Tomb Raider, Roar Uthaug

Lara et les hommes

par ,
le 25 mars 2018

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Lorsqu’elle accoste sur l’Île du Diable, réputée inatteignable, l’aventurière Lara Croft n’est pour une fois pas à la recherche d’une amulette ou d’une relique. C’est son père qu’elle veut retrouver, parti à l’aventure tandis qu’elle n’était qu’une enfant. Surprise  : l’île est loin d’être déserte et sauvage. Des centaines d’hommes y travaillent, exploitants ou exploités. Lara y est désormais la seule et unique femme.

Apparue en 1996 dans le jeu vidéo Tomb Raider, Lara Croft est la seule héroïne dont la réputation a largement dépassé la sphère vidéoludique. A cela, une raison au moins : sa poitrine augmentée par accident de 150 % par les modélisateurs du personnage, et opportunément gardée telle pour ses premières aventures. Depuis lors, le personnage reprend petit à petit silhouette humaine. À ce titre, les adaptations cinématographiques de Tomb Raider ont d’ailleurs le même tracas que nombre de blockbusters franchisés : comment garder la forme – populaire, et donc financière –, des débuts ?[11] [11] Voir notre critique de Pirates des Caraïbes 5. Plus exactement ici, comment retrouver les formes impossibles d’une héroïne devenue célèbre grâce à elles ? En 2001 et 2003, Angelina Jolie prêtait ses courbes au personnage. Avec sa poitrine généreuse – et rembourrée – et ses tenues moulantes, elle proposait une version de l’aventurière façon madame Tussaud. Aujourd’hui, Alicia Vikander attend la fin du film pour retrouver d’autres attributs-clés du personnage : une paire de flingues uniquement chargés de faire oublier la poitrine que l’actrice ne partage pas avec son modèle. Voilà comment la pilleuse de tombeaux dissipe petit à petit ce sortilège d’informaticien dont elle entend se dépouiller dans ses allers et venues de la chair aux pixels, et des pixels à la chair. Lara Croft, qu’on se le dise, n’est pas qu’un corps (« I am not that kind of Croft », rappelle t-elle ici).

Par trois fois, Croft est poursuivie par une horde d’hommes. Dans la première, elle met au défi des collègues coursiers de la suivre à vélo. C’est par le regard d’un amoureux transi, voyant passer la course sous ses yeux – et croyant voir un peloton de prétendants effrénés – que l’essentiel est dit. Dans la seconde, trois adolescents veulent obtenir d’elle ses effets personnels. Du larcin à la possession, il n’y a qu’un pas et quelques bonds de bateaux en bateaux. La troisième fois, sur l’île, Lara échappe à ses ravisseurs après avoir essuyé le regard avilissant de l’un d’entre-eux (un seul, c’est d’ailleurs peu, le film étant bien pudibond à cet endroit).

Les choses sont claires : qu’ils jouent, qu’ils attendent ou qu’ils fantasment, cette Lara Croft fuit l’emprise des hommes. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à devoir subir le poids leur regard. Ainsi son père, lancé sur les traces d’une reine supposément maléfique, avait-il faux sur toute la ligne. Bienveillante, celle-ci s’était en réalité sacrifiée pour épargner au monde une pandémie. Si l’erreur est humaine, on n’oublie pas dans l’univers « Tomb Raider » qu’elle est surtout masculine – à 150 % près. Le mauvais jugement à propos de la reine est en tous cas suffisamment grossier pour ne pas en dire long : les hommes ne se sont pas seulement trompés, ils ont fourvoyé dans leurs visions les femmes qui, malgré elles, ont attiré leur attention. Renverser ce regard-là n’a rien que de très logique à l’heure où les schémas patriarcaux des sociétés occidentales sont plus que jamais révélés et dénoncés. L’opportunisme sexiste du premier jeu « Tomb Raider » a laissé place – on ne s’en plaindra pas – à un opportunisme féministe. Si l’on dit maintenant « lady’s first » à Lara pour l’inviter à pénétrer la première dans le tombeau, c’est pour l’envoyer au casse-pipe. La galanterie est pour les petits bras. L’héroïne s’acquitte néanmoins de ces missions sans trembler, déjouant les pièges et résolvant les énigmes devant des hommes rendus spectateurs de ses habiletés.

L’épilogue du film commence lorsque Lara et son père s’échangent pour la première et dernière fois des « I love you ». Une ellipse plus tard, la voilà qui signe le contrat faisant d’elle l’héritière de Richard Croft. Tout cela ressemble a s’y méprendre à un simulacre de mariage. Lara Croft ne sera promise à nul.le autre qu’à elle-même, à son nom. Faut-il voir dans cet avènement le début d’une indépendance ? Lara Croft appartient en effet depuis longtemps à beaucoup de joueurs, ravis d’avoir eu au moins une aventure avec elle, et surtout satisfaits qu’elle fut chaste pour tous. C’est à un homme, Roar Uthaug, qu’ont été confiées les manettes du film. S’il connaît Lara Croft pour avoir joué aux premiers jeux – version bombe sexuelle du personnage –, il s’est dit enthousiasmé par sa récente évolution, « plus authentique et construite »[22] [22] “Roar Uthaug Interview: Tomb Raider“, par Joe Deckelmeier : « I’d played the game like way back and of course the Angelina Jolie movies, but I didn’t know what they have done to the game after that, I started my research and like saw trailers and scenes from the 2013 reboots and got really excited because I love what they’ve done with that, making a new kind of more authentic and grounded Lara Croft. » qu’avant. Tomb Raider est, ça tombe bien, produit par Square Enix, studio justement aux commandes de ces changements. Lara Croft est-elle donc entre de bonnes mains, surtout pas baladeuses ? C’est une évidence. Mais elle semble en même temps mise sous tutelle. Ainsi le fantasme ambulant est-il devenu une petite fille, intrépide mais sage, dégourdie mais pas sulfureuse, aventurière uniquement de métier. On la tient, comme dans le film, par la main. On la tient, comme dans nos salons, par la manette. De pin-up à fille à papa, Lara Croft n’est l’émancipation de pas grand-chose, sauf à la faveur d’un bug rectifié. Pour le reste, il faudra encore attendre celui – celle ? – qui voudra bien la faire arrêter de jouer.

Tomb Raider, un film de Roar Uthaug, avec Alicia Vikander (Lara Croft), Dominic West (Lord Richard Croft), Walton Goggins (Mathias Vogel), Daniel Wu (Lu Ren), Kristin Scott Thomas (Ana Miller), Derek Jacobi (M. Yaffe).

Scénario : Geneva Robertson-Dworet et Alastair Siddons / Direction artistique : Tom Brown / Photographie : George Richmond / Montage : Stuart Baird, Michael Tronick et Tom Harrison-Read / Musique : Tom « Junkie XL » Holkenborg

Durée : 118 mn

Sortie : 14 mars 2018