21, Jump Street, Phil Lord et Chris Miller

Le désir de la loi

par ,
le 21 juin 2012

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Texte interrompu, faute de temps (ou d’argent, c’est selon), puis abandonné au profit de quelques notes sur Friday Night Lights (le titre de l’article sera « Soleil bleu », on laisse pour l’instant le reste à l’imagination du lecteur – et de l’auteur), et repris après la lecture d’une critique de The Sitter sur Independencia. Pourquoi ? Histoire de renvoyer les balles, et parce que deux ou trois trucs n’ont semble-t-il pas encore été dits sur 21, jump street, comme sur un certain courant de la comédie américaine dont il fournit une sorte d’aboutissement. Face à la silhouette amincie de Jonah Hill en flic, il n’est plus guère question d’apprécier la rondeur et la bonhomie du personnage (« gros, raté, cool »). Je reprends donc où j’en étais (et après tout, Superbad nous aura appris qu’il n’y a pas de chemins plus directs que les détours) :

De Buster poursuivi par une nuée de flics à Charlot en croisant un (qui a toujours l’air d’être le même) à chaque coin de rue, je n’ai guère de souvenirs de comédies muettes dont les héros représenteraient la loi. Ils la fuient au contraire, s’en préservent quitte à entraîner la destruction de tout ce qui les entoure. Toujours présent, le chaos (cependant moins “chorégraphique” que pyrotechnique) semble désormais survenir au nom de la loi.[11] [11] Pour ne citer que trois exemples : Observe and report (Jody Hill, 2009), The Other guys (Adam McKay, 2010), The Green Hornet (Michel Gondry, 2011). Cette impression qu’une recherche sur internet pourrait probablement contredire ou préciser, il faut néanmoins la questionner. C’est peut-être le signe que la figure du flic, du représentant de la loi ou plus généralement de l’autorité, est devenue dans la comédie américaine l’une des plus récurrentes et significatives de cette dernière décennie. Autorité, il faut le préciser, n’est pas expertise. Récemment, Stéphane Delorme déplorait le triomphe des spécialistes désaffectés (réalisateurs et personnages) sur l’amateur (ou, pour reprendre son opposition, avec tout ce qu’elle a d’un peu hâtive : geek / cinéphile)[22] [22] Voir Cahiers du cinéma n° 678, “Les experts (de la poudre aux yeux)”. . Il s’agit, au contraire, de personnages le plus souvent doués d’incompétences mais qui s’inscrivent dans la forme de la loi[33] [33] Voir ce que Deleuze écrit sur le passage d’une image classique de la loi à une image moderne : “Kant dit lui-même que la nouveauté de sa méthode est que la loi n’y dépend plus du Bien, mais au contraire le Bien de la loi. Cela signifie que la loi n’a plus à se fonder, ne peut plus se fonder sur un principe supérieur d’où elle tirerait son droit. Cela signifie que la loi doit valoir par elle-même et se fonder sur elle-même, qu’elle n’a donc pas d’autre ressource que sa propre forme. C’est la première fois, dès lors, qu’on peut, qu’on doit parler de LA LOI, sans autre spécification, sans indiquer un objet”. DELEUZE Gilles, Présentation de Sacher-Masoch, Le froid et le cruel, p. 72, Editions de Minuit, Paris, 2007. , gagnant par là un dispositif social dans et par lequel celles-ci pourront se déployer jusqu’à la rédemption.

La dynamique comique de cette figure se construit sur trois principes : une non-adéquation (physique, émotionnelle, intellectuelle) à la fonction, un écart entre la réalité de celle-ci et les constructions imaginaires (cinématographiques) qu’elle a engendrées[44] [44] C’est précisément ce qu’explorait le remarquable début de The Other guys, avant de sombrer, lors du final, dans le film d’action le plus banal. , enfin un sur-investissement par les personnages de son cadre (fonctionnant comme une force de compensation de la différence entre réel, imaginaire et désir). Adapté d’une série populaire à la fin des années 80 (faut-il le rappeler, un Johnny Depp pas encore burtonisé y traina sa mèche rebelle), le film est également l’envers de Superbad (Gregg Motola, 2007), dans lequel Hill imposa sa silhouette, son tempo et une certaine douceur dans l’obscénité. Deux flics lamentables mais complémentaires (Hill : geek, timide, enrobé / Tatum : abruti, frimeur, athlétique) sont infiltrés dans un lycée pour remonter à la source d’un trafic de drogue. Il ne s’agit plus de transgresser la loi pour réaliser son désir (se procurer de l’alcool afin de coucher), mais de faire appliquer la loi pour refouler son désir.

A force de se déclarer « BFFF » (« best fucking friends forever »), il faudra bien un jour que les « friends » « fuck ». Soit la limite que ni Seth Rogen, ni Jonah Hill (ni Hollywood, dans le cadre d’une comédie « mainstream » : on ne peut pas négliger le fait que les comédies jouissent – et souffrent – de budgets considérables, cela les contraignant sans doute à un certain conformisme), ne semblent en mesure de franchir, malgré une récurrence symptomatique de ces scènes de tendres déclarations d’amitié, voire d’amour (presque ritualisées), et d’éclats de sincérité de plus en plus explicites (dont le comique ne porte pas sur la révélation d’un désir « homosexuel », mais sur le moment extraordinaire où s’affirme une proposition banalisée). Ainsi, dans 21, Hill demandera à son partenaire, au cours d’une fusillade, d’avoir un enfant. Méthode de contrebandier (qui fait passer les choses en douce), mais qui prend moins le risque de ne pas être entendu que de lier systématiquement un désir ou une revendication à l’action violente qui la masque.

Mais peut-être suis-je déjà allé trop loin, en supposant que l’horizon de cette constellation comique était nécessairement d’expliciter dans la forme d’une union ou d’actes “gays” un désir qui la travaillerait de manière de plus en plus manifeste et qu’elle s’emploierait à refouler de plus en plus violemment. Il serait en effet plus intéressant encore (politiquement) qu’au devoir de choisir son camp (et à la vision téléologique qui ferait de la “première” comédie mainstream avec des personnages principaux gays un progrès et un aboutissement[55] [55] Nous n’oublions pas I love you, Phillip Morris (Glenn Ficarra et John Requa, 2009), mais ce film est plutôt classé “indépendant”. ), se substitue une réelle tentative de subversion des genres et des identités sexuelles (ou sociales, raciales), comme pouvait le faire en son temps Blake Edwards. Dans The Sitter, par exemple, cette question est déplacée sur un personnage secondaire, l’un des enfants que Jonah Hill garde et qui est gay “d’apparence” (pour reprendre la terminologie sarkozyste du signe ou du stigmate). Bien sûr, Hill lui révélera ce qu’il est (ce qui était donné comme évidence pour tout le monde, y compris le spectateur) et, après un mouvement de déni, l’enfant l’acceptera. Cela tient d’une stratégie sans doute utile aux Etats-Unis (le “destin” sexuel, le “j’ai été fait comme ça, vous devez l’accepter”), mais qui n’est pas sans poser d’évidents problèmes (le triomphe de la génétique sur la politique).

En attendant, la répression continue à faire son oeuvre, produisant des images d’une violence symbolique rare. Ce que les héros de Superbad découvraient, et qui est sans doute l’un des motifs les plus constamment repris depuis, c’est que la loi a aussi son désir. Parti acheter de l’alcool avec une fausse carte d’identité, « McLovin » se trouvait embarqué pour une nuit agitée par un duo de flics en manque de reconnaissance (Rogen et Bill Hader). Ecarté de la possibilité de coucher, l’adolescent faisait alors l’expérience d’une loi devenant elle-même désirable en ce qu’elle pouvait être transgressée par ceux qui sont censés la faire respecter. Coups et blessures, usage intempestif des armes et combustion d’un véhicule de fonction semblaient la réponse à un fantasme énoncé par les deux flics : découvrir une scène de crime couverte de sperme. Parvenant à rejoindre la fête, McLovin gagnait finalement son statut dans la société des “teenagers” par la mascarade d’une transgression de la loi qui s’appuyait sur le désir que celle-ci suscite. Ce qui a donc basculé, de Chaplin à Hill ou Rogen (pour aller très vite), est qu’il ne s’agit plus de rendre coup pour coup à des institutions injustes. La violence était alors toujours la réponse des “outsiders”, “mavericks” et autres “tramps” à un ordre des choses contre lequel il fallait lutter pour avoir la possibilité d’exister. C’est aujourd’hui l’ordre qui frappe, et une partie des comiques (a priori les plus progressistes et les mieux intentionnés) tient le manche sans que cette position soit effectivement critiquée. Pour excessif qu’est ce rapprochement, il est difficile de ne pas penser (alors même que nous en rions), lorsqu’au début du film les deux flics de 21 miment des postures pornographiques sur le vendeur de drogue qu’ils viennent d’interpeller, à certaines mises en scène faites à Abou Ghraib. La même logique d’une Loi purement formelle, ne découlant pas du Bien et n’étant pas guidée par le juste, mais dans laquelle peuvent se déchaîner les pulsions de ses gardiens, y est à l’oeuvre. A quoi reconnaît-on l’oeuvre de la Loi ? A ce qu’elle prononce (enfin ! c’est un des enjeux narratifs du film : faire une arrestation en bonne et due forme) les mots qui la fondent : “vous pouvez garder le silence, etc.”.

Cette tendance tyrannique, bien plus perverse que l’égotisme halluciné des personnages de Will Ferrell (ou de Danny Mc Bride), même dans ses manifestations violentes, n’a ainsi cessé de se confirmer. C’est que la loi semble avant tout protéger les garçons d’une menace bien plus angoissante, la sexualité (aussi bien féminine – trop agressive – que masculine – irréalisable pour le personnage principal). S’affirme ainsi le « primat » de l’amitié (amour sans sexe)[66] [66] Eternelles variations autour de l’équation du sexe et de l’amour : ni sexe ni amour / sexe sans amour / amour sans sexe / sexe et amour. , avant la réinscription des relations hétéros dans l’ordre régulé du « date » (l’opposition symbolique « party » / « date »). Si l’on accepte l’idée que l’une des fonctions du cinéma (ou de la fable en général), dans sa dimension anthropologique, est de créer des représentations du travail de régulation sociale afin d’aboutir, dans le cadre du cinéma américain, à la naissance d’un couple dans une nation, il est intéressant de relever le travail de parasitage et de sape ici à l’oeuvre de la relation “straight”. Un seul exemple : alors que Hill est déguisé en Peter Pan pour une pièce de théâtre dans laquelle il partage l’affiche avec la “fille aimée”, il se voit contraint de partir sur la piste des dealers. Au milieu de la course-poursuite, il prendra le temps, tout en courant, d’envoyer un SMS à la fille (“I’ll be there fairy soon !”). Le jeu de mot sur “fairy” (un conte, une “pédale”) et le court-circuitage du temps de l’action par le temps de la comédie indiquent deux choses : la dynamique de ces films est le conflit entre une relation conventionnelle (également au sens cinématographique : happy end, etc.), un désir homosexuel transparent mais jamais concrétisé, et la loi qui produit en même temps et à mesure la norme et sa transgression, aboutissant à un conformisme tyrannique. (Deuzio : les emprunts de la comédie au film d’action ne peuvent fonctionner que si la comédie joue de son propre tempo (le décalage, le trop tôt ou trop tard) à l’intérieur de celui, réglé (action-réaction), du film d’action). La scène finale de déclaration fonctionne de la même façon. Elle est là (parce qu’il le faut bien, dirait-on), mais la véritable union est scellée entre Hill et Tatum, qui laissent la fille au soin des ambulanciers afin de ressaisir et de jouir de leur expérience par l’évocation de références filmiques (Die Hard).

Si le plaisir est désormais cette conscience, à la fois instantanée et rétrospective, de (re-)vivre un moment de cinéma, une question reste ouverte : comment avoir des relations homosexuelles – ou, mieux encore, déconstruire le binarisme hétéro / homo – sans avoir de référence ? Il faudra sans doute du courage pour envisager cela hors du mélodrame (Le secret de Brokeback Mountain, Ang Lee, 2005), et en proposer une version comique qui fonctionnera elle-même comme affirmation et référent. Ce pourrait être l’acceptation du passage à l’âge “adulte” pour des acteurs, scénaristes et réalisateurs qui ne cessent de fantasmer leurs années « college » (ou le retour à un état minoritaire, pour eux qui ont bâti leur esthétique et leur succès en élevant à la dignité d’êtres suprasensibles les geeks, nerds, etc.). A moins de devenir complètement réactionnaire, on ne voit pas en effet comment pourrait continuer à évoluer ce courant de la comédie. 21, jump street amplifie déjà les effets d’impasse qui grevait Observe and report, en particulier le défoulement asymétrique de la violence. Je constatais un basculement, de la figure du marginal à celle du flic. Précisons le portrait : ceux-ci sont également des marginaux (socialement et sexuellement), mais usant du cadre de la loi (et du film) pour compenser leur frustration, aboutissant à une forme de tyrannie. Rogen (en vigile de supermarché) abattait froidement un type sans que lui, également touché, ne semble “réellement” blessé. De même, Hill se retrouve ici un couteau planté dans le dos, sans que cela prête à conséquence. Ironisant au début sur la « police de proximité », le film s’achève par la réalisation d’une violence réelle et symbolique qui avait pris jusque là des formes mineures : le contrevenant doit être non seulement castré, mais encore doit-il réaliser le désir que les héros n’osent s’avouer (prendre un pénis – le sien, en l’occurrence, arraché par une balle – dans la bouche).

Là encore, il faudrait analyser la construction psychologique du scénario, depuis l’identification du lycéen Hill à « Slim Shady »[77] [77] Personnage, inventé par Eminem, dont le rapport à l’homosexualité est pour le moins compliqué. (l’excellente séquence d’ouverture en flashback), l’opposition du duo devenant complémentarité, interversion, fusion (cf notre image) puis projection idéalisée (lors du bal de promo, la diffusion sur grand écran d’une photographie « en couple »), jusqu’à l’identification finale à une nouvelle figure virile (Bruce Willis) en laquelle les deux garçons, comme un seul homme, adhèrent. Peut-être faudrait-il qu’à ce désir de fusion morbide (avec l’autre devenu même et avec le cinéma[88] [88] Logique de la reprise, de l’hommage, de la mise en abîme – le bégaiement post-moderniste -, et de cette croyance que la vérité vient des héros de film (voir le caméo des personnages originels de la série, et la déclaration de Depp à son compagnon d’arme). ) se substitue la possibilité d’une relation, autrement dit une dynamique de la différence. Le rire pourrait alors se libérer.

21, jump street, un film de Phil Lord et Chris Miller, avec Jonah Hill (Morton Schmidt), Channing Tatum (Richard Jenko), Dave Franco (Eric), Ice Cube (Capitaine Dickson).

Scénario : Michael Bacall et Jonah Hill (d'après la série télévisée créée par Stephen J. Cannell et Patrick Hasburgh) / Photographie : Barry Peterson / Montage : Joel Negron

Durée : 109 mn

Sortie : 6 juin 2012