Tamer El Said

L'adieu au Caire

par , ,
le 25 novembre 2018

« Il n’y aura pas d’autres pays,

tu chercheras en vain d’autres rivages,

la ville te poursuivra. Dans ces mêmes

rues tu iras roder. Et tu vieilliras

dans ces mêmes quartiers; tes cheveux

blanchiront dans ces mêmes maisons.

Toutes les routes te ramèneront ici,

dans cette même ville.

Pour ce qui est d’ailleurs – n’espère pas –

pour toi point de navire, point de chemin.

De la façon dont ici,

dans ce petit coin tu as raté ta vie,

tu l’as ruinée partout, sur toute la terre. »

Constantin Cavafis, « La Ville ».

Traduction : François Sommaripas.

Lors de la 38ème édition du Festival des 3 Continents en 2016, le réalisateur égyptien Tamer El Said voyait son premier long métrage, Les derniers jours d’une ville, primé par la Montgolfière d’or et par le Prix du Jury Jeune. Il dédiait le premier prix à sa mère récemment disparue et le deuxième à son fils qui venait de naître. Nous avions rencontré Tamer El Said dans les plis de cet événement. Dans Les derniers jours d’une ville, Khalid, jeune cinéaste cairote, oscille entre l’impossibilité de filmer l’âme de sa ville natale et l’imminence d’un bouleversement historique, capturant malgré lui les prémisses d’un printemps arabe à travers l’auréole nostalgique dont il nimbe la zone.

A l’occasion du 40ème anniversaire du Festival des 3 Continents qui se tient à Nantes du 20 au 27 novembre 2018, nous souhaitions revenir sur les mots que nous avions échangés avec le cinéaste en 2016 pour au moins trois raisons. Les derniers jours d’une ville fait partie des 40 films qui esquissent un état des lieux du cinéma contemporain en Afrique, Amérique latine et Asie cette année. Tamer El Said a également contribué à l’ouvrage D’autres continents, mouvances du cinéma présent, dirigé par Jérôme Baron et édité chez WARM, avec le texte « Lettres à mon prochain film », journal extime qui commence avec les images de l’invasion de l’Irak en 2003 et se conclut à Berlin, en 2018, où le cinéaste vit désormais dans une forme d’exil. « L’occupation ne consiste pas seulement à occuper le pays, mais aussi à occuper le récit. » écrivait-il en ces débuts ; les derniers mots qui l’accompagnaient induisaient quant à eux une douloureuse mouvance : « Le voyage vers un film ne sera jamais aussi douloureux qu’un voyage sans but. »

Par ailleurs, l’entretien que nous avions mené en 2016 avec Tamer El Said s’inscrivait dans la préparation du programme « Exil(s) : devenir étranger »[Réalisé avec le groupe de chercheurs en sciences humaines et en arts formé par Claire Allouche, Claire Demoulin, Catherine Hass, Anne Kerlan, Mélisande Leventopoulos, José Quental et le directeur artistique du Festival des 3 Continents, Jérôme Baron. Comme nous l’expliquons dans l’éditorial du catalogue, « nous revenions sans cesse sur la complexité des processus migratoires individuels et collectifs, sur les hybridations identitaires s’opérant sur le temps long et les allers retours transnationaux aléatoires. (…) A nous saisir du mot « exil » au pluriel, dans ce qu’il contient de multiplicité plutôt que de déterminations figées, d’itinéraires intérieurs sans repli sur soi, nous nous soustrayions à la répétition mécanique de termes toujours associés, jamais (re)définis : frontière, identité, national, asile, clandestin, sans-papiers… ».] qui a eu lieu lors de la 39ème édition du Festival des 3 Continents et qui se prolonge sous une autre forme cette année avec « Des frontières et des hommes ». Sur l’impulsion de l’anthropologue Catherine Hass et d’un questionnaire qu’elle avait préparé au sujet de l’exil comme situation filmée vécue ou possible pour des cinéastes contemporains, nous avions également dialogué avec Katsuya Tomita, réalisateur de Bangkok nites (2017).

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Débordements : Pourquoi filmer Le Caire ou du moins, essayer de le filmer, en 2010 ?

Tamer El Said : Je vis au Caire et j’y ai toujours vécu. La ville m’a formé et a fait qui je suis. Les dernières cinq années de la première décennie du 21ème siècle ont été un moment où il était clair qu’on ne pouvait pas continuer comme ça. Il y avait quelque chose dans l’air qu’on peut sentir et il fallait capturer ce moment. Je voulais le mettre dans un film. Mais quand on fait un film sur une ville, c’est compliqué, et d’autant plus avec Le Caire, qui est très photogénique. Je ne voulais pas filmer l’image de la ville. Je me disais : je veux me rappeler que je ne veux pas filmer l’image de la ville mais l’âme de la ville. C’est le plus difficile. Par ailleurs, pour de pures questions de production, je n’ai pas pu commencer à travailler sur le film avant 2006. Mais c’est en 2009 que les choses ont vraiment pris forme. Au début, nous pensions filmer pendant trois mois, en sentant que c’était maintenant ou jamais, aussi parce que j’ai des amis dans le film qui viennent de l’étranger et c’était un sacrifice pour eux d’être là. Nous n’avions néanmoins pas assez d’argent mais je me suis dit qu’il fallait se lancer sinon le film n’existerait jamais. Les trois mois de tournage se sont transformés en deux ans et trois hivers pour filmer la ville. Et cela, parce que nous n’avions que quinze pour cents de notre budget total, alors nous filmions, nous nous arrêtions, nous cherchions de l’argent, nous filmions à nouveau, etc. Au bout de deux ans, j’ai arrêté de filmer quelques semaines avant le début de la révolution. J’insiste, je réalisais ce film en essayant de capturer ce moment où l’on sentait que tout autour de nous était en train de s’effondrer. Tu ne sais pas quoi faire, tu ne sais pas quelle est ta responsabilité et tu ressens l’urgence de témoigner de ça sans savoir comment. C’était le motif principal du film. Six semaines après, ce que nous attendions est arrivé. A chaque fois que nous allions dans la rue pour filmer, nous ne savions pas ce qu’elle allait nous donner et il nous arrivait de travailler énormément sans qu’elle ne nous donne rien. Mais ce qui est arrivé en janvier 2011 fait partie du sort du film et c’est devenu son meilleur aspect, car en raison du temps que nous avons pris, nous avons pu capturer les derniers jours de la ville. Pour moi c’est aussi une leçon de vie, il n’y a pas de bonne ou mauvaise manière de faire les choses, cela a vraiment à voir avec ce que l’on sait et ce que l’on ignore au moment où l’on vit les choses. J’ai ensuite pris cinq ans pour monter le film et réaliser le travail de postproduction. Il a fallu que je travaille cette partie en me rappelant que le film ne parlait pas de la révolution mais de pourquoi il fallait qu’une révolution ait lieu.

D. : Si vous deviez filmer le Caire aujourd’hui, serait-il très différent en termes de cadrages, de son, d’image en général ?

T.E.S. : Je veux juste dire quelque chose : je n’essaierais pas de faire ce film maintenant car ce film était une sorte de mission impossible en 2009 et 2010 mais je pensais que nous pouvions au moins essayer cette mission impossible. Mais je sais que maintenant je n’en serais pas capable à cause du contexte politique. Ce n’est pas possible de filmer de cette manière aujourd’hui au Caire. Je pense que j’étais l’un des derniers. Mais bien sûr que ce serait différent parce qu’il y a beaucoup de changements, il s’agit de quelque chose de très dynamique. Je n’ai actuellement pas d’intérêt à faire une déclaration politique. Je pense que la responsabilité principale d’un film est de devenir un film avant tout, ce qui veut dire utiliser le son et l’image pour exprimer une position, pas pour l’expliquer, pas pour dire aux gens que j’ai vu ces choses-là.

D. : La question d’habiter dans un monde devenu inhabitable est centrale. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

T.E.S. : Je pense que c’est quelque chose qui n’est pas propre au Caire, la question est davantage « Où est notre espace ? Et comment pouvons-nous l’avoir ? ». A la fin d’une journée, je suis comme tout le monde : je veux faire partie d’une communauté, je ne veux pas vivre dans une bulle. Je veux obtenir cette équation qui me permet de faire partie de ce qui arrive autour. Cette marge de l’existence devient chaque fois plus fine. Pour moi c’est aussi un film sur ma relation avec Le Caire, qui est une ville énorme. Quand on est face à ce monstre, on se rend compte à quel point on est infime. Tout ce qui a à voir avec cette expérience urbaine nous fait sentir infimes. Avons-nous un espace d’existence où nous pouvons être nous-mêmes ? C’est aussi une question de survie et pas seulement d’archive de la ville.

D. : Le monde tel que vous le filmez disparaît parce que chacun le quitte inexorablement et nécessairement, que ce soit par la mort ou par l’exil…

T.E.S. : J’ai grandi dans cette région et j’ai eu cette relation avec la mort, des gens autour de moi qui disparaissaient, qui mouraient, qui étaient kidnappés. Je sais que c’est différent dans d’autres régions du monde. Alors j’ai réfléchi à la normalité de cela. L’ami irakien dit littéralement en arabe : « C’est très difficile pour moi de rencontrer un cadavre chaque jour ». Lors de la traduction vers l’anglais « rencontrer » a été remplacé par « faire face ». J’ai fait remarquer que ce n’était pas correct. On m’a dit qu’on penserait alors que c’était un film de zombies mais c’est exactement la dimension culturelle de la chose. Rencontrer un mort ou rencontrer quelqu’un est quelque chose de normal, alors que « faire face » induit une confrontation que l’on n’a pas. Quand j’ai commencé à connaître des gens hors d’Egypte, j’étais étonné de constater qu’on pouvait croiser la police sans être angoissé, ce qui m’est toujours arrivé. C’est quelque chose que je ne peux pas changer. Pour moi, l’occupation ce n’est pas seulement occuper l’espace mais aussi occuper le récit. Quand on n’est pas autorisé à raconter son histoire, quand on n’a pas d’espace sur l’écran, il est nécessaire de trouver l’espace pour la raconter. Une partie de notre histoire vient de comment nous sommes similaires et ressemblants à la fois. Je n’aime pas nous regarder comme si c’était quelque chose d’exotique alors que notre histoire pourrait avoir lieu n’importe où. Et c’est un problème pour la distribution du film aujourd’hui car on me dit que ce film pourrait avoir lieu en France, ce qui intéressera moins les spectateurs français. Je ne sens pas avoir une responsabilité pour montrer l’exotisme de mon pays. Je sens que nous sommes égaux.

D. : Le personnage du film semble exilé dans sa propre ville et ne plus trouver un endroit où vivre, à trouver sa place. Le Caire est-il devenu invivable ?

T.E.S. : Je suis d’accord avec cette lecture du film, de à quel point on peut se sentir étranger dans sa ville natale. Je crois que c’est ainsi dans de nombreux endroits. Ce que l’on voit avec la globalisation, c’est qu’il est devenu difficile de choisir. Si on le reflète au cinéma, c’est ironique pour moi, c’est de défier les stéréotypes. Mais actuellement nous en terminons avec le fait que le cinéma est l’outil principal pour mettre en place avec les clichés et les stéréotypes. Cela fait partie du problème. J’aime penser que je peux supprimer les frontières entre réalité et fiction, documentaire et récit, entre les villes. Dans mon film, je crois que personne n’est heureux avec son expérience urbaine et je crois que c’est la même chose si l’on vit à New York ou à Mexico pour peu que l’on soit vrai avec soi-même.

D. : Dans votre film, la ville semble ne pas pouvoir être filmée pour le personnage principal, il dit qu’il ne peut pas la filmer, qu’il se sent impuissant.

T.E.S. : Il ne sait pas comment faire un film mais ce n’est pas lié à une impossibilité. Je pense que c’est vraiment difficile de faire un film sur une ville. Le film dure deux heures et la ville est bien plus sophistiquée que cette durée. Le film pose la question de comment raconter la ville dans un film et de rester loyal à toutes les complexités qui caractérisent chaque ville sans ne rien simplifier, au risque de fabriquer des clichés. Chaque chose dans la vie est tellement variée, rien n’est jamais tout à fait clair, et c’est quelque chose qui apparaît aussi dans l’urbanisme. Quand Khaled filme un homme qui bat sa femme, quand il voit quelqu’un se faire tabasser par la police : que doit-il faire avec la caméra ? Pour moi c’est une question quotidienne, quelle est ma responsabilité aujourd’hui, dans ce contexte ?

D. : Dans votre film on se demande s’il n’est pas davantage question du Moyen-Orient que du Caire lui-même tant la désagrégation du monde du personnage principal, qu’il soit familial, intime ou politique, est en jeu. Est-ce une vision avec laquelle vous concordez ?

T.E.S. : Pour moi c’est aussi un film sur l’amitié, sur la manière dont elle peut nous sauver. Khaled est Khaled pour les gens, on lui donne beaucoup et son film existe grâce à cela. Et c’est ce qui est arrivé pour In The Last Days Of The City, il s’agit en fait d’un seul et même film et non de deux films. Depuis que je fais du cinéma, je me suis promis de ne parler que des choses que je connais. Je ne suis pas le genre de réalisateur qui part faire une recherche sur des gens pour pouvoir les filmer. Je ne me sens pas à l’aise. Je n’ai pas de passeport égyptien et je suis arrêté à chaque frontière ce qui implique de me justifier en permanence. Je déteste le mot « identité ». Je ne comprends pas comment on peut passer sa vie à protéger, à défendre et justifier des choses qu’ils n’ont pas choisies. Je n’ai pas décidé de naître homme, arabe, égyptien, musulman. Comme si nous avions inventé le mot « identité » pour justifier de tuer d’autres personnes parce que le monde a des ressources limitées. On en profite en tant qu’arabes, en tant qu’homme… Mais le mot identité ne nous permettra jamais d’atteindre la singularité de chacun d’entre nous.

D. : Les personnages semblent avoir un rapport très intense aux villes (Le Caire, Beyrouth, Berlin, Bagdad…) plutôt qu’aux pays…

T.E.S. : Je suis tellement heureux que vous disiez cela. Cela fait partie d’une manière contemporaine de vivre. Je sens que je suis Cairote et non Egyptien. Le pays est si grand qu’on ne peut dire qu’il est « une chose ». Je sens que c’est aussi propre à la nouvelle génération qui bouge de ville en ville. Ils veulent avoir l’expérience de vivre la ville, ce qui n’est pas lié à la nationalité d’un certain pays.

D. : Quels mots utiliseriez-vous pour parler de l’Egypte aujourd’hui ?

T.E.S. : Que ce soit en cinq minutes ou en une heure, il est toujours difficile de parler d’un tel contexte géopolitique. Ce que je peux dire en tout cas, c’est que nous traversons un moment très difficile. Nous n’accomplissons pas ce à que nous aspirons. Je pense aussi que nous allons au-delà de ce que nous avons besoin de dépasser. On n’est jamais coincé dans une seule position. Nous avons coulé pendant plusieurs décennies et quand on essaie de changer la direction, ce n’est pas facile et cela prend du temps. Nous devons aller au-delà d’un grand nombre de difficultés. Si l’on veut changer quelque chose il faut en payer le prix.

D. : Quels mots utiliseriez-vous pour parler au Caire aujourd’hui ?

T.E.S. : Aujourd’hui, je ressens quelque chose au Caire qui me rappelle l’époque où j’ai réalisé In The Last Days Of The City. Une sensation de suffocation. Quelque chose ne marche pas et on ne peut pas continuer de cette manière. Le changement n’est pas un processus facile. Je vis dans le centre ville, mon bureau de travail est celui où a lieu la scène du check-in, c’est un centre fondé avec des amis où l’on partage l’espoir de faire des films. Les rues que l’on voit dans le film sont celles où je vais chaque jour. Mon appartement est celui du film. Il m’est arrivé de passer une journée entière pour monter à peine une scène, cinq ans après la fin du tournage. Alors je quittais mon bureau et je retrouvais les rues que j’étais en train de monter. Il m’arrivait même de rencontrer les mêmes personnes, qui parfois, portaient les mêmes vêtements. Et je me disais : j’ai filmé ces gens il y a plusieurs années et quelque chose de très important a eu lieu depuis. Quelque chose a vraiment changé ? Qu’est-ce que ça veut dire, changer ? Je ne sais pas bien où se termine le film, où commence ma vie. J’ai parfois eu l’impression d’arrêter de travailler sur le film pour entrer dans le film lui-même. Comment peut-on changer quelque chose sans tout changer ? Est-ce possible ? Ce n’est pas tant une affaire de président qui changerait mais que tout le contexte est amené à changer. Mais ce serait si long d’en parler davantage.

D. : Diriez-vous que vous vous sentez chez vous dans votre propre pays ?

T.E.S. : C’est une excellente question. Mais que signifie « se sentir chez soi » ? Je crois que j’ai perdu ce sentiment partout. Je crois que je n’ai plus de « chez moi » désormais. Il y a un poème de Constantin Cavafis, « La Ville », qui parle du moment où on a perdu sa vie, ce sentiment particulier qui fait que l’on se sent perdu partout. Se sentir en sécurité et protégé, c’est quelque chose que je ne sens pas en Egypte mais que je ne sens nulle part. Mais Le Caire est la seule ville où, jusque-là, quand je me réveille, j’ai envie de filmer. Je crois que le bon cinéma peut seulement venir de l’urgence. L’urgence ne peut pas être nettoyée. Quand je ne sens pas cette urgence dans un film, je n’arrive pas à entrer dedans. Cette urgence je ne peux pas l’avoir ailleurs qu’au Caire même si je ne sais pas comment continuer dans cette situation. On m’a proposé de déménager dans d’autres villes mais est-ce que je peux faire comme si je ne savais pas ce qui se passe en Egypte ? Plus on sait des choses, plus la perspective change. Quel est mon projet dans la vie ? C’est moi. Je fais des films pour être une meilleure personne, pour apprendre davantage, pour comprendre mieux ce qui se passe autour de moi, pour être encore plus ouvert. La seule manière de le faire c’est d’être ouvert et exposé et c’est très douloureux car on se retrouve face à ses limites et on réalise le fossé entre ce que l’on veut accomplir et ce que l’on ne peut pas accomplir. Chaque fois que l’on quitte sa zone de confort, il s’agit pourtant de sa propre vie. Je m’autorise les contextes en-dehors de ma zone de confort car ils m’aident aussi. Ce film m’a pris dix ans et je ne regrette pas une seconde. Je ne sens pas que j’ai été en retard ou quelque chose de ce genre. Je sens que j’ai été très rapide. Je dis ça car je vois ce que j’ai au final.

D. : Avez-vous déjà pensé à quitter l’Egypte ?

T.E.S. : Oui, bien sûr. Mais comme je disais, le problème principal consiste à nettoyer ce que je sais. Ça ne vient d’aucun sentiment national. Il ne s’agit que de savoir des choses par rapport à sa vie. Quand je faisais ce film, je savais quel type d’âme je voulais refléter. Mais je ne peux pas le faire à Nantes, ça ne fait pas partie de mes capacités techniques. La question est : est-ce que j’ai cette relation ou pas ? Combien de temps me faut-il pour la construire ? En même temps, il va m’être particulièrement difficile, voire impossible, de travailler à nouveau en Egypte.

D. : Que veut dire le mot « exil » pour vous ?

T.E.S. : La solitude et… J’ai perdu ma sœur quand j’étais jeune. Ce type de sentiment de peur d’être abandonné, j’ai grandi avec. Je le relie à l’exil. En exil, je pense qu’on vit avec ce sentiment d’abandon en permanence, même quand on a soi-même dû abandonner des gens et des choses. Au bout d’un moment, ce sont vos souvenirs qui vous abandonnent. C’est douloureux.

D. : Existe-t-il un mot particulier en arabe pour dire l’exil ?

T.E.S. : Il y a un mot, mais il faut que je le cherche… « Menfa ». C’est quand on est forcé de quitter son pays natal et qu’on n’est pas autorisé à revenir.

D. : Avez-vous le sentiment d’être un exilé dans votre propre pays ?

T.E.S. : Bien sûr. Je pense que ça a à voir avec notre capacité à nous lier. Il y a un mouvement pour chaque société, partout. Plus on va dans le sens du mouvement, moins on se sent exilé. Mais si on va contre le mouvement et que ce n’est le cas de personne d’autre, en terme de style de vie, de relations en général, on est davantage exilé car on ne fait pas partie du « collectif », on n’est pas dans la complicité de bouger dans une direction.

D. : Filmer l’exil, ça veut dire quoi pour vous ?

T.E.S. : C’est exactement ce que j’essaie de découvrir. C’est très difficile de mettre des mots sur le cinéma. Pour moi, le bon film est celui qu’on ne peut pas raconter. Je ne parle pas bien. J’ai un problème avec mes capacités de langage, c’est pour cela que je veux faire des films. Alors il m’est difficile de traduire le fait de filmer avec des mots.

D. : Est-ce que vous considérez que l’ami irakien de Khaled qui ne veut pas aller à Berlin et qui dit que « Bagdad est un moment » est exilé ?

T.E.S. : Oui. Il est en exil. Pour moi ce n’est pas que géographique. C’est davantage au sujet de l’esprit. Pour moi quand les amis sont ensemble, ils ne sont pas en exil. C’est ce à quoi ils appartiennent. Ce que Khaled affronte dans le film, c’est que tout ce qu’il aime est en train de disparaître. Il sent cette pression du temps. Je suis devenu réalisateur parce qu’il m’était très dur de supporter la solitude après la mort de ma sœur. Je n’ai pas non plus filmé mon père avant sa mort. Je veux filmer les gens et les choses avant qu’ils ne disparaissent, pour qu’ils soient vivants plus longtemps. C’est aussi une manière de m’être sûr que les choses qui composent ma réalité existent.

D. : Y a-t-il des cinéastes qui vous ont inspiré dans votre manière de filmer la ville ?

T.E.S. : Il y a de nombreux cinéastes égyptiens dont j’aime le travail dont Mohamed Khan. J’aime beaucoup La Ville (1999) de Yousry Nasrallah. Bien sûr, j’aime le travail d’Angelopoulos, la manière dont il travaille la vie sur les frontières.

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Entretien réalisé le 27/11/2016 à Nantes en anglais, lors de la 38ème édition du Festival des 3 Continents.

Remerciements : Jérôme Baron, le groupe de réflexion Exil(s) : devenir étranger (Claire Demoulin, Catherine Hass, Anne Kerlan, Mélisande Leventopoulos, José Quental), Danai Roussou Balla.