Qui n’a pas lu Les Hauts de Hurlevent, d’Emily Brontë ? Moi, par exemple. Commençons donc, mesdames messieurs, par rappeler l’intrigue. Mr. Earnshaw rentre un jour chez lui – une demeure isolée au beau milieu de la lande – accompagné d’un jeune garçon noir[11] [11] Dans le roman, il n’est semble-t-il pas Noir, mais simplement d’une origine inconnue. trouvé à Liverpool. L’intention du père de famille est d’élever le nouveau venu, qui sera baptisé Heathcliff, dans des mœurs chrétiennes, tout comme le furent ses autres enfants, l’aîné Hindley et la cadette Catherine. Ceux-ci considèrent d’abord cette arrivée comme une intrusion, mais, si l’hostilité du « frère » perdure et se renforce, celle de la « sœur » cède rapidement le pas à une affection puissante. La lande fournit, au sens propre, un terrain d’entente aux deux jeunes gens. En suivant Catherine, il la découvre, l’explore, et les sensations qu’ils y expérimentent ne pourront se comparer, en terme d’intensité, qu’à la passion qu’ils éprouveront l’un pour l’autre. Ce que l’on retient du film d’Andrea Arnold, ce sont d’abord les moyens déployés pour faire entrer le spectateur dans cette sensibilité naissant au contact de la nature et ne semblant jamais s’épuiser. Mais c’est particulièrement à Heathcliff qu’il s’attache ; nous ne cessons d’être avec lui, c’est à travers lui que les sensations nous parviennent, et tout ce que nous pouvons dire de la sensibilité de Catherine n’est qu’une déduction, possible du fait de la proximité des deux personnages.
Une sensation de subjectivité vient doubler la grande majorité des plans, et les moments d’affirmation formelle, qui pourraient susciter l’impression d’assister à un exercice de style, ne sont jamais tout à fait détachés du narratif. Le montage permet d’isoler tour à tour les différents éléments sur lesquels l’attention d’Heathcliff se porte, de varier les angles, d’étirer les instants, d’instaurer dans l’ensemble un mouvement et un rythme presque brutaux, parfois difficiles à suivre, qui parviennent à rendre communément la richesse de la nature filmée et celle de la sensibilité fictive qui s’y absorbe. Même lorsque le montage se met à travailler « tout seul », insérant ici et là quelques plans de végétaux et d’insectes, c’est encore au personnage que l’on se rapporte. L’une des réussites du film est probablement la confusion qu’il provoque entre ce qui tient de son travail (ses effets) et ce qui tient de la sensibilité du personnage.
Mais le film recourt surtout de manière singulière, un peu plus intense qu’à l’ordinaire, à un autre procédé, nous donnant l’impression de le redécouvrir : la mise au point. Traditionnellement, dans le cinéma classique, ce procédé éminemment perceptif – gérer la netteté de l’image, c’est décider de la répartition des formes sur une surface – a été mis au service d’une hiérarchisation narrative. Apparaîtra net ce qui est à tel moment le plus important (en général l’acteur, qui parle ou réagit, se détachant d’un arrière-plan cotonneux) ; dans cette logique, tout passage du net au flou, ou vice-versa, signale un changement de centre d’intérêt, un déplacement de l’action. C’est d’ailleurs un tel usage de la mise au point que proposait en général Fish Tank (2009), le précédent film d’Andrea Arnold[22] [22] Il y avait une exception, cependant, au moment où Mia fait une virée en campagne avec sa mère, sa soeur et Connor. Elle est dans la voiture, nous voyons le paysage défiler à travers la vitre ouverte. Elle regarde ce paysage et, au moment où elle ferme les yeux, comme pour mieux sentir le vent sur son visage, le point est fait sur l’extérieur et elle devient floue. C’est le moment qui se rapproche le plus de l’utilisation de la mise au point dans Les Hauts de Hurlevent, moment où l’on sort du registre narratif pour entrer dans le registre perceptif. On peut noter ici l’usage remarqué du flou dans Oslo, 31 août (Joachim Trier) ; cheminant à travers les rues d’Oslo, le personnage devient flou, ce flou ayant valeur de métaphore ou de symbole (nous ne sommes pas aussi nettement, si l’on peut dire, dans le registre perceptif). .
Mais le registre perceptif qui fait la nature même de la mise au point peut se mettre à fonctionner comme fin et non plus comme moyen (et chacun peut de toute manière et dans tous les cas décider de le voir comme tel). Peut alors, pour prendre un exemple simple, se créer un rapport visuel entre figure (net) et fond (flou), selon un système d’opposition. L’usage de la mise au point dans Les Hauts de Hurlevent lui invente un autre rôle, où il s’agit non plus d’opposition et de rapport stable mais de passage, de dynamique. Des plans nous montrant Heathcliff, le personnage principal, dans la lande, ou bien la nature seule, sont traversés, balayés par la mise au point, et les notions de figure et de fond perdent leur sens, la figure étant amenée à se “fond-re”. Mais c’est également valable dans l’autre sens. Si l’on voit au premier plan une fleur perdre sa netteté au profit d’une montagne située au loin, la sensation de réduction des distances est forte, mais moins parce que l’on sait que la montagne est éloignée de la fleur que parce que l’image nous apparaît comme ce qu’elle est, un espace à deux dimensions (et pourtant, donc, instable, chaque élément pouvant passer du net au flou). Le jeu sur le flou est aussi un jeu contre la représentation perspectiviste. L’œil n’avance pas dans le paysage, c’est bien plutôt le paysage qui vient s’aplatir et se coller à l’œil. Finalement, c’est la place de l’œil, de celui qui voit, qui se trouve ainsi exacerbée, et il est insuffisant de dire que c’est un point de vue que nous partageons avec le personnage : c’est plutôt un point de corps.
Comme le travail de mise au point suggère aussi bien une absorption de la figure dans le fond que le passage du fond au premier plan (puisqu’il n’en existe plus qu’un seul), le corps d’Heathcliff a avec la lande aussi bien un rapport d’écrasement (toute la lande est collée à son œil, un énorme magma à laquelle sa perception s’affronte) qu’un rapport d’enveloppement ou d’absorption (le corps se mêle à la nature, le percevant se confond avec ce qu’il perçoit). La lande apparait comme un espace sauvage, où règne une atmosphère fluide, où des particules volettent, où l’or se répand quand le soleil brille, et qui est envahi d’un bleu froid lorsque le temps se couvre. Espace ouvert et informe comme la boue où les pieds s’enfoncent. C’est comme si la perception d’Heathcliff n’avait pour unique objet que de s’accorder à la nature qu’elle rencontre.
À l’opposé, le moralisme du père et le racisme du frère ne sont que la conséquence d’un manque de sensibilité à la nature et d’un désaccord profond avec la lande. Toute opposition entre eux et Heathcliff (qu’ils jugent mauvais) est du même coup une opposition de perception (ils ne font pas les mêmes expériences) et une opposition à la nature. Les trois tiennent absolument ensemble. La lande est sale, Heathcliff déclare aimer être sale ; or le père veut des enfants propres, car il aborde la saleté sur un mode symbolique, religieux, comme impureté de l’âme. Les deux jeunes gens s’enfuiront d’ailleurs lors du baptême d’Heathcliff. Hindley refuse de considérer comme frère un Noir, obnubilé par la couleur de peau, tandis que plus tard Heathcliff proposera à Catherine d’élever le fils qu’elle attend (entre temps, elle a épousé le riche héritier local) comme s’il était le sien. Hindley et le père sont des personnages « humains, trop humains ». Ce que l’on reproche d’ailleurs à Heathcliff est son manque d’humanité : Edgar, le futur mari de Catherine, le compare à un singe, et on le fait dormir dans l’étable. Le fait qu’il s’agisse d’épisodes injurieux ne doit pas masquer la vérité qu’ils touchent sur le personnage. En effet, face aux « humains », Heathcliff peut être qualifié d’animal ; comme, au contraire, peuvent être qualifiés de trop humains ces chiens domestiqués dont l’existence n’a plus de valeur sans celle de leur maître, et qui finissent pendus.
Être « humain », c’est n’emprunter de la lande que ses quelques chemins, la concevoir comme un espace à aménager, à organiser – c’est y bâtir des murs de pierre. Être «animal», c’est marcher au travers de la bruyère, se laisser malaxer et modifier par la pluie et le vent, s’enfoncer dans la lande comme en un espace de sensibilité accrue où se réduit la distance qui sépare le corps des textures et éléments qu’il rencontre. Le corps subit à de multiples reprises un équivalent de ce que subissent les images balayées par la mise au point. Plusieurs moments prégnants de la relation entre Heathcliff et Catherine adviennent lorsqu’un corps est maintenu par l’autre au plus près de la terre (Catherine écrasant le visage de Heathcliff avec son pied) ou lorsqu’une partie du corps devient une partie de la nature (Heathcliff regardant les cheveux de Catherine en caressant le cheval sur lequel ils galopent, suggérant une correspondance insolite entre visuel et tactile). Lorsque Catherine dit qu’Heathcliff est plus elle-même qu’elle ne l’est, ou quand Heathcliff déclare qu’il ne peut oublier Catherine sans s’oublier lui-même, ils parlent l’un de l’autre mais c’est aussi bien de la lande qu’il s’agit. La nature est dans leur relation opérateur de (con)fusion. Il faut commencer par se confondre avec elle pour se confondre l’un avec l’autre. Le couple est toujours trois[33] [33] Il faudra peut-être repenser à cela face à un film comme Main dans la main, de Valérie Donzelli, qui semble être basé sur l’idée d’un amour fusionnel, le corps d’un personnage étant “lié” à celui de l’autre. Mais y aura-t-il de la place pour un troisième terme qui donnera aux affects la puissance nécessaire pour rendre la confusion plus que doublement individuelle ? .
L’aventure de la sensibilité n’est pas merveilleuse et morale, sans danger (la nature ne l’est pas). Le film comporte une certaine violence, prend un chemin pessimiste. La « naturalisation » de l’homme peut être physiquement éprouvante, un peu folle. L’énergie “naturelle” de Heathcliff ne pouvant s’extérioriser et s’épanouir, se transforme en puissance destructrice : ce qui n’est pas versé au bénéfice de la nature et des sentiments est retourné contre ce qui représente la société. Heathcliff n’est plus un être uniquement absorbé par le présent (ou la présence d’un souvenir) mais, de retour dans la lande après quelques années dont nous ne saurons rien, si ce n’est qu’il est devenu riche, il planifie et exécute une vengeance envers ceux qui l’ont auparavant maltraité et mis à l’écart. Mais la forme, elle, est optimisme ; par la richesse qui le compose, cette invention d’une perception qui se confond avec l’espace naturel (des plans y sont beaux mais la beauté est articulée, non illustrative, et côtoie la dureté), par cet acharnement à rendre le sensible, le film conserve une place vibrante dans la mémoire. “[N]ous éclatons de rire rien qu’à voir « l’homme et le monde » placés l’un à côté de l’autre, que sépare la sublime prétention du petit mot : « et » !” [44] [44] Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, Paris, Ed 10/18, 1992, trad. Pierre Klossowski, p 342 . Mise au point, montage, relation des corps et de la nature : Les Hauts de Hurlevent est une tentative cinématographique de dissolution du « et ».