Vers Madrid #7

Comment se meut le « mouvement » ?

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le 3 décembre 2014

Dans ce texte, je me concentrerai sur trois aspects des phénomènes de la résistance, de la révolte, de la révolution que Vers Madrid montre ou fait apparaître de façon extrêmement lucide et attentive aux détails : un, le rôle ou le double-rôle de l’indignation comme facteur transformateur  ; deux, certaines apories, certaines difficultés structurelles – et, en particulier, certaines difficultés linguistiques – rencontrées par les efforts à changer le monde ; et trois, la dimension spatio-temporelle spécifique dans laquelle des changements profonds peuvent entrer en scène et s’épanouir.

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L’indignation, moteur de la révolution

Une des grandes qualités du film est la capacité de capturer, de saisir des moments dans lesquels le protagoniste – un segment considérable et significatif du peuple espagnol – retrouve ou reconquiert sa dignité politique et, en s’indignant, surmonte effectivement un état de déni systématique d’une telle dignité. Le mouvement des « indignés » en Espagne indique la possibilité d’une reconstitution du peuple en tant que porteur d’une subjectivité politique, comme agent.

Cette reconstitution est une émancipation du rôle passif, hétéronome du citoyen, du pseudo-citoyen qui – dans la logique prédominante du calcul mathématique qui se trouve au cœur des systèmes démocratiques du monde contemporain – compte rarement, qui compte tous les quatre ans et exclusivement dans le rôle essentiellement limité de l’électeur. Par conséquent, les manifestations et les discussions, les commissions et les assemblées permettent une expérience presque oubliée pendant des décennies de normalisation d’une passivité totale en ce qui concerne la configuration participative du domaine politique : l’expérience d’être entendu, d’être reconnu, d’être pris au sérieux, d’être capable de créer un espace de discours, de pensée et de résonance intersubjective, commune.

De plus, les images de Vers Madrid révèlent une autre dimension substantielle du terme et du phénomène d’indignation. Cette dimension est exprimée par l’équivalent allemand d’ « indignation », à savoir par le mot « Empörung ». Au niveau étymologique, « Empörung » contient un élément qui implique un soulèvement rapide et déterminé (« empor » qui peut être littéralement traduit par « en haut » ou plutôt « vers le haut »). Au niveau de contenu, le mot comporte un aspect de spontanéité ou d’impulsivité immédiate, sans réflexion préalable qui souligne un autre moment constitutif du politique supprimé par la politique telle qu’elle se manifeste à l’époque de la post-démocratie et du capitalisme tardif. Le film ainsi réussit à rendre visible le coté sublime de l’indignation – c’est-à-dire le coté juste et justifié, autonome et émancipateur – aussi bien que son coté simple ou brut, inquiétant, effrayant et potentiellement violent : ce que les images de Sylvain George reflètent est donc le double-rôle ou – dans la terminologie des réflexions de Michel Foucault sur la Révolution Iranienne – les deux « registres » principaux de l’indignation comme facteur décisif, comme puissance progressive dans des processus transformatifs : d’une part, le registre de ce que Foucault appelle « le sacré », qui aspire à la réalisation des idéaux de la liberté, de l’égalité, du justice ; et d’autre part, le registre de ce qu’il appelle « le profane », où s’expriment la frustration, l’agression, même la haine trop longtemps disciplinées et supprimées.

En bref, Vers Madrid met en forme sur l’écran ces deux registres qui, ensemble, rendent possible la cohésion des mouvements révolutionnaires et l’enthousiasme partagé par ses porteurs individuels.

Le langage, obstacle et véhicule de la révolution

Comme le film le montre, les tentatives révolutionnaires d’inventer de nouvelles pratiques et de nouvelles institutions politiques dépendent fondamentalement des innovations et reconfigurations linguistiques. Elles dépendent de la capacité de ceux qui protestent à trouver des modes d’expression qui ne sont pas pré-déterminés, contaminés par le discours dominant. Par conséquent, ceux qui s’indignent doivent essayer de se libérer du pouvoir souverain de nommer des institutions politiques, sociales, économiques établies. C’est d’autant plus important que ces institutions ont rendu impuissante une grande partie du vocabulaire de la protestation, de la résistance, de la révolution. Si vous pensez aux notions comme, par exemple, « souci » et « partage », ou comme « solidarité » et « communauté », le problème de langage comme obstacle d’une véritable transformation se manifeste : en entendant ces notions, il est difficile, sinon impossible, de dire à quel jeu de langage elles appartiennent – un spot publicitaire de Google, Facebook, Airbnb, Uber ou un discours d’un activiste sur la Place Puerta del Sol, la Place Tahrir, au Parc Gezi ou au Parc Zuccotti. Dans un ordre qui exerce son pouvoir non pas seulement de façon répressive et policière mais aussi de façon charmante et séductrice, la possibilité même d’un langage libre devient incertaine, ce qui contribue énormément à l’humeur générale – au sens diffus, mais néanmoins puissant d’une « stuckness », d’un blocage fondamental.

Certains passages de Vers Madrid révèlent ce danger d’une perte du langage – le danger d’un langage perverti et vidé de son sens, d’un langage de formules au lieu de mots, de paroles creuses au lieu de paroles authentiques. Souvent, les déclarations dans les assemblées des « indignés » semblent un peu rebattues, parfois presque banales – elles se perdent entre la Scylla du langage marketing et la Charybde du langage archaïque, assez souvent anachronique, des révolutions des dix-huitième, dix-neuvième et vingtième siècles – des ruines des mots, des expressions qui avaient dû être importantes.

Face à ce danger, ceux qui protestent à Madrid, à New York ou à Istanbul semblent suivre deux chemins principaux qui permettent la sortie des impasses linguistiques. La première option ou stratégie de refus des vocabulaires inanimés, stériles et oppressifs, se manifeste dans le recours aux formes de protestation qui ne sont pas linguistiques : Moments forts de la « solidarité » ou de « l’agir en concert » ne se produisant pas quand ces concepts sont explicitement évoqués – mais quand ils sont réalisés pratiquement par gestes et postures, sons et rythmes. Ce sont les actes mêmes d’occuper une place centrale, d’y planter collectivement des tentes, d’y lutter collectivement contre la pluie ou d’y tambouriner ensemble à l’unisson et en même temps de façon polyphonique qui témoignent et constituent la réalité de ce qu’on appelle un « mouvement social ». La deuxième possibilité de refus du vocabulaire établi est la ré-appropriation, la ré-intérpretation de ce vocabulaire autorisé. Pour ne donner qu’un exemple : au cours des évènements à Istanbul, les manifestants ont ironiquement, puis fièrement accepté l’étiquette de « çapulcu », de « pillard » par lequel le gouvernement Erdogan avait essayé d’abaisser et de contester la légitimité des protestations. De cette manière, ils ont pu subvertir le pouvoir gouvernemental de nommer par leur propre pouvoir de renommer – d’obstacle au changement, le langage est devenu véhicule de changement.

L’intervalle comme espace et l’approximation comme mode de mouvement de la révolution

En présentant l’indignation avec ses deux registres complémentaires comme moteur des transformations politico-sociales et le langage comme, à la fois, obstacle réel et véhicule potentiel des telles transformations, Vers Madrid indique l’espace, l’habitat des mouvements révolutionnaires et aussi la manière par laquelle ces mouvements se meuvent et avancent.

Le film marque l’espace vide, l’intervalle qui s’ouvre entre le « ne plus » d’un ordre déficitaire, pourri, obsolète et le « pas encore » d’un ordre nouveau et fondamentalement différent : il montre la nature d’une situation de départ si difficile à surmonter et il désigne certains points de fuite vers lesquels le mouvement peut s’orienter en instituant une autre, une nouvelle politique – notamment l’approche discursive, participative et collaborative et la tâche d’élargir considérablement l’inclusion du « quatrième état ». Tandis que l’indignation fait avancer le mouvement vers un futur modifié, inversé ou converti, la « stuckness » politique, sociale, économique, la « stuckness » imaginative et linguistique le retient, le détient dans un présent endurant, têtu. C’est dans l’espace tendu entre ces forces de propulsion et de frein que le mouvement des Indignados s’inscrit dans le processus fragile et ouvert de la transformation.

Dans le contexte des théories philosophiques de la révolution de Thomas Paine, de G.W.F. Hegel, de Walter Benjamin et de bien d’autres qui – d’une façon presque obsessionnelle – répètent les métaphores du soleil, c’est une coïncidence remarquable que les « indignés » se soient rassemblés sur la Place Puerta del Sol, sur la Place Porte du Soleil : autre que suggérée par les philosophes, la place propre et typique des mouvements révolutionnaires n’est pas dans le champ de force immédiat du soleil – mais plutôt à la porte, au seuil qui sépare le soleil et les ténèbres. En adaptation à cette place spécifique dans un terrain vague, une sphère intermédiaire, le mode dans lequel le mouvement révolutionnaire se meut correspond à ce que Immanuel Kant et Karl Marx détaillent dans leurs réflexions sur la révolution lorsqu’ils soulignent l’impossibilité d’avancer dans des intervalles vastes, dans des crises transformatrices autrement que dans les modes de la gradualité et de l’approximation.

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