Sunhi, Hong Sangsoo

L'éclipse

par ,
le 14 juillet 2014

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1. Dans Computer chess, un apprenti vidéaste chargé de couvrir un improbable tournoi de programmation informatique se voyait sévèrement recadré par son collègue lorsque, utilisant sa caméra pour la première fois, il la tournait vers le soleil. À la fin du film, alors que la poétique du bug l’avait définitivement emporté sur la mécanique du programme, il pointait à nouveau son objectif vers le soleil jusqu’à ce que les capteurs crament peu à peu, l’image disparaissant comme avalée par un serpent noir. De la même manière, Sunhi s’ouvre sur ce geste techniquement interdit, le reprenant même pour ses rares plans de coupe. Après un générique d’un jaune éclatant, la première image est donc celle de cet astre, saisi en fin de matinée, dont le rayonnement est d’une intensité telle qu’il apparaît, perçant à travers les feuillages, comme une sphère d’un blanc absolu. Davantage que fixé par la caméra, il troue le plan. Le soleil de fait échappe à l’image, ne lui appartient pas, ou alors d’une manière paradoxale : en tant qu’il est radicalement là, à la fois comme objet et comme matrice même de la visibilité, il se dérobe. Ce qui fait voir ne saurait être vu, si ce n’est négativement, deviné depuis son pourtour. Dans le second plan, l’héroïne éponyme, éternelle étudiante à sac à dos, remonte une rue du quartier universitaire de Séoul.

2. Que dès lors “Sunhi” doive aussi s’entendre “sunny” est une évidence, avec laquelle Hong Sangsoo joue par la suite d’une manière plus narquoise et anecdotique. Ce n’est en effet sans doute pas un hasard si la première étape gastronomique du film se déroule dans un fast-food nommé “Hotsun Chicken”, ou que le restaurant préféré du professeur à qui Sunhi demande une lettre de recommandation pour aller étudier aux États-unis s’appelle “Le Soleil”. Soleil dont ce dernier recherche d’ailleurs la chaleur en changeant de banc puis en levant son visage, yeux mi-clos, sourire aux lèvres, juste avant que son étudiante ne le rencontre. Si le rapport entre la jeune fille et l’astre est constamment suggéré, il ne faudrait néanmoins pas y trouver une simple valeur symbolique, une manière de qualifier l’une par les propriétés de l’autre. Le soleil n’est pas convoqué en tant qu’objet, mais invité en tant qu’intensité. Sans contour fixe, sans figure, il est cette puissance de rayonnement qui, baignant le regard et la peau de chacun, n’appartient à personne. Rien de plus démocratique, en réalité, que ce soleil qui fut si longtemps divin. N’ayant d’autre définition que son indéfinition, il vaut pour ce qui passe entre les êtres, les lie et les délie, étant davantage un flux impersonnel que le signe des propriétés d’un seul. Sunhi, “notre Sunhi” comme le dit le titre original, c’est-à-dire telle qu’avec, par et entre les autres, elle apparaît – elle, mais aussi bien n’importe qui.

3. À son ancien petit ami qui, lors de leurs retrouvailles, lui annonce qu’elle sera jusqu’à sa mort le sujet de ses films, Sunhi rétorque qu’elle ne veut pas être un sujet. Ce refus, il faut l’entendre comme celui qui guide Hong Sangsoo lui-même : Suhni n’est pas un film sur un personnage, un exercice de description qui aboutirait, même en creux, au portrait d’une jeune femme. L’étudiant, le professeur et le cinéaste qu’elle croise, tous trois amoureux, n’ont pourtant de mots que pour elle, que sur elle. Les adjectifs s’empilent, s’ajustent réciproquement, se nuancent d’un adverbe, d’une contradiction qui n’en est pas tout à fait une. Les trois hommes lui reconnaissent d’être «idéaliste, un peu étrange, dotée d’un sens artistique, réservée mais courageuse». Chacun, reprenant les termes de l’autre, pense qu’ils sont les siens. Ceux-ci circulent, avec la liberté du cliché, impuissants à saisir Sunhi – le fait même de s’accorder sur ces qualificatifs, lors de la séquence finale durant laquelle les trois hommes se rencontrent par hasard et où Sunhi s’éclipse à nouveau, est la preuve d’un écart infranchissable entre elle et son objectivation. Mais peut-être aussi est-ce parce qu’il n’y a rien à dire d’autre, ou de plus – parce qu’il n’y a pas de vérité du sujet énonçable. Non que Sunhi soit particulièrement mystérieuse ou inaccessible. Comme toujours les personnages de Hong Sangsoo, elle est d’une banalité exemplaire. La raison en est que la vérité des êtres n’appartient pas à une logique extensive – sur le modèle de la somme d’adjectifs, ou de touches -, mais intensive : elle est entre les mots, une ponctuation, ne naissant que d’élans (lorsque Sunhi hurle dans la rue pour appeler une de ces connaissances), d’éclats de voix, d’étreintes soudaines, de gestes qui dépossèdent le sujet de lui-même. La rencontre de deux corps peut alors advenir, à ce moment où l’alcool parle, où la parole et le corps parlent pour eux-mêmes, sans vouloir rien dire.

4. Difficile d’imaginer film aussi bavard en même temps qu’aussi peu psychologique ou introspectif. Trente minutes suffiront au professeur pour écrire une lettre de recommandation tiède. Et trente autre minutes, pas davantage, lui permettront d’écrire un dithyrambe. De l’une à l’autre, il n’y a pas approfondissement, mais alternative. L’une n’est pas plus juste que l’autre : elles sont toutes les deux des versions possibles d’une lettre de recommandation, également arbitraires et partielles, jouant le même jeu du langage, mais pas sur le même ton. Entre temps, Sunhi et le professeur se seront certes tenus longuement la main, réalisant un geste qui avait jadis été, caché sous l’apparence d’une tape amicale, esquissé par ce dernier. Il y a de la complaisance dans cet enthousiasme, évidemment. L’essentiel cependant est cette fonction accordée aux mots : ils servent surtout à prolonger le geste, à le faire irradier par-delà sa fin. Le langage est un habit de deuil éclatant, l’écho d’un bonheur possible au moment où celui-ci est déjà loin. Comme chez Hitchcock, les amoureux sont ceux qui se trouvent soudain incapables de se séparer. Sitôt l’étreinte rompue, les mains desserrées, l’engagement s’achève. Cela, chacun le pressent, comme lors de cette fin de séquence où Sunhi et le cinéaste n’osent dénouer leurs mains jointes au-dessus de la table au moment où le poulet frit est servi. Au plan suivant, titubant un peu, ils marcheront si serrés l’un contre l’autre qu’ils ne sembleront plus faire qu’un. Raccord bouleversant, puisque pour une fois quelque chose se prolonge au-delà de la coupe. La précarité affective se renverse en une instabilité physique devenant, malgré tout, une forme momentanée d’équilibre.

5. Sunhi s’avance sur deux fils : la vie telle qu’elle est parlée, et la vie telle qu’elle est vécue. Il y a, entre les deux, davantage qu’un écart ou une contradiction : une différence de logique. La vie parlée vise à la définition, à commencer par celle de soi ou de l’autre. C’est l’exercice descriptif sans cesse relancé, où chacun se construit et est construit comme une somme de qualités et de défauts. Modèle qui postule une nature que la volonté personnelle viendrait réaliser, et qui trouve sa traduction dans l’injonction à “creuser”. Creuser pour se trouver soi-même ou pour trouver ce que l’on n’est pas, se définir positivement ou négativement. Lorsque Sunhi reçoit la lettre élogieuse, elle se sent soudain investie du devoir de devenir telle qu’elle est décrite. Elle veut croire, en un accès de volontarisme et de fausse lucidité, que telle elle est, et telle elle sera. Jusqu’à ce qu’à la discussion suivante, ce devoir de creuser se transforme en parodie : Sunhi déclare souhaiter arrêter ses études pour cultiver des légumes. Dans ce brusque revirement, il n’y aurait qu’ironie si la vie parlée et la vie vécue n’étaient, malgré tout, entrelacées. Se formulent en effet des promesses qui, quand bien même elles resteraient en suspens, sont déjà une manière de vivre, de se projeter, d’exister. Nécessaire en ce qu’elle inscrit chacun dans un rapport à l’autre et un jeu de relations, l’identité n’en est pas moins une comédie. Le désir de permanence comme de contrôle s’effondrent bien vite contre la vie et ce qui en elle l’intensifie : l’alcool, le hasard, le rêve, la répétition, la circulation même des choses, des mots et des êtres hors de tout objectif. Ce que Sunhi avait conseillé à l’étudiant (creuser) lui reviendra, à la fin, par la bouche du professeur, sans qu’elle se souvienne que ce sont ses propres mots qui se sont communiqués, de proche en proche, de bouche en bouche, jusqu’à former une boucle. Le monde de Hong Sangsoo pourrait se limiter à la mise en scène de l’inconstance des femmes, et de la veulerie des hommes, s’il n’était non une manière d’approfondir, mais de mettre à plat, non un art de creuser, mais de rayonner. Le sens ne se propage pas, mais la parole, oui, et les gestes, et avec eux la jouissance mélancolique de la rencontre et de l’instant.

6. Le présent n’est pour autant pas amnésique. La joie que suscite le retour de Sunhi s’accompagne de la crainte de son inévitable disparition. Qu’elle parte, comme elle le souhaite, pour les États-Unis, ou pour ailleurs, il est certain qu’elle s’en ira sans donner de nouvelles. “Il ne faut pas essayer de la retenir”, dira le cinéaste. De même, les retrouvailles se doublent d’une douleur passée, ou du souvenir d’un désir non-réalisé. En réalité, chaque instant est en soi-même toute la vie. Lorsque Sunhi laissera son ancien amour seul, une chanson emplira de sa mélodie entraînante et de ses paroles tristes le fast-food – avant de revenir, par la suite, selon le principe de la ritournelle chère à Hong Sangsoo. Cette histoire d’une passion ancienne, au temps d’une jeunesse désormais lointaine, semble une manière de dérision face au jeune homme. Pourtant, tandis que la musique se prolonge au plan suivant, passant de in à off, le garçon descendant une rue croise un vieillard la remontant. Puisqu’il n’y a aucune figuration, et à peine quelques silhouettes lointaines dans ce film pourtant tourné en décors réels, il faut bien supposer cette présence voulue. Là encore, l’existence n’apparaît pas comme une accumulation d’expériences, une manière de relativiser avec l’âge, un moyen d’acquérir ou de transmettre une sagesse – de là aussi qu’il n’y a rien d’ironique à ce que les conseils d’une étudiante deviennent ceux de son professeur. La mélancolie touche en même temps, et aussi intensément, le jeune garçon et le vieillard qu’il est déjà, aussi. Elle traverse, depuis son point d’apparition, la vie entière, tous les âges. S’il n’y a d’autre vérité que celle qui naît, impromptue, du hasard et du désir, de l’absence à soi et de la rencontre avec l’autre, chaque moment n’en est pas moins absolu. A l’image de ce soleil qui, s’éclipsant par son apparition même, éclaire et réchauffe chacun avec une égale intensité[11] [11] À propos de Hong Sangsoo, nous renvoyons aux critiques de The day he arrives, In another country et Haewon et les hommes. .

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Sunhi, un film de Hong Sangsoo, avec Jung Yoo-mi (Sunhi) / Kim Sang-joong (Choi Donghyun) / Lee Sun-kyun (Munsu) / Jung Jae-young (Jaehak)

Scénario : Hong Sangsoo / photographie : Park Hong-yeol / montage : Hahm Sung-won

Durée : 89 min

Sortie : 9 juillet 2014