus exactement sans doute, ces processus apparaissent comme autant de passages entre transparence et obscurité, visibilité et invisibilité. Une séquence au musée le met en scène de manière intrigante, puisque cela se rattache à la figuration même. Bond est face à une peinture que nous ne voyons d’abord pas. Un jeune homme s’assoit à ses côtés. Il s’agit de Q, l’informaticien du MI 6. Pour lui, Bond est un archaïsme, puisqu’il affirme pouvoir faire plus de dégâts depuis son ordinateur que 007 n’en fera jamais. Ils ont, comme un reflet de ce différend, un point de vue opposé sur le tableau, un Turner. Q y discerne de vieux rafiots à la dérive – Bond de solides bateaux. L’art de Turner, évidemment, est de ne pas permettre de distinguer, mais d’inscrire le caractère transitif de toute chose à même la figure. Ils sont les deux, sans doute, mais davantage encore une empreinte du temps.

Fuyant Londres avec M pour échapper aux attaques terroristes, Bond se réfugie dans la maison familiale de Glencoe. Il sort pour l’occasion son Aston Martin et, avant de se barricader dans la solide bâtisse écossaise, prend une pose toute conneryienne au bord de la route. Aucun second degré, pas même l’esquisse d’un clin d’oeil. Le passé est là, les images reviennent, mais il faut en assumer le poids. L’attaque de l’antique demeure jettera sur la lande alentour les lueurs de Turner (« le peintre des incendies »). L’Aston Martin est détruite. La pierre grise qui semblait immuable explose et s’effondre. Un immense brasier s’élève. En contre-champ, une frêle lueur, la lampe de M et du garde-chasse de la maison, s’éloigne dans la nuit à la recherche d’un abri. Entre la destruction et la persistance, James Bond est le corps souffrant qui ne peut mourir. Le temps n’a pas de prise réelle sur lui. Il a, contre l’opaque fugacité de Turner, la netteté « éternelle » du symbole et du cliché. Ne lui suffit-il pas de recouvrir par son impeccable costume ses cicatrices pour retrouver sa ligne claire ?

Dans le confortable bureau où Bond salue le remplaçant de M, il y a une toile. Elle représente trois bateaux, fiers et conquérants. Nettement dessinés. La peinture semble, pour ce qu’on en voit, assez médiocre, mais il n’est aucun doute possible quant à ce qu’elle figure et signifie. C’est, bien sûr, ce détail qui m’a retenu, car il venait prolonger la conversation du musée et « clore » le travail figuratif du film. Avec cet épisode-anniversaire, Sam Mendes ne se contente pas de célébrer un mythe ou de jouer avec un cliché. Il le confronte à son envers : l’histoire des hommes, le passage du temps, la mort. James Bond nous enterrera tous.

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Skyfall, un film de Sam Mendes, avec Daniel Craig (James Bond), Judi Dench (M), Javier Bardem (Tiago Rodriguez, alias Silva), Naomie Harris (Agent Eve),...

Scénario : Neal Purvis, Robert Wade, John Logan / Image : Roger Deakins / Montage : Stuart Baird / Décors : Dennis Gassner

Durée : 143 min.

Sortie : 26 octobre 2012.