De Truffaut demandant à Léaud de prendre en charge l’image de sa genèse à Desplechin diffractant des éclats de soi dans les incarnations d’Amalric, il y a un pas franchi dans l’histoire des avatars alambiqués : du double étranger au double étrangé, ou du miroir au prisme, qui au lieu de renvoyer l’image la disperse[11] [11] Voir aussi notre entretien avec Arnaud Desplechin. . En témoigne le destin narratif de Paul Dédalus, figure alpha dont chaque retour forme un écart, une déviation par rapport à ce qu’il fut ; le nom labyrinthique du personnage dit d’ailleurs bien cette désorientation de l’identité. Paul apparaissait en thésard retardataire dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) et en ado dépressif porté par Emile Berling dans Un Conte de Noël ; mais Amalric se fit aussi, dans l’œuvre de Desplechin, échantillon de la famille Vuillard et donc oncle du Paul Dédalus qu’il endossait ailleurs. Rôles et identités s’échangent facilement dans cette filmographie où tout scénario consiste en un troc du soi avec ce qu’il n’est pas. Déclinaison permanente d’une même question : comment occuper l’ailleurs, prendre la place d’autrui – l’autre par excellence étant le défunt, qui par définition prend toute la place. La Vie des morts ouvrait ce jeu de cercueil musical par la réunion d’une famille aspirée dans le trou créé par le suicide d’un de ses membres éminents. Le héros néo-hamletien de La Sentinelle finissait par s’identifier à un crâne anonyme dans les crevasses duquel il lisait toute l’histoire de la guerre froide – histoire qui est tout autant celle d’une fracture identitaire où se répondent division du monde et scission du soi. La comédienne Esther Kahn devait, pour bien brûler les planches, laisser l’autre se loger en elle et devenir elle-même différente de soi. Et tout l’imbroglio familial du Conte de Noël se tressait autour de substitutions symboliques, d’Elizabeth Dédalus ayant introjeté son frère décédé aux amours aiguillées de Sylvia, qui apprenait bien tard qu’une conspiration enfantine l’avait laissée en partage à Ivan quand Simon l’idolâtrait. Les identités sont toujours trouées, habitées par un dehors dynamiteur – morale du récent Jimmy P., qui parachevait le récit du soi comme objet légué par un deuil offrant pour tout héritage une perte. De là les scénarios de la reconquête contrariée d’un moi qui existe et n’existe pas, n’existe que dans la mesure où il est mêlé et déplacé ; l’avant-propos de la Généalogie de la morale lu par Abel à la fin du Conte, venu à Desplechin par l’intermédiaire d’un Stanley Cavell ayant fait sa pâte de ces égarements identitaires, formulait l’éventuel remède à ces fissions : cesser de sortir du soi, ramener la raison à la maison, congédier le deuil ; pas se retrouver, chose aisée, mais se reloger, déménager le moi.
Normal, alors, que l’alter ego qu’est Paul Dédalus soit un ego altéré, aux traits changeants. Trois souvenirs de ma jeunesse raconte justement ce devenir bifurquant. Le dispositif en est simple : Paul rentre au pays après des années passées au Tadjikistan et ailleurs (on n’insistera pas sur la valeur métaphorique de ce retour chez soi), mais la douane l’arrête au prétexte d’une identité possiblement usurpée. En tête-à-tête avec un Dussolier campant un flic aux airs de psy, confondant alibi et anamnèse, Amalric revient sur trois embranchements existentiels – enfance, adolescence, jeunesse, trois nœuds identitaires dont l’impossible démêlé formera la trame du film. Un léger dédoublement du régime esthétique accentue l’écart creusé par le temps : la partie présente, celle du grand midi mélancolique, a des teintes sombres, une lumière vespérale et des mouvements de corps et de caméra lents, comme soumis à la torpeur de l’âge ; celle sur laquelle retour est fait a des couleurs plus aurorales, un soleil têtu, une vivacité dans les enchaînements et un style volontiers plus sémillant, comme si Desplechin avait voulu retrouver dans ce récit des âges premiers la manne d’un certain allant visuel, d’une jeunesse retrouvée de l’art, pour lui qui longtemps chercha la formule de son cinéma dans un certain alanguissement du plan. Les trois récits vont croissants dans leur défilé. Le premier, très bref, montre un Paul bambin confronté à une mère dépressive puis finalement suicidaire (les mères sont souvent des ogresses dans ce monde), perdant dès l’origine la demeure du sein maternel qu’il tentera par la suite de retrouver en la personne d’une matrone africaine (étrange figure, qu’on trouvait déjà en la personne de la psy d’Amalric dans Rois et reines). Le second, un peu plus long, narre le don d’identité accompli par Paul à l’égard d’un juif biélorusse lors de sa seizième année, manière pour lui de dire adieu à un soi odieux ; le tout étant ficelé dans un scénario d’espionnage permettant au cinéaste de renouer avec la barbouzerie hétérodoxe qui donnait sa matière à La Sentinelle.
Le troisième, occupant la majeure partie du film, se repenche sur le paradis perdu d’un amour inégalé. Paul est, quatre ans durant, suivi dans son pugilat sentimental avec Esther, de l’entrée en fac au départ occasionné par le doctorat, bornes temporelle de cette romance le scindant d’autant plus qu’elle est révolue. Voilà la fêlure : le cœur abrite l’image éclatante de ce qui fut et n’est plus, image dévorante qui déloge le sujet de lui-même. C’est le sous-titre du film : « Nos Arcadies ». Le mot désigne a priori le territoire bienheureux où d’oisifs bergers laissaient paître leurs bêtes. Ici, il est à la fois appellation de l’amour (une belle scène fera dire du couple qu’il est utopie, avec toute la part d’impossible que le mot colporte) et enseigne d’un paradis toujours déjà perdu mais continuant de tenir une place royale dans la carte du soi. Amalric le dira en un bouleversant moment final : le passé, l’amour, la colère sont « intacts », intouchés, infrangibles. Le passé ne passe pas ; il n’est pas à retrouver, mais à conjurer. Aussi faire retour est-ce s’écarter, affronter, pour les fuir, les séductions de l’origine. Desplechin ne trempe pas dans la nostalgie facile. On aime à en faire un énième cinéaste de la mélancolie cherchant la formule esthétique de la délectation morose. Ses films se sont pourtant toujours présentés comme une thérapeutique acharnée, intégrant le deuil pour mieux le rejeter, affirmant haut et fort que la tristesse ne dispense aucun enseignement suprême. L’enfance n’est pas l’heureuse berge de la vie connue trop brièvement avant que le sujet n’embarque sur la mer houleuse de l’existence. La scène inaugurale de Paul Dédalus est bien un duel meurtrier avec sa mère. La dépression est là dès l’origine, non à la fin, et les paradis ont par avance un décor infernal. La panacée proposée par Desplechin passerait plutôt par cette injonction : perdre la perte.
Peut-être est-ce parce qu’ils sont ainsi tournés vers ce qui les précède que les récits de Desplechin ne semblent jamais aller vers d’autre direction que celle pointée par l’étiolement de l’amour. Récits sans action, sans drame, uniquement tressés dans les remous de relations meurtrières, récits en accordéon reposant sur la dilatation des scènes (les interminables palabres) et le saisissement de l’instant (le coup de foudre initial). S’il n’y a pas d’action à proprement parler, c’est que tout le récit n’est, en définitive, qu’interprétation, qu’il consiste en la permanente élucidation de lui-même et du soi qui lui donne sa matière : la vie comme exégèse d’elle-même. Cela expliquerait la double prégnance des sciences humaines et de la religion chez Desplechin, motifs en sourdine, logés loin derrière les aléas de l’amour et la fatalité de la blessure, mais qui fournissent comme la clé du regard à jeter sur eux. La religion, ici, est toujours individuelle, jamais rapportée à une tradition ou à une communauté, de même qu’elle est essentiellement talmudiste, comprise en premier lieu comme parangon du déchiffrement (des Écritures, c’est-à-dire surtout du soi comme texte à trous) et ouvre-boîte de la créature, plutôt que du Créateur. Elle a donc avant tout rapport à la quête et à la crise (ici figurée par le frère Ivan, un temps mué en braqueur illuminé) et non à la solide vérité dont se repaissent les grands convaincus. La même hémorragie analytique se retrouve dans le pôle « sciences humaines » dont Amalric décline les champs de film en film : philosophe dans Comment je me suis disputé…, psychanalyste dans Jimmy P., et ici anthropologue. Sciences supposément séparées, ici réunies dans une commune méditation sur l’âme, plus profondément dans un même geste herméneutique, puisqu’il semblerait que, pour Desplechin, l’acte (la glose) importe plus que l’objet (le soi) ou son résultat (l’impossible fixation du sens). Pour principal scénario, l’inflation sémantique.
Raison pour laquelle l’amour, dans Trois souvenirs de ma jeunesse, passe plus de temps à se dire ou à s’écrire qu’à se faire. Il y a certes quelques moments d’étreinte muette, mais il y a surtout la permanente “mise en bouche” de l’amour. Paul, joué par un Quentin Dolmaire qui a comme incorporé et rajeuni le jeu d’Amalric, jusqu’aux rictus, plissements et regards pétillants, adore meubler verbalement le champ, incapable de se satisfaire des silences éloquents, toujours à pérorer et ergoter, à diviser et multiplier le sens, quand Esther est l’être du regard – tout le récit de leurs amours tournent autour de cette asymétrie du parler et du voir, de l’écart entre les appropriations verbale et visuelle du monde. Innombrables sont les scènes où Paul est montré lisant, mais plus nombreux encore sont les moments épistolaires. Filmer la missive est depuis longtemps l’acte desplechinien par excellence, mais il change ici de mode. Dans Comment je me suis disputé…, Rois et reines ou Un Conte de Noël, une seule lettre venait, vers la fin du film, conclure le défilé des blessures et des amertumes, ramasser le récit en quelques sentences souvent cruelles, sous une forme élongée et avec un cadre s’avançant lentement vers le locuteur vindicatif. Trois souvenirs de ma jeunesse opte au contraire pour une prolifération de la lettre. Les amants séparés par la géographie n’ont pour se rapprocher, en ce temps antérieur à la téléphonie mobile, que la coulée d’encre amoureuse. Mais, démultipliée, la lettre se voit raccourcie et figée, mise en scène par des plans plus brefs, moins mobiles, plus itératifs et tendant volontiers vers le cliché photographique (ainsi de celle d’Esther debout sous des arbres fleuris). Et c’est peut-être dans ce changement du régime épistolaire, dans ce passage d’une lettre unique et totalisante à une correspondance plus saccadée et joviale, que pourrait se saisir une des récentes évolutions de Desplechin : contraction du plan, moins étiré et au contenu plus vivace, délestage d’un certain appesantissement, fluidité nouvelle dans la succession des paroles et des images, couleurs « dégrisées », bref, un entrain retrouvé, une respiration ragaillardie. Il y a une joie visuelle qui se dégage des derniers films de Desplechin, comme s’ils étaient le terme d’un long processus de guérison jalonné par une œuvre ayant fait de la dépression son drame électif, comme si l’œuvre elle-même avait été la médication que Desplechin s’était administrée – le cinéma comme cure.
Et avant tout comme cure de jouvence. Les enfants et les jeunes, quasi-absents des premiers films du cinéaste, ont vu leur place peu à peu s’élargir, si bien qu’un teen movie apparaît comme le terme logique de cette trajectoire pas tant régressive que rétrospective. On est loin pourtant des standards et attendus du genre, des péripéties éthyliques et du suspense du dépucelage qu’on peut trouver dans Superbad (que Desplechin chérit) ; certes présents, les fêtes et coïts, bastons et trahisons sont banalisés quand les films américains les spectacularisent. Desplechin a toujours fait un cinéma de genre – espionnage avec La Sentinelle, film à costumes avec Esther Kahn, mélodrame avec Rois et reines –, mais en s’employant à chaque fois à en démembrer la structure et le répertoire de clichés pour n’en extraire que les enjeux existentiels : l’intérêt pour le genre vient surtout d’un amour pour le commun, le partagé (parenthèse : il y a là antidote à la loi sociologique déclarant que les drames de la psyché sont l’apanage des seuls nantis, quand les pauvres affrontent le tragique de l’estomac : Desplechin, qui ne cesse ici d’insister sur la pauvreté de ses personnages, soutient tout autant leur droit à l’universel, leur désir d’avoir les mêmes tréfonds que tout le monde – pas d’écart entre Paris et Roubaix de ce point de vue ; dire que la souffrance morale n’appartient qu’aux riches, c’est encore déposséder les pauvres). Le teen movie « à la française » est à la fois une case de plus dans ce catalogue des revisitations de l’Amérique (comprenant souvent une halte par Truffaut) et la conclusion naturelle d’une recherche en forme d’involution : revenir sur les premiers trébuchements, les cœurs qui s’égaient et la soif naissante de savoir, c’est tenter de localiser le nœud inaugural, le premier pli de l’âme, pour faire se conjoindre le début et la fin.
Un des (multiples) intérêts du film est que, de ce point vue, il témoigne de l’oscillation indécidée du cinéma moderne entre l’enfance et l’adolescence. Le cinéma, longtemps, ce fut l’enfant, la sacro-sainte triade établie par Daney, Moonfleet, Night of the Hunter, Allemagne, année zéro. Image qui convenait à un art encore assuré de son innocence et de l’émerveillement qu’il procurait. Mais, depuis Rebel Without a Cause jusqu’à Mommy, les adolescents ont peu à peu remplacé les bambins – symptôme de vieillissement admettant les interprétations les plus variées. Trois souvenirs de ma jeunesse, s’il aménage une place de choix à la charnière seize / vingt ans, la fait cohabiter avec la prime enfance et la première maturité (la barbe finale de Paul). Cela permet d’une part de repousser les séductions de l’origine – dédoublée, elle est comme annulée – mais aussi de ne pas trancher entre deux allégories du cinéma représentant deux manières antithétiques de faire des films. Trois souvenirs comprend deux modes narratifs (au moins). L’un est celui, légèrement désabusé, en tout cas éprouvé et connaissant ses effets, du récit moderne, avec ses stases mélancoliques (telle promenade au petit matin, au sortir d’une fête), ses enchâssements énonciatifs et autres espiègleries narratives ; récit roué, déjà sorti de l’enfance. L’autre ressort de la logique du conte, toujours plus infiltrée de film en film : usage répété d’iris, plans en forme de carte postale, chapitrage des plus simples, et surtout voix-off narrant à la troisième personne et avec un ton enjoué, propre à en dédramatiser l’entropie, les aventures des teenagers. Autant de traits visant à retrouver une enfance du cinéma, une candeur native. Comme s’il fallait que la féérie du dispositif vienne atténuer le trouble du récit, que le conte redore la grisaille dont sont faits les jours. Comme s’il revenait à l’enfance de rédimer l’adolescence qu’elle est devenue. De même pour le cinéma, qui se doit de guérir les êtres de cet éloignement de soi à soi sur lequel est paradoxalement construit le dispositif de projection. C’est un peu cela que raconte Trois souvenirs de ma jeunesse, en deçà ou au-delà des heurs et malheurs d’une bande d’ados : le cinéma à son propre chevet, et à celui du monde.