Le film de David McKenzie ne viendra pas contredire la sentence définitive de Truffaut (la fameuse contradiction dans les termes entre « cinéma » et « britannique »), mais ce n’est probablement pas son objectif. L’idée en est aussi simple qu’arbitraire : les humains (nous ne saurons pas pour les autres formes du vivant) perdent un à un leur sens. Le programme, connu d’avance, résumable en une phrase pour les programmes des salles, peut donc se dérouler. Le jeu avec les attentes du spectateur, circonscrit à un champ de possibilité restreint (d’autant qu’il apparaît assez vite que rien ne viendra enrayer ces pertes), se situe dès lors à plusieurs degrés. Celui, immédiat, du moment où la « contamination » va effectivement affecter l’un des deux héros (Eva Green et Ewan Mc Gregor), et celui, « géologique », de ce que la relation naissante entre eux va révéler de leur passé. L’affection / infection croissante entraîne ainsi un double mouvement : révélations intimes contre perte du sensible (et réciproquement). La morale, assez simple, et énoncée en voix-off par une sorte de « conscience » extra-diégétique, est : « la vie continue ». Si le film est psychologiquement lourd (car évidemment, ils ont un passé difficile à surmonter !), il trouve cependant dans l’alternance entre les débordements émotifs qu’entraîne chaque perte (goût / dévorer, ouïe / tabasser, etc.) et l’émergence progressive de stratégies de compensation, ses plus belles idées. Ainsi, la disparition de l’odorat va amener une artiste de rue à recréer l’atmosphère d’un sous-bois en stimulant chez ses spectateurs l’audition et le toucher, et celle du goût à explorer les textures des aliments (Mc Gregor est chef cuistot).
« Chez ses spectateurs », disions-nous, et c’est probablement la limite fondamentale du film. Celui de la salle imagine-t-il un sous-bois, ou bien l’effet que cette performance peut avoir sur les personnages, et son inscription dans la narration ? Et que se produit-il lorsque le film devient sourd (suivant là la redéfinition de Michel Chion, qui parlait de « cinéma sourd » plutôt que « muet ») ? Première évidence, Mc Gregor peut hurler en silence tant qu’il veut, il n’y a pas de subjectivation de la surdité. Le point d’écoute du spectateur, plus rebelle que le point de vue, n’est pas identique au sien, et le silence du film ne fait que révéler le bruit de la salle : climatisation, craquements de siège, toussotements, etc. On pourrait évidemment avancer que, suivant sa morale vaguement « épicurienne », Perfect sense nous invite à prêter attention à tous ces petits détails sensibles qui habituellement nous échappent. Plus qu’à un « dérèglement de tous les sens », pour reprendre le souhait de Rimbaud, nous serions invités à un affinement des perceptions. Il y a ainsi ce moment où, suspendant sa fuite, le couple s’arrête pour entendre un tocsin ambivalent (plaisir de l’écoute, angoisse du chaos qu’il annonce). Hélas, à cette exception près, l’affinement de la perception semble devoir se jouer hors de la salle. Les personnages font bien l’expérience de la compensation par un sur-investissement des sens épargnés, mais guère le spectateur, qui pourtant est plongé d’emblée dans cette situation par le dispositif de la projection.
Ce qui se produit alors est précisément la différence qu’on pourrait faire entre « un film » et « du cinéma ». McKenzie ne croit pas au cinéma, si ce n’est dans ces ficelles narratives les plus éculées, ces processus identificatoires les plus grossiers. Le manque se trouve immédiatement pris en charge – pour le sonore, par une musique larmoyante, et pour le visuel, par la voix-off et le générique. Guère donc de béance, d’écart dans le tissu du film qui amènerait le spectateur à autre chose qu’à ce qui est directement visible et audible. Confiné chez lui par la police et les services d’hygiène, McGregor ne voit plus défiler sur son écran de télé que des messages, des signaux (« Ne sortez pas de chez vous », etc.). C’est exactement cet appauvrissement du visuel et du sonore qui parcourt le film lui-même, notamment dans son traitement de l’épidémie.
Les films de fin du monde sont toujours la fin d’un certain monde, ou du monde depuis un certain point de vue. Comment produire l’effet de globalité ? Une solution est d’en passer par la parole ou le symbole, et de laisser cela hors-champ. La fiction mondialisée et inter-connectée (tout autant que de la mondialisation et de l’inter-connection) propose en général une autre solution figurative : soit en montrant l’usage des réseaux (internet), soit en filmant effectivement dans différentes parties du monde. McKenzie, dans un probable désir d’authenticité, a donc fait réaliser des plans en Inde, en Afrique, etc, qui permettent de représenter l’avancée de la contamination. Mais comme il ne suffit pas de filmer en Afrique pour faire « africain », et que les quelques plans doivent pourtant instantanément éveiller chez le spectateur « occidental » cette impression d’Afrique, il se condamne à un appauvrissement de l’image, la réduisant à du pur signe (Noirs en habits colorés habitant des maisons de tôle – ou pour l’Angleterre, policière blanche en uniforme, etc), à de l’information.
Lorsque McGregor devient sourd, les plans qui nous le montrent sont eux-mêmes « sourds ». Manière d’étendre l’expérience faite, au début du film, par le premier contaminé (qui n’avait à ce moment perdu que l’odorat) : subissant des tests dans une salle d’hôpital insonorisée, sa parole ne parvenait aux médecins que lorsqu’ils allumaient le micro. Ces suppressions du son ne produisent guère un effet différent de celui que nous pouvons avoir quotidiennement avec un téléviseur. Elles confirment au contraire que l’espace cinématographique est construit dans Perfect sense sur le modèle du bocal (on a d’ailleurs rarement vu autant de poissons…). Angoisse de l’écran, de la distance et de la séparation, que le film nie sans cesse par une pulsion d’incorporation (dévorer tout ce qui s’avale, y compris du savon ou des fleurs/ filmer le monde « entier ») dont la conclusion logique est un éloge du toucher. Pour qui ne fait de l’image que le support du visible (en niant ce qui se trame en elle d’invisible, et qui est justement ce par quoi le film nous offre une distance créatrice), le cinéma n’est qu’un moment d’impuissance dont nous libère la fin de la projection. Sans doute est-ce le symptôme d’une épidémie inquiétante, et d’un certain état du cinéma contemporain.