“2013 Politique ?”, JT de France 2

Mange et tais-toi !

par ,
le 14 février 2013

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En conclusion du « 13h15 », la partie magazine du Journal Télévisé de France 2 [11] [11] Le sujet en question commence à la 35ème minute. , le dimanche 10 février, on proposa au téléspectateur de voir un « exercice de style », selon les termes de l’humble Laurent Delahousse (il fallait le voir, la veille au soir, répondant « je ne ferai jamais tout ce que vous avez fait » à Johnny qui venait de lui dire qu’on l’appelait « le playboy de la télévision »). En fait d’exercice de style, Delahousse voulait simplement signifier l’écart introduit vis-à-vis du reste du journal télévisé, le sujet en question étant fictionnel. Sous-entendu : tout ce que vous avez vu avant n’appartenait en aucun cas à la fiction, le journal c’est du garanti 100% réel. Les problèmes d’étiquetage, ça ne survient que dans l’industrie agro-alimentaire, pas dans l’audio-visuel.

Les auteurs du sujet avaient tenté de s’imaginer les événements qui ponctueraient la vie politique (française, ça va sans dire) en 2013. Parmi ces événements imaginaires : Montebourg quittait le gouvernement pour rejoindre Mélenchon tandis que Ségolène Royal y faisait son entrée, une conférence pour la paix était organisée par Nicolas Sarkozy, et Marine Le Pen fondait son propre parti, le « Parti Bleu Marine ». Il faudra revenir sur ce travail d’imagination paresseux qui consiste à déplacer des têtes d’affiche, mais le plus « intéressant » était sans doute la manière dont ce sujet avait été mis en scène. Le principe scénaristique est simple : un homme rentre chez lui avec des courses, il enfile son tablier, épluche des pommes de terre, tranche des légumes, pétrit une pâte, fait cuire un œuf, tandis qu’il reçoit les informations politiques à travers les appareils qui l’entourent. Programme minimal et métaphore explicite, puisque le commentaire qui parcourt le sujet commence en demandant « Quelle politique sera au menu des français en 2013 ?». L’industrie agro-alimentaire et ses problèmes d’étiquetage ne sont donc peut-être plus si loin.

Pour un journal télévisé diffusé aux heures des repas, ce choix est bien sûr loin d’être gratuit. Si la politique est à notre menu, c’est le JT qui se pose ainsi comme notre principal fournisseur, nous donnant jour après jour notre dose de PS, UMP, FN, Médef, etc. À la fin du sujet, lorsque le personnage ingurgite en gros plan un œuf sur le plat, la structure globale invite à penser que ce n’est pas uniquement le repas préparé pendant les informations qu’il avale, mais l’information politique elle-même. On se demande alors si, emporté par sa candeur, le JT ne va pas plus loin que les théoriciens, Marshall McLuhan en tête, qui avaient formulé l’idée que la télé n’est pas une affaire de vue mais de toucher ; ici, il n’y a pas seulement contact, mais passage de l’extérieur à l’intérieur, absorption par le corps. Cela en dit long sur le recul qu’on demande et prête au téléspectateur vis-à-vis des informations qui lui sont présentées. Si la politique accompagne et rythme le quotidien, elle le fait ici essentiellement sous la forme d’un spectacle plein de rebondissements, sans influence réelle et pratique, donc sans qu’il y ait besoin de réellement s’en préoccuper et intervenir. Mâcher, digérer, jour après jour. Mange et tais-toi.

Le piège du sujet, à la limite, c’est le lien tendu entre le repas et la politique, et le fait que le téléspectateur est encore montré préparant son repas. On pourrait alors en effet espérer un basculement : puisqu’il ingurgite ce qu’il a fait lui-même, il pourrait également faire lui-même de la politique. Mais ce genre d’inversion est une chimère, jamais vraiment envisagée dans le sujet, dans lequel toute la circulation se fait en sens unique. Le personnage y est un pur consommateur de politique, et il n’a de rapport avec celle-ci qu’en synchronisant les gestes de préparation du repas aux divers événements parvenant à ses hypothétiques yeux et oreilles. La politique devient ainsi cuisine, mais la cuisine ne devient pas politique. L’échange est bloqué. Il va de soi que la “politique” dont on nous parle au cours de ces quelques minutes renvoie à la politique imaginée par le journaliste – à qui la “fiction” laisse a priori ici toute latitude. La valeur de ce sujet, s’il en a une, est de laisser apparaître l’imaginaire du journaliste à vif. La télévision encore une fois informe surtout sur elle-même et sur ceux qui la font.

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La circulation se fait à sens unique : de la tête du journaliste au téléspectateur/récepteur des événements fantasmés. Le remplacement de l’information par le fantasme aura rarement été aussi flagrant. Comment est figuré le téléspectateur dans le sujet ? Sans visage. C’est un corps découpé, fonctionnel, dont les actes, par une simple synchronisation, sont destinés à entrer en résonance, symboliquement, avec la trame déroulée par le commentaire. Il y a comme une logique qui relie l’absence de visage et l’absence d’ambiguïté dans les actes du personnage. L’aiguisage du couteau accompagne la tension au sein du gouvernement, la découpe du légume le « en politique, il faut savoir trancher » du commentaire, l’évocation de l’élection de 2017, s’agissant de travail plus long, s’accompagne quant à elle du pétrissage d’une pâte. Nous sommes clairement non pas dans l’image, mais dans le “visuel”, où l’image se donne à lire, à décoder, sans reste. On se souvient que, dans la distinction posée par Daney entre visuel et image, le visage, comme ouverture à une ambiguïté ou altérité, jouait un rôle majeur[22] [22] Pour le lien entre image et visage, lire “La guerre, le visuel, l’image” dans La maison cinéma et le monde 3, Paris, P.O.L, 2012, p 323-329. . L’absence du visage est probablement ici une stratégie pour faciliter l’identification du spectateur au personnage, mais ce ne peut être qu’une identification nulle, sans objet. Le journaliste ne fait ici que laisser entrevoir ce que la théorie a depuis longtemps établi : le téléspectateur moyen n’existe pas. On ne peut pas en faire d’image, seulement en produire un visuel.

Il y a un caractère mi-exaspérant mi-amusant dans la manière dont la télévision s’évertue à perpétuer voire renouveler les pratiques qu’on lui reproche depuis des dizaines d’années. Amusant, parce qu’il est plaisant de vérifier les réflexions théoriques, et exaspérant parce que cela relativise grandement l’intérêt de théoriser ou critiquer la télévision. Un sujet « fictionnel » avait déjà été diffusé par France 2 à la fin de l’année 2012. François Jost signalait à son sujet une possible confusion entre information et fiction, et quelques entorses à la déontologie, avec l’utilisation d’images d’archives non signalées comme telles, non datées et référencées, pour illustrer un propos fictionnel[33] [33] Voir ici le texte de Jost. Notons qu’il souligne aussi à la fin que l’exercice “est typique d’un amusement pour professionnels entre eux”. Mais Jost écarte peut-être un peu vite la question de l’inventivité des journalistes. Le problème du recours à la fiction dans le JT n’est pas seulement celui, déontologique, du risque de confusion chez les téléspectateurs ; il s’agit aussi de constater les bornes de la “mentalité” journalistique alors même qu’elles semblent être transgressées. . Or, on retrouve ici le même procédé lorsque le commentaire nous parle de la défection de Montebourg du PS et son ralliement au Front de gauche. Nous voyons alors des images où Montebourg et Mélenchon se serrent la main devant un train, et un discours de Montebourg tiré (l’arrière-plan le laisse deviner) d’une émission de débat entre socialistes organisée à l’occasion des primaires. Le discours se soutient donc d’images venant lui donner une crédibilité, et l’utilisation d’un habillage où l’on peut lire “live”[44] [44] Le direct est ici devenu un code pour “authenticité”, mais ce devenir-code s’accompagne d’un devenir-inauthentique : la possibilité même de trouver l’indication “live” sur une image enregistrée retire au code la valeur qu’il est pourtant censé continuer à véhiculer, au défaut de quoi son utilisation n’aurait plus aucun sens. Difficile de dire dans ces conditions qui du journaliste ou du téléspectateur serait le plus dupe, mais il est certain que cela participe à faire du vrai un moment du faux, comme dirait l’autre. La question du code est certainement moins celle de l’authenticité que de la recevabilité. Il faut le déchiffrer, pas plus. renforce la possibilité d’une confusion.

Il y a donc bien, en audio-visuel, des problèmes d’étiquetage. Du fantasme étiqueté information. De la fiction étiquetée réel. Qu’est-ce que j’ai dans ma télé, du bœuf ou du cheval ? Je m’imagine bien ce qu’auraient répondu les personnes présentes sur le plateau de France 2 si on leur avait posé la question : « de toute façon, ça se mange ». Le sujet se conclut par le sourire du personnage en très gros plan, relayé en plateau par les sourires des invités et du présentateur : au fond, personne ne semblait prendre la chose au sérieux et penser qu’elle pouvait prêter à conséquence. En fait d’un exercice de style, on aurait plutôt eu affaire à un jeu entre complices, comme en témoigne également le texte placé en conclusion du sujet : « les situations de ce récit étant purement fictives, toute ressemblance avec des situations existantes ou ayant déjà existé ne saurait être que fortuite », puis « Aucun animal n’a été maltraité durant le tournage de ce film ». Aucun animal n’apparaissant dans le sujet, il est clair que cette phrase fonctionne comme un clin d’œil au téléspectateur, comme un pur code, censé renvoyer à toutes les fois où nous avons vu cette formule, déjà maintes fois parodiée et détournée, sur un écran de cinéma. Il s’agit à la fois d’authentifier la fiction (si on peut dire) par un code, et de jouer sur l’ironie (on sait que cette formule censée éloigner le réel le rapproche : s’il faut préciser qu’il n’y a pas de ressemblances, c’est qu’il peut y en avoir).

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Le jeu ne se fait donc pas simplement sur l’idée que nous savons que cela est une fiction, que c’est faux et « pour rire » ; ce n’est pas seulement la fiction qui est « pour rire », c’est aussi le fait qu’on puisse croire qu’elle ne comporte aucun rapport avec le réel. Cela ne sera pas explicité, puisque cela gâcherait le plaisir. L’opération de prise de recul se double d’une opération de participation et de sollicitation du téléspectateur, entré tacitement en connivence avec le beau monde présent en plateau (au rayon têtes de grands enfants réjouis, Christophe Barbier et Franz-Olivier Giesbert valent le coup d’œil). La connivence n’avait pas attendu pour s’installer. Nous disions plus haut que le travail d’imagination mis en place par le sujet était somme toute paresseux. Là aussi, il repose sur une logique assez plate, et admissible pour le téléspectateur. L’exemple le plus frappant est celui du ralliement de Montebourg à Mélenchon : on sait que Montebourg est à la gauche du PS, or le Front de gauche est à la gauche du PS, donc Montebourg pourrait rallier le Front de Gauche.

On a le droit de penser que la vie politique fonctionne de cette manière, qu’il y a plus de probabilités que Montebourg rejoigne Mélenchon que Bayrou. On n’aura pas tort, mais on indexera du même coup la fiction au régime du probable. La fiction doit être pour un journaliste un exercice difficile, surtout s’il compte sur la connivence des téléspectateurs : pour ne pas risquer de les perdre, il doit la tenir en laisse et lui refuser tout véritable pouvoir de proposition. Lorsque la possibilité de fantasmer lui est donnée, il semble que le journaliste rencontre des blocages. Le gros problème de la fiction telle qu’elle est utilisée ici pourrait venir de son conditionnement par la conception journalistique du monde : la réalité y est pensée comme donnée, et le travail des médias est alors essentiellement de la rendre visible telle quelle et non de la construire ; dès lors, elle ne peut être questionnée ou reconfigurée que dans des limites bien établies et en accord avec cette conception, celles du cliché (qui fait partie du «donné») et du probable (qui en est la seule continuation envisageable)[55] [55] Pour une approche des croyances et conceptions journalistiques, je renvoie au travail de François Niney, L’épreuve du réel à l’écran, De Boeck Université, Bruxelles, 2000, notamment page 16, où il définit la notion d’«objectivisme». . Au-delà même de la seule « fiction », une œuvre sera d’autant plus forte qu’elle envisagera le monde comme étant à reconstruire, à refaire ; ainsi elle pourra basculer du côté du possible, sans s’arrêter au probable. C’est l’affaire du cinéma.

Le fait même que puisse régner dans la conception du présentateur du JT une dichotomie radicale entre réel et fiction affaiblit les propositions étiquetées fictionnelles. Delahousse n’a-t-il pas vu le sujet en question ? Ce qu’on y voit est pourtant le travail de construction des médias, et leur totale indépendance vis-à-vis de tout réel. Le sujet repose sur une mise en abyme ; au sein du JT, nous voyons une « fiction » où un spectateur reçoit des informations. Dans le sujet, le JT garde bien son statut privilégié d’informateur, mais il se diffuse une information faite à partir de rien, d’aucun « réel ». Tout se joue entre une figure humaine et les dispositifs médiatiques qui l’entourent (télévision, journal imprimé, radio, ordinateur). L’absence de visage et le maintien du personnage dans un espace clos, sans contact apparent avec l’extérieur, se chargent alors d’un autre sens. Le sujet ne montre pas un réel probable qui parvient à un téléspectateur, mais un téléspectateur pour lequel les médias viennent créer une autre réalité, selon les procédures habituelles de l’information. La télé à la fois crée l’information de toute pièce, et figure celui qui la reçoit en fonction de son seul pouvoir [66] [66] La maison cinéma et le monde 3, Paris, P.O.L, 2012, p 327. Daney écrit “J’appelle donc “visuel” le spectacle d’un chanteur en play-back puisqu’il ne fait que vérifier le pouvoir de la télévision sur le chanteur, alors que que ce serait de l’image si, pour la télévision, le chanteur était un “autre” à qui on doit rendre ce qui lui appartient : sa voix, son travail de chanteur”. Le téléspectateur tel qu’il est ici figuré est entièrement soumis au pouvoir de la télévision, qui le prive donc de visage, de la possibilité de toute identité singulière, et par conséquent, chose assez surprenante en pensant naïvement que la télé demande à être vue, de regard. Pas de recul possible. Tout ce qui fait que le téléspectateur peut “travailler” lui est retiré. ; lui aussi est créé par le dispositif qui diffuse ces informations. Ce que nous montre donc (et pas ce que nous dit) ce sujet, c’est qu’on pourrait nous dire n’importe quoi, peut-être n’aurions nous aucun moyen de vérifier et d’échapper à ce pouvoir. Le sujet figure donc de manière étonnamment radicale ce qu’il se refuse par ailleurs à prendre en compte : l’opération de création d’une réalité par les médias. On ne comprend pas alors pourquoi l’imagination était si paresseuse, le fantasme si plat. Peut-être ce qui soutient l’opération est-il facile à caractériser : c’est la jouissance du pouvoir, sans la conscience et la responsabilité, sans le travail. Le pouvoir de créer, sans l’engagement personnel qui apporte de la valeur à la création

Et si le pire tour qu’on puisse jouer à un sujet qui repose sur la connivence et se termine par un sourire, c’était de le prendre au sérieux ?

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