Amador Coro a été condamné pour avoir provoqué un incendie. Lorsqu’il sort de prison, personne ne l’attend. Il retourne dans son village niché dans les montagnes de la Galice où vivent sa mère, Benedicta, et leurs trois vaches. Leurs vies s’écoulent, au rythme apaisé de la nature. Jusqu’au jour où un feu vient à dévaster la région.
Ce synopsis de Viendra le feu d’Oliver Laxe ressemble à celui d’un thriller, dont la Galice et son folklore feraient l’arrière-plan. Les attentes qu’il a pu produire en ce sens ont été déçues : le feu qui vient « dévaster la région » arrive trop tard, alors que l’action s’est enlisée et que la question de savoir si c’est Amador qui le déclenchera ne se pose plus. Non qu’il n’y ait aucun mystère sur ce point : l’incendie démarre d’on ne sait où, c’est Benedicta qui la première, en voit s’élever la fumée d’une colline lointaine. Auparavant, son fils a vaguement insinué que les arbres qui les environnaient pouvaient avoir un cancer, mais les dialogues de Viendra le feu sont trop rares, trop confus pour qu’on en retire la moindre certitude quant à la personnalité d’Amador. De toute façon, Viendra le feu n’est pas un film à suspense sur la pyromanie. Il ne faut pas le voir en criminologue mais en écologue, et cela en restant attentif aux trois registres de l’ « écosophie[11] [11] Félix Guattari propose le terme d’écosophie à la fin des années 1980 pour désigner une articulation éthico-politique entre les différents domaines touchés par l’accroissement des moyens de productions et les mutations technologiques : les environnements (domaine de l’écologie au sens strict) mais aussi les sociétés et les subjectivités humaines. Voir : GUATTARI Félix, Les trois écologies (1989), Paris : Galilée, 2017. » guattarienne : environnemental, social et mental.
Une image furtive, au début du film, aurait pourtant pu servir à l’introduction d’un thriller classique : une liasse de papiers circule dans une administration — carcérale en l’occurrence : on libère un prisonnier (Amador). On la tamponne. La dynamique du genre policier voudrait que l’on se demande quelles informations contiennent ces documents mais la scène d’ouverture qui précède ce plan a déjà biaisé le regard que l’on pouvait poser lui.
Cette scène montre de longs troncs sans feuille qui s’effondrent les uns après les autres, dans la nuit. Il s’agit d’eucalyptus. Une lueur orangée les éclaire d’en bas… Tôt ou tard, ici, « viendra le feu », car les eucalyptus sont particulièrement inflammables. Mais à cet instant, ils tombent comme des quilles, trop vite et trop régulièrement pour que ce soit à cause d’un incendie. Un contre-champ révèle bientôt deux abatteuses les fauchant à la base, et rampant sans faillir sur leurs troncs. Leurs conducteurs restent invisibles derrière les pare-brises ; c’est qu’il n’est pas question que la rage — au cœur de cette séquence, d’après Oliver Laxe[22] [22] « Rencontre(s) avec Olivier Laxe à propos de Viendra le feu », propos recueillis et mis en ligne par le GNCR le 4 sept. 2019. — prenne ces visages pour cible. Autour des plantations industrielles d’eucalyptus en Galice, la terre se tarit, se stérilise (importé d’Australie, l’eucalyptus est très gourmand en eau, et réputé pour ses vertus bactéricides) et l’agriculture locale s’effondre. La culture de l’eucalyptus peut pourtant compter sur d’importantes subventions allouées aux propriétaires par l’État, dans le cadre de sa politique de reforestation du territoire espagnol. Incidemment, elle sert surtout à fabriquer du papier — à raison de 6 milliards de tonnes par an.
C’est donc ensuite seulement qu’intervient le plan sur le dossier du détenu. Le récit de l’enquête, du procès, le détail de la peine, les conditions de la sortie et autres secrets de pacotille qu’il est susceptible de contenir importent peu désormais, on voit d’abord l’évidence : la substance matérielle de cette paperasse. La possibilité que l’administration juridico-pénitentiaire figure parmi les commanditaires de papier issu de l’exploitation du bois d’eucalyptus en Espagne, et des plus stratégiques, traverse l’esprit. Quoi qu’on en dise, la première ellipse de Viendra le feu n’articule pas un incendie à la question de son origine criminelle (une personnalité pyromane), elle nous précipite d’un protocole d’exploitation forestière à un protocole carcéral. Ce n’est pas l’engrenage d’une intrigue policière. C’est une connexion entre un équipement du capital et un équipement répressif.
La mécanique qui fait que l’environnement galicien s’assèche, que le socius paysan se désagrège et que les subjectivités se disloquent joue souterrainement dans Viendra le feu. Olivier Laxe n’en décrit pas scrupuleusement le fonctionnement. Comme au cours de la conversation toute décousue entre Benedicta et Amador à propos de la santé des arbres — il y est aussi question de mystérieux camions venus d’Australie —, seules quelques pièces de cette mécanique, éparses, équivoques, affleurent dans le film. Qu’un individu endosse le rôle de l’ennemi intérieur au sein d’une communauté villageoise aux prises avec des impératifs économiques renouvelés, apparaît comme le dernier de ses rouages. La double-pince, marchande et punitive, qui pressure en même temps les écosystèmes et les mentalités, se ré-enclenche à la fin du film, à l’échelle interindividuelle ; à part cela, la scène du tabassage d’Amador par quelques voisins ruinés nous rappelle seulement que rien n’est venu confirmer sa pyromanie sous nos yeux.
Quant au feu, dont le titre nous assure qu’il viendra : jamais il n’incarnera le mal qui fait que la Galice se consume. La séquence de l’incendie, très impressionnante — l’équipe a filmé un véritable incendie survenu sur le territoire du tournage — révèle surtout qu’en dernier ressort, les pompiers se trouvent devant, dans un processus qui n’a pas de centre. L’incendie n’a pas d’origine apparente et le problème n’est pas, pour eux, de l’identifier. Le feu se déploie suivant un treillis irrégulier, fait de lignes sinueuses, sans destination. Rien ne permet d’anticiper ses trajectoires, sinon de les savoir d’avance jonchées de matière combustible. Le reste dépend du vent. C’est la raison pour laquelle les pompiers déclenchent un second feu : pour consumer ce combustible avant premier, pour lui couper l’herbe sous le pied. Les chemins possibles du feu sont donc pré-dessinés par ce qui brûle et qui n’a pas encore brûlé. Et voilà l’objet du film : ce qui brûle (« O que arde » dit le titre galicien) et plus précisément le vivant, les écosystèmes, la paysannerie (je parle de l’agencement social paysan et non de l’image d’Epinal du « monde paysan ») et les esprits que la rage consume. En ce qui brûle : ce qui vit, ce qui tient, ce qui n’a pas encore brûlé.
La première figure qu’Oliver Laxe en propose est le vieil eucalyptus devant lequel s’arrêtent les machines, à la fin de la scène d’ouverture. Contrairement à ceux des autres eucalyptus qui ont poussé vite, serrés les un contre les autres et en situation de concurrence pour la lumière, son tronc à lui est épais, bosselé et lézardé ; sous son écorce s’est accumulée cette connaissance indépendante du langage verbal, écologie sans logos qui se manifeste concrètement par l’aptitude (acquise) des vieux arbres à réguler leur propre vitalité pour protéger l’écosystème dont ils se savent tributaires. Dire que les vieux arbres n’arrêteront jamais les abatteuses, c’est oublier qu’ils peuvent « parler » aux subjectivités qui s’y trouvent tapies (celles de leurs conducteurs, ici). Le face-à-face entre le vieil arbre et la machine dont le manœuvre anonyme a coupé le moteur indique le véritable objet du film : ce qui tient comme cet arbre, ce qui passe entre lui et ce qui coupe une machine capitalistique — pour un temps indéterminé puisqu’on ne voit pas redémarrer les abatteuses — : ce qui vit.
Ce qui vit, ce qui tient dans Viendra le feu, comprend le visage taciturne d’Amador, les sourires qu’il échange avec la vétérinaire au hasard d’un trajet en voiture (et qui n’aboutira à aucune romance), son chien, ses vaches, un sentier, la brume, des couleurs, des textures, le visage encharbonné d’un jeune pompier, la silhouette frêle et parcheminée et de Benedicta bien sûr. Avant qu’elle n’interrompe la rixe à la fin du film (comme le vieil eucalyptus a interrompu les abatteuses, au début), le rôle de Benedicta semble se résumer à l’observation d’aspects quelconques du paysage — « il y a des branches qui sont mortes », remarque-t-elle — provoquant ainsi d’étranges mises en relation — « cancer », « camions », « Australie », « laboratoire » puis « autre planète », pour citer quelques composantes du dialogue qui s’ensuit avec Amador. Suivant cette dynamique, des points quelconques se connectent à d’autres points quelconques pour des prétextes quelconques, selon les modalités de ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont désigné sous le nom de rhizome, qu’ils empruntent à l’univers des sciences de la vie — il s’applique, en botanique, à la tige souterraine de certaines plantes vivaces qui prolifèrent horizontalement.
Au début de Mille Plateaux, Deleuze et Guattari opposent l’arbre au rhizome[33] [33] DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, « Introduction : Rhizome » in : Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille Plateaux, Paris : Les éditions de Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 9-37. . Que le vieil eucalyptus de Viendra le feu soit convoqué pour inviter à une perception rhizomatique de ce film peut donc surprendre, et ce d’autant plus que cet arbre-là, dans cette situation fictive particulière, ne manque pas d’autorité symbolique. Elle est d’ailleurs renforcée par le re-centrement de son tronc sur l’axe médian d’une image qui valorise son maintien vertical. Ce que Deleuze et Guattari opposent aux rhizomes, c’est bien le modèle de l’arbre : la structure arborescente développée selon une logique binaire, à partir d’une unité centrale. Mais ils précisent que les arbres peuvent s’inscrire dans des rhizomes, se laisser parasiter par eux, et qu’ils peuvent eux-mêmes évoluer en rhizome[44] [44] Idem, p. 23 : « Il existe des structures d’arbre ou de racine dans les rhizomes, mais inversement une branche d’arbre ou une division de racine peuvent se mettre à bourgeonner en rhizome. […] Au cœur d’un arbre, au creux d’une racine ou à l’aisselle d’une branche, un nouveau rhizome peut se former. Ou bien c’est un élément microscopique de l’arbre-racine, une radicelle, qui amorce la production du rhizome. » . C’est le cas ici du vieil eucalyptus. Les gerçures qui zèbrent son écorce en sont l’indice : cet arbre est pris dans le rhizome, il n’en est qu’un moment particulier. Il aurait fait « centre » dans le film, si son image était revenue, diurne par exemple ; si on l’avait revu en fleurs, ou en flammes ; si seulement on en avait découvert la souche éclatée le lendemain (le retour du paysan après son séjour en prison en était le prétexte rêvé) : il n’en est rien. Cet arbre n’intervient au début du film que pour incarner, de façon certes remarquable mais à titre provisoire, ce qu’il faudra y chercher des yeux.
Les chemins à suivre, dans Viendra le feu, seront donc ceux du vivant. Jalonnés de rencontres singulières entre des végétaux, des animaux et des humains, ces chemins sont irréguliers, enchevêtrés, rhizomorphiques comme ceux du feu. Ils passent par l’eucalyptus comme par d’autres éléments du film, moins importants, moins signifiants en apparence. Lorsque ce qui vit se donne l’allure majestueuse d’un arbre solidement implanté dans le sol, ce n’est jamais que par coïncidence. Erratique, le cheval amaigri qui claudique après l’incendie, le museau desquamé par le feu, est peut-être plus exemplaire de ce qui se joue dans Viendra le feu par sa non-exemplarité justement. À l’aveugle semble-t-il (il a peut-être perdu la vue dans l’incendie), l’animal dessine une ligne sinueuse sur les cendres, rompue puis reprise, sans origine et sans destination ; aux alentours des hommes restent pantois, comme subjugués par lui — par quoi donc, sinon qu’il tient, qu’il vit devant eux, à cet instant ? Viendra le feu n’a pas de centre et ne s’en cherche aucun car l’histoire qu’il veut raconter n’est pas centrée et n’a pas à l’être. Le vivant vit délié du centre qu’on lui attribue. Seules les choses closes sur elles-mêmes peuvent tenir sur leur centre ; mais clos sur lui-même, le vivant ne tient pas.