La première image n’est pas pour Adèle, mais pour un lycéen lambda, très vite suivi par d’autres qui, un à un, lisent quelques lignes d’un même texte. La lecture, poussive ou gracieuse, oscille entre ânonnement et appropriation, les mots parfois s’infiltrent à l’intérieur de l’âme, d’autres fois restent à l’entrée de la bouche, déboutés par un cœur étanche à ce verbe imposé. La vie d’Adèle part de là, de cette hésitation sur l’avenir du texte, sa digestion ou son rejet, et autant que des affres de la chair son scénario sera celui de cette greffe d’une œuvre à un être. Ce texte sur lequel s’ouvre le film, c’est La vie de Marianne de Marivaux. Abdellatif Kechiche avait déjà donné avec Les jeux de l’amour et du hasard sa matière à L’esquive, film dont cette première scène pourrait passer pour un condensé extrême : même problème d’un corps branché à une parole qui n’est pas la sienne, parole des classiques scolaires qui, au gré des aventures de la pédagogie, peut devenir miroir intime ou simple signe d’un pouvoir éducatif inique. La première option est évidemment la bonne ; c’est celle que signale le professeur en reprenant la lecture d’une élève, en la poussant à substituer son intériorité à celle présentée par l’énonciation, à faire du « Je suis femme » la revendication de soi. Le texte n’est pas savoir mais expérience : c’était ce que disait L’esquive, c’est ce que La vie d’Adèle assène déjà en ce début ; question qui sera reconduite peu après autour d’un kebab, lorsqu’Adèle et son éphémère copain opposeront les vertus de l’explication professorale à celles de l’interprétation personnelle – toujours l’extérieur et l’intérieur comme double mode du rapport de l’art à la vie. C’est dans ces coordonnées que s’installe le film, et le duo qu’il orchestre – entre deux femmes, entre deux mondes sociaux – ne prend sens qu’à être rapporté à ce gradient d’authenticité du lien à l’art.
Mais cette inscription de Marivaux en exergue du film prend d’autres sens. Elle sert déjà à annoncer le futur coup de foudre d’Adèle pour Emma. Il y a aussi, bien sûr, l’identité des titres, vies de Marianne et d’Adèle : le livre dit le dessein du film, le tracé des courbes d’une existence. Elle annonce en outre que Kechiche reproduit, à plus de deux siècles de distance, le geste de son tuteur littéraire : écrire ou filmer, eux hommes, la vie d’une femme, c’est-à-dire inscrire au creux de l’œuvre, en-deçà du récit des vicissitudes, la distance qui séparent les deux sexes, faire de cet écart la modalité d’un regard. Mais cette mention inaugurale renvoie aussi à ce que signifie Marivaux dans l’imaginaire scolaire et national, à son influence, qui n’est jamais qu’une compréhension réductrice de son œuvre, que les manuels étiquettent sous le nom de marivaudage : genre qui, au cinéma, prend la forme de la comédie potache, bouffonnerie sociale où les diverses classes se mélangent ou se séparent au gré de leurs désirs trompés. Ce genre, la comédie de mœurs sexuelles, volontiers boulevardière, c’est justement celui dont Kechiche s’écarte – le sexe, chez lui, s’il est bien le commun des classes sociales, le point de rencontre des mondes enveloppés dans les corps qui s’embrassent, sert à articuler les différences plus qu’à les estomper. Marivaux est tout sauf du marivaudage, semble dire le cinéaste – ce que montre bien le choix de piocher dans son œuvre romanesque plutôt que théâtrale. Car c’est en elle que se fait voir avec le plus d’insistance la nouveauté de cet écrivain qui, en son XVIIIe siècle où commençait à muter insensiblement l’image du petit peuple, fut un des premiers à promouvoir la figure des humbles, paysans parvenus ou jeunes orphelines de basse extraction ; un de ceux qui troquèrent les intrigues de cour – La Princesse de Clèves à laquelle il est fait référence dans la même scène, et qui annonce Emma, petite princesse bourgeoise – contre le récit des gens de peu, et à tenter de refondre en conséquence la langue littéraire afin qu’elle adhère un peu mieux à ce corps du peuple enfin mis sur le devant de la scène. C’est en ce siècle que se célébrèrent les noces qui, sur le terrain français, ont marié à jamais l’art à la sociologie, faisant du même coup du langage parlé le seul lieu possible de leurs épousailles. Kechiche vient de là, et prend bien soin de le rappeler.
Marivaux lui a légué ce problème : comment faire vivre ces gens de rien, comment les présenter sans les enrubanner. Autant dire comment les faire parler. On sait quelle solution a prétendu trouver la tradition naturaliste au cinéma : emphase du style canaille, gouaille stylisée, bref une transposition inavouée du principe du bel esprit et de ses prouesses verbales dans l’ordre de l’argot – Versailles à Sarcelles, en quelque sorte. Rien de tout cela chez Kechiche, qui rompt très nettement avec la double tradition de Prévert et d’Audiard, celle du peuple poétisé par un lyrisme du commun et celle de la sentence à l’usage du titi parisien – deux traditions pour lesquelles il s’agissait de faire du beau à partir de la boue du langage des ruisseaux. Cette beauté, Kechiche s’en moque. Son style de dialoguiste s’édifie sur un refus de la formule. Il vise plutôt à atteindre l’essentielle nullité du quotidien, son verbe faible, ses mots dans le vent. La scène de drague dans le bus est toute en énonciations boiteuses, en sentiments mal dits, blancs causés par ces mots qui butent, phrases pénibles qui se refusent à ramasser le sens en bloc – tout n’y passe que dans les regards, où le désir se dit sans ambages, mais ne passe justement que grâce à ce défaut de la langue. De là la longueur des scènes, qui exigent la patience des échecs de l’expression. Le premier échange entre Adèle et Emma est sous le même signe d’une insuffisance du dire par rapport au désir : conversation aux couleurs de néant, poussive à souhait, mais qui par ces silences ne laisse que mieux passer le courant, cette entente a priori des deux corps qui, là encore, est relayée par le jeu des yeux dévorants.
Mais c’est parce qu’ils doivent beaucoup signifier que ces dialogues en disent si peu : mode scindé de la signification, où l’insignifiance des paroles proférées sert à un gain de sens sociologique. Cela, le langage des gens de l’art le montre à merveille. Leur vacuité est celle de l’excès plutôt que du manque, avec ces discours décorés, ces mots trop bien trouvés : aisance dans l’articulation qui laisse soupçonner que sous les paroles n’existe que du vide. Propos qui ne disent rien sinon leur propre virtuosité – Joachim le galeriste, maestro de l’esbroufe – et qui, comme le langage des pauvres, ne produisent de la signification que sur le fond de cette évacuation du sens concret. Il n’y a donc pas un langage plus accompli qu’un autre. Celui du petit peuple n’est pas en attente d’être complété, embelli ; il ne tend pas vers le langage des riches, qui pèche dans une dimension inverse à la sienne. Et donc il n’y a pas un bon langage contre un mauvais langage, le simple comme vrai contre le raffiné comme faux, l’essentiel contre le superflu. Kechiche ne se place pas clairement d’un côté ou de l’autre. Il n’est que l’arbitre des conflits, l’orchestrateur des oppositions : car les deux langages ne peuvent fonctionner à plein qu’ensemble, l’un sans cesse renvoyé à l’autre. Ce beau rien avec lequel flirtent les langues sociales ne se soutient que de cette dramaturgie de la distinction : bref, ce réalisme linguistique en forme de rien-alisme n’est pas tant un vol en rase-motte au niveau du réel qu’une habile stratégie de séparation qui précède et informe les modes du parler. De là que ce réalisme reste encore de convention, se référant moins à une réalité de la langue qu’à une partition schématique qui, dans la réalité, n’existe qu’à un état plus brouillé. Kechiche a besoin de cet écart préalable pour faire fonctionner son film ; mais il lui est surtout nécessaire pour bien asseoir sa position, celle de celui qui, mettant riches et pauvres face et face et dos à dos, s’arroge le titre d’observateur extérieur épinglant les tics et le toc de chacun. Position d’empailleur – personne n’a le droit de sortir de son identité sociale – et de juge – pas un personnage, même Adèle, qui ne soit légèrement esquinté.
Les riches ne sont entrés que progressivement dans le monde kechichien. Absents de L’esquive, à la présence discrète dans La graine et le mulet, plus affirmée dans La Vénus noire, ici arrivés dans une position de quasi-égalité. Ce qui fait de La vie d’Adèle un film double : il y a, d’un côté, l’intrigue de ces deux désirs furieux, de ces corps accolés dans la violence de la passion charnelle ; de l’autre, la rencontre jamais complètement consommée entre deux mondes sociaux, qui se croisent sans vraiment se confronter – les deux repas de famille ne sont qu’incompréhension réciproque – mais dont le film met en scène l’opposition. Soit donc une intrigue avant tout langagière, et une autre se définissant par l’absentement du langage. Le sensuel est le lieu où se dissolvent, mais pour un temps seulement, les antithèses propres au social : pas d’autre indistinction possible entre Adèle et Emma que dans la nudité de leurs corps muets. Le sexe est trait d’union provisoire. C’est pour cela que l’on parle si peu d’amour dans ce film, alors que son aveu formait tout l’enjeu de L’esquive : l’amour résout, la sexualité en reste à l’élision.
(Chose notable, les scènes de sexe représentent les seules entorses au régime réaliste : aucune hésitation entre ces deux corps qui, dès la première fois, se trouvent sans même avoir à se chercher, aucun ratage dans l’ajustement des deux plaisirs ; le savoir-jouir d’Adèle est déjà acquis, inné, comme si l’usage optimal des organes ne demandait pas un temps d’apprentissage, comme si les pratiques d’intensification du plaisir avaient quelque chose d’instinctif. Chose étrange pour un film dont l’autre moitié est toute entière tendue vers l’idée d’éducation.)
L’opposition des deux mondes sociaux est des plus limpides : pâtes versus huîtres, rugueux versus policé, charnu versus délicat. À la bouche d’articuler ce double régime. Personne n’a manqué de noter l’insistance du film sur cette bouche d’Adèle, bouche astrale, à la fois trou noir et soleil. Car la bouche est double, organe de la phonation et organe de la manducation (de la nourriture comme du pubis, car avant même que le couple se fasse, le groupe de lycéennes à l’homophobie attendue aura pris soin de rappeler par avance qu’une lesbienne, c’est quelqu’un qui mange du vagin). La bouche est ce dont les mots peinent à sortir (Adèle) ou sortent avec trop de facilité (Emma). Elle est aussi le marqueur de l’élégance, pâtes englouties ou huîtres délicatement avalées (remarque : les aliments, malgré leur opposition, appartiennent tous deux à la classe du mou, comme la chair ; jamais dans le film on ne mange de dur, viande ou légumes solides, il n’y a dans l’ordre alimentaire comme dans l’ordre sexuel, qui exclue le rigide phallus, que de l’onctueux et du malléable). Bref, elle est le lieu où se résume le social. Raison pour laquelle, dans ce film qui, comme ceux d’avant, interroge le conditionnement extérieur, il n’y a pas comme dans les deux premiers de plans larges, de décor sur le fond duquel les figures se silhouettent : pas besoin d’aller chercher ailleurs le social, puisqu’il est déjà inscrit au centre du visage.
Mais la réelle opposition se trouve dans le discours sur l’art. Adèle, malgré ses années de fréquentation avec les pompeux artistes, ne basculera jamais dans ce monde où la référence culturelle vaut comme monnaie d’échange social. Dans ce monde, le soi se fait art : c’est le discours de l’expression qu’Emma lui expose en toute clarté. Adèle n’y souscrit pas ; son discours à elle, c’est celui de la transmission – être prof, pour rendre ce qu’on a lui donné, dit-elle en substance aux parents de sa douce –, qui est plus du côté de l’émancipation de que la libération acquise par avance d’Emma. Avec elle, l’art se fait soi, et donc se passe de mots. On est bien évidemment invité à pouffer quand, lors de l’exposition finale, un dandy verbeux en dit trop devant une toile. D’où le besoin d’éviter le surplus d’art, la culture comme capital, le savoir comptabilisé. C’est toute l’ironie de la scène post-coïtale où les deux amantes plaisantent en filant la comparaison entre philosophie et sexualité. Raisonnement par l’absurde qui invalide la thèse à laquelle il aboutit : le sexe – c’est-à-dire, et surtout dans ce film, la décharge, la dépense, la pure combustion – est enrichissant, on en apprend toujours plus, chaque orgasme est un nouveau pas vers le savoir absolu. Raillerie qui, finalement, fait rentrer l’art dans l’ordre sexuel, le soumet à sa logique du plaisir sans savoir, excluant tout discours.
On aurait tort de sous-estimer l’idéal de l’école républicaine chez Kechiche. Il est le seul à être parvenu à le nouer en intrigue ; mais l’école n’est pas chez lui ce mythologique ascenseur social, le lieu primitif de toutes les capitalisations : elle est ce qui, plus modestement, injecte la puissance de l’art dans la puissance de vie, donne à cette dernière la capacité de devenir théâtre, roman : pas une vie devenue art, mais une vie récupérant pour son usage propre les valeurs nutritives de la culture. Adèle est allé puiser sa force dans celle de son ancêtre Marianne. Elle oppose le savoir mort, extérieur, la vanité des belles paroles à l’art dilué dans l’existence, abolissant toute distance entre l’œuvre et le soi. Son contre-modèle n’est pas Emma, mais cette triste thésarde qui tisse du vent autour de Schiele, cérébralisant ce qui est au départ une peinture de la chair.
Mais Adèle ne crée pas, et si elle est la figure idéale du lien à l’œuvre, elle ne présente qu’un des deux versants de la posture de Kechiche. Car lui fait des films, refuse de s’en tenir à cette seule position du bonheur discret qui n’a pas besoin pour être de l’éclat de la création. Emma n’est pas qu’un pôle négatif, l’image inversée d’Adèle ; elle figure son nécessaire complément. Sûrement, elle baratine sur l’art, mais au moins elle en produit. Elle fait ces nus sublimes qui lui valent la gloire ; or ces nus, ce sont très exactement ceux que le film réalise à sa suite en montrant ces deux corps en proie l’un à l’autre. Il y a chez Kechiche, bien présent, un désir d’art. Cela depuis longtemps peut-être, mais nous ne l’avions pas vu, trop obnubilés que nous étions à vouloir n’y reconnaître qu’une reconduction du naturalisme. Et cet art est celui d’Emma, un art sensuel par excellence, opposant au discours le brillant des chairs sublimées. Joachim admire la manière dont Adèle s’expose au regard de la peintre. Idem pour les scènes de sexe, pour cette sauvagerie de deux corps nus qui, se donnant l’un à l’autre sans retenue, s’offrent de la même manière à la caméra, au cinéaste qui fait de ces corps sans fard le propre de son art de la crudité.
Le film ne fait pas jouer Adèle contre Emma, il tente la synthèse des deux postures. Kechiche veut récupérer pour lui le bénéfice du propos de l’une, cette modestie d’un rapport, et celui de la pratique de l’autre, en excluant la gangue discursive qui le parasite. Il veut le social et le sensuel, se faisant l’arbitre qui, dans chacun des deux positionnements, départage le bon et le mauvais, le trop grand retrait de l’une, l’excès poseur de l’autre. Sa prétention n’est que là : renvoyer la bohème aisée aux contradictions de sa position sociale, rappeler aux humbles que l’art est vie plutôt que luxe. Prétention à ne s’identifier qu’aux bons côtés de chacun des deux pans du monde social. Prétention à gagner à chaque fois, contre chacun des deux. Position trop sécurisée pour que le film ne faiblisse pas à trop se garantir d’une telle force : car ce qui, à la longue, y lasse, c’est ce refus du cinéaste de se risquer à être autre chose que le grand éducateur qui distribue des bons points tout en postulant d’abord l’infirmité de chacun des deux parties en jeu.