Un désir d’embardée, c’est là probablement ce qui a mû Jia Zhangke pour A Touch of Sin : se quitter lui-même, s’échapper d’un monde patiemment construit, dissoudre sa formule trop rôdée et aller tenter, ailleurs, sur d’autres terres cinématographiques, une coction inédite. À vrai dire, ce n’est pas là son premier virage, mais le dernier en date avait laissé ses admirateurs en proie au doute quant à l’avenir de celui en lequel ils voulaient voir le beau revers visuel d’un désastre socio-idéologique : I Wish I Knew, documentaire commandé par Shanghaï pour accompagner l’exposition universelle de 2010, avait un léger parfum de « collaboration », pour des regards occidentaux habitués à ne goûter, dans ce qui vient de Chine, que les regards épicés par la critique. A Touch of Sin, de ce point de vue, coupe résolument le ténu cordon qui reliait le cinéaste au pouvoir, et à suivre le feuilleton de la diffusion toujours différée du film en terre chinoise, on voit que le PCC ne s’y est pas trompé.
I Wish I Knew, malgré sa modique accointance avec les sirupeux discours gouvernementaux, prolongeait bien la méthode de Jia : même mélancolie en forme de chant du cygne inachevable, drapant le passé national d’un linceuil visuel en forme de longs plans larges, très peu mobiles, embrassant en une dernière étreinte ce qui n’en finit pas de disparaître. Cette élégie, c’est l’acte de naissance de Jia, de toute la sixième génération (Wang Bing, Lou Ye et consorts, fils d’une « ouverture économique » en forme d’abandon social, orphelins aussi d’une place ensanglantée un beau matin de 1989 par des cadavres estudiantins). Peut-être Jia était-il fatigué de ce fardeau du deuil, peut-être n’en pouvait-il plus de cette perte répétée de film en film. Il faisait auparavant le récit de dérélictions multiples, de vies a-dramatiques, sans action, vidées de leur substance une fois l’épopée communiste avortée : toutes ces vies sans avenir de la « trilogie du pays natal » (Xiao Wu, artisan pickpocket, Platform, Unknown Pleasures), vies faussées par un commerce qui les laisse en rade (The World) ou les désoriente, voire les sacrifie (Still Life). 24 City, mi-docu mi-fiction, finissait de mettre au tombeau cette classe ouvrière remplacée par des myriades de migrants précaires qui n’ont plus pour eux ni la dignité conférée par le discours communiste ni la solidarité propre à l’appartenance de classe.
Où partir alors, si le deuil social et la célébration partisane sont également interdits ? Pour seul refuge, le film de genre : forme malléable, qui se laisse plier à mille discours et optiques, et qui surtout a pour elle le privilège du mouvement, de l’action, d’un dynamisme qui enfin permet de sortir de cet immobilisme atavique du plan-mouroir. Et qui, aussi, permet de sauter le pas, de retourner la colère trop rentrée en une violence expurgeante. D’où ce film où chacun prend les armes et tue, étripe et venge. Quatre personnages – formule chorale que Jia avait déjà faite sienne –, quatre exutoires : un mineur qui réclame contre les chefs et, ne voyant pas la justice rendue, la fait lui-même à coups de fusil ; un migrant qui se désennuie en jouant du revolver ; une hôtesse qui taillade des chairs mâles qui se croyaient sur la sienne un droit de cuissage ; un jeune égaré qui, on y reviendra, résume les apories de cette conversion d’une violence en une autre.
Mais ces nouveaux rivages jouxtent l’ancien, et l’embardée a bien la forme d’une refonte. Car le décor choisi pour ce film est identique à celui des précédents : même population de lumpen, mineurs et migrants, vies de rien laissées pour compte ; et toujours les deux pôles du localisme au temps de la mondialisation : petites villes perdues en retard sur l’histoire, comme dans les premiers films, ou villes créées ex nihilo par un volontarisme étatique qui tient à se doter de paradis économiques (ici Dongguan, à la lisière de Canton, pure plate-forme commerciale où se rencontrent nantis et déshérités, comme dans The World). Même rôle des dialectes aussi, accentuant la régionalisation de l’intrigue (même pour un Chinois, les dialogues sont peu compréhensibles sans sous-titres). Jia trace une nouvelle ligne mais sur un territoire qu’il avait déjà cartographié.
Cela parce qu’il s’agit, avec ce film, de résoudre les confits qu’il avait précédemment mis au jour – de les résoudre par la négative, l’explosion. Ce geste, cette idée du cinéma comme vengeance, comme lieu où s’inscrit le fantasmatique ailleurs irréalisable, c’est celui, on le sait, de Tarantino, et nul doute que Jia y a pensé en se mettant derrière sa caméra (il se permet d’ailleurs, pour la première fois de sa carrière, ce geste très tarantinien de l’apparition succincte en méchant patibulaire, en l’occurence comme marchand d’art philistin, client de prostituées de luxe). Le cinéaste n’a jamais démenti son goût pour les films d’action – The Killer formait déjà le double-fond de Xiao Wu – et ce projet de film était un rêve avoué depuis belle lurette. Passer du drame de l’abandon au scénario de la tuerie, ce n’est alors pas quitter le système, mais le réformer de l’intérieur. C’est marier Tarantino et Antonioni (Jia était jusqu’alors un grand cinéaste italien chinois). Car A Touch of Sin ne se place pas d’emblée dans l’univers du film de genre ; il tente plutôt de le faire advenir à l’intérieur du monde antérieur, de l’intégrer à ses coordonnées, en faisant coller des types dramatiques à des types sociaux, en nouant les intrigues de la vengeance aux récits de l’égarement. La force du film, c’est qu’il n’est pas à proprement parler un film de genre : plutôt un film double, comme si deux calques antithétiques avaient été superposés, plus ou moins bien réglés l’un sur l’autre. Ou comment mêler le genre absolu qu’est l’action et le genre du non-genre qu’est la prise de vue/de vie sur des morceaux d’existence qui ne se laissent que malaisément mettre en récit. Double postulation qui donne son côté si hasardeux au film, à certains moments imprévu, saisissant, à d’autres tristement mou, maladroit.
Au régime esthétique de témoigner de ce difficile équilibre entre les contraires. Les plans auparavant s’étiraient indéfiniment dans l’attente de ce qui ne venait jamais, l’action, et laissaient voir partout le vide au travail, la désertification de l’existence. Et puis ils cadraient larges, pour amener au visible le fond social sur lequel les figures se détachaient. Jia coupait le moins possible, captait la vie chinoise par de grandes embrassades visuelles. Vieille formule du réalisme, retouchée à la manière des estampes classiques.
Il a eu le courage de se libérer de cette routine formelle ; mais plus encore, il a eu le courage de ne pas basculer entièrement de l’autre côté, de ne pas souscrire à l’esthétique attendue du film de genre : plans plus rapprochés, démultipliés, se succédant à grande vitesse, avec un découpage organisant savamment la montée de l’adrénaline. Le résultat de ces deux refus est une étrange hybridation. On sent d’un côté l’envie de ne pas laisser le plan durer, et de passer à des enchaînements plus rapides – on ne dira jamais assez combien ce film est véloce, incapable de réelle pause comme de véritable climax. De l’autre, se conservent pas endroit les vues très larges – décors d’apocalypse au détour d’une marche forcée, type buildings ou usines, et le ciel cendré de Co2 –, les évidements et les suspensions ponctuels. Ce mélange se fait au risque de perdre ce qui donnait aux films de Jia tout leur charme, la respiration prolongée, la distension ; malheureusement, la fluidité censée les remplacer n’est pas toujours au rendez-vous, et le rythme haletant parfois pêche et rame, sent trop la saccade et pas assez la course effrénée. D’où, au petit bonheur la chance, des plans merveilleux (Zhao Tao teintée de rouge-sang se figeant dans une belle pose avec sa lame, un meurtre dans les rues de Chongqing, un cheval s’ébattant au fond d’un plan), d’autres assez navrants, presque bâclés (un lamentable suicide, nombre d’interactions ratées). Jia ne semble pas tout à fait à l’aise avec ce rythme auquel il s’essaye ; aussi, le risque était grand, à vouloir tenter une telle cohabitation de régimes visuels aux antipodes l’un de l’autre. Et on ne peut que saluer cette tentative qui laisse entendre que le cinéma n’est pas clairement partagé en deux camps, le rapide mondialisé versus la résistance de l’escargot, mais qu’existe entre les deux un espace des plus fertiles.
L’équation se complique toutefois, quand on observe les références desquelles s’auréole cette mixture contre-nature. Un parfum d’antique se dégage de la fable : il y a l’opéra de Pékin sur lequel elle se clôt, le bestiaire tout droit sorti des vieux récits, la référence insistante aux histoires de bandit qu’avait résumé au XIVe siècle l’imposant roman Au bord de l’eau. La chose importe quand on sait de quels enjeux politiques est porteur l’usage du passé dans la Chine contemporaine. Jia jusqu’alors peuplait ses films de références plus ou moins récentes, d’une part les chansons populaires et la culture pop (le titre de son Unknown Pleasures vient de Joy Division), d’autre part un folklore communiste tombé en désuétude. Platform, son second film, avait posé le cadre de cette interrogation primordiale sur le rapport entre le petit peuple des campagnes et la culture censée en émaner ; on y suivait des troubadours modernes allant de ville en ville porter aux gens de peu les spectacles narrant son épopée : classiques de la culture communiste, farces et soupes musicales – le tout pour tenter de dessiner une commune mesure entre spectacle et spectateur.
Or le plan de public sur lequel s’ouvrait Platform est très exactement celui sur lequel se clôt A Touch of Sin. Seulement son contre-champ n’est plus la petite mais la grande culture : le millénaire opéra de Pékin que la Révolution culturelle avait banni et qu’un gouvernement désormais fortement patrimonial a remis au goût du jour. La chose trouble dans la mesure où cette référence à la vieille culture chinoise, honorant le présent d’un glorieux passé, est depuis vingt ans la recette favorite des cinéastes de la cinquième génération, Zhang Yimou et Chen Kaige (qui a fait le récit des heurs et malheurs de cet opéra dans Adieu ma concubine), ces aînés ennemis, qui ont devancé puis décoré le tournant conservateur du PCC, et contre lesquels la génération de Jia s’est en partie construite (malgré l’amour déclaré pour leurs premiers films, Terre jaune surtout).
Mais aussi l’usage de la référence diffère. Les deux affidés du pouvoir se servent de l’opéra et autres antiques productions pour chanter un destin national s’originant avant 1949. Dans A Touch of Sin, l’opéra donne les moyens de façonner le sens de destins individuels dans un pays qui a fini de dissoudre sa communauté de destins – son communisme. L’interrogation reste la même que dans Platform, celle du rapport entre ces figures grimées sur les trépieds et ces mines burinées dans le parterre. Le rapport c’est, évidemment, l’éternel tragique, car de ce point de vue l’opéra chinois n’est pas loin de la tragédie grecque. Ce qu’entend Zhao Tao lors de la scène finale, c’est le récit de l’aveu de la faute et la possibilité du pardon, c’est le destin dans toute sa gloire. Chose qu’annonçait on ne peut plus clairement le titre chinois : tianzhuding, « inscrit dans le ciel » (zhuding signifiant « condamné à », et tian « ciel ») – titre appuyé dans le film lors de la scène de la voyante croisée par Zhao Tao, où l’expression est utilisée par le bonimenteur.
Jia a déclaré s’être inspiré de faits divers pour ces narrations éclatées. Mais les références dont il use les redorent d’un vernis de légende. Le premier récit adopte ainsi pour clé le genre du jianghu, littéralement « lac et rivière », expression qui aujourd’hui signifie « charlatan » ou « itinérant » mais qui dans l’histoire littéraire – et avant tout dans Au bord de l’eau – désigne les aventures de bandits des forêts venant chercher justice contre les officiels corrompus (genre littéraire qui, précisons-le, a connu son apogée dans des périodes de grand désordre social). L’animalerie prégnante dans le film rentre dans la même logique des vieux récits mettant en scène des bêtes anthropomorphes. Chaque personnage du film a son totem : le premier refuse d’être cheval de trait pour devenir tigre, le second tente d’échapper à la bête vie du buffle, la dernière oscille entre serpent et singe, le dernier, lui, sort du régime animal et a le Bouddha pour tutelle (à noter que dans le bouddhisme la réincarnation d’un être est fonction de ses péchés – chose qui a beaucoup à voir avec le travail du sens dans le film). Bref, A Touch of Sin, malgré ses airs d’actualité criante, est le lieu d’une massive remontée de l’archaïque.
Le film est donc plus triple que double : morceaux sociaux, film de genre, fable antique. Et c’est à cette troisième dimension d’assurer la jointure entre les deux premières, de coupler le scénario de la perdition avec celui de la vengeance et de la faute. C’est elle qui articule, mais aussi qui brouille. Car, on l’a dit, le film de genre vient résoudre le film social, répare les torts que lui ne faisait que montrer. C’est le sens que semble trop clairement afficher le premier récit de cet ancien mineur qui mitraille à tout va potentats et agioteurs – avec, déjà, quelques abus dans la canonade, puisque deux de ses victimes prennent du plomb pour bien peu (un mauvais mot, quelques coups de fouet sur un cheval), ce qui annonce d’avance que la thématique justicière est appelée à se complexifier. Le deuxième récit met encore en scène l’explosion, mais les motivations perdent en clarté, le meurtre ne peut plus s’autoriser de l’évidence d’une injustice, sinon trop générale (un pauvre qui tue des riches, au hasard de son viseur). Le troisième commence par un retournement : Zhao Tao subit d’abord une juste vengeance, celle de la femme bafouée par l’adultère de son mari qui convole avec elle ; et si par contre le sang qu’elle verse par la suite, en surinant un mafieux qui se croit des droits sur sa croupe, semble justifié, ce sera à elle, malgré tout, d’apparaître à la fin du film devant le tribunal de la conscience figuré par l’opéra de Pékin. Quant au dernier personnage, il inverse totalement la courbe, puisqu’il est le coupable plutôt que la victime – et son récit est celui d’une annulation de la vengance, celui du pardon donné par l’homme qu’il a blessé.
Autant dire que le film de genre déraille, que la violence ici peu à peu perd le privilège que le genre d’habitude lui accorde en lui offrant toutes les justifications possibles. Elle n’est plus, à la fin, que violence ambiante, thermostat d’une compression sociale telle que toute vie est au bord du débordement, et si généralisée qu’elle n’a plus de source identifiable – impossible, alors, de régler la question au moyen du canon. C’est tout le mouvement du film : remonter les causes jusqu’au lieu où elles se perdent, où elles ne sont plus causes mais climat. Raison pour laquelle, peut-être, Jia n’a pas adopté la forme classique de Tarantino, qui fut aussi la sienne par moments, cet entremêlement des récits s’alternant plutôt que se succédant ; ici, ils s’enfilent rigoureusement, mais c’est pour mieux dissoudre le sens, plonger dans l’irrésolution. En témoigne cette fin paradoxale, où celle qui doit expier une faute, Zhao Tao, est celle ayant agi en état de légitime défense.
C’est là, probablement, le thème ou la question du film : la justice, son exigence en temps de crise et d’affolement social, alors que le monolithe communiste se démembre en particules se mouvant à différentes vitesses. L’œil qui entre dans le film croit pouvoir se rassasier d’une idée claire, la réclamation, la plainte, et il frétille d’abord à l’idée que ce qu’il verra à l’écran, c’est la réalisation illusoire de ce souhait justicier ; mais au sortir de la salle, son regard s’est brouillé, tant il a vu la question initialement posée se retourner sur elle-même et invalider une à une toutes les évidentes solutions qu’elle semblait proposer. Il est passé de la justice sociale à la justice tragique, résolument individuelle ; les deux sont la négation l’une de l’autre, et aucune ne l’emporte ; entre elles, mille dégradés, variations de cas, complexifications. Et finalement, une fois le film fini, il n’y a plus rien, ou alors rien que la question encore une fois relancée dans un monde en clair-obscur ou en demi-teinte, pauvre en vérités, riche en conflits. Le film de genre n’a pas plus accompli la vengeance attendue que la fable antique n’a rendu la justice ; superposés au constat social, ils n’ont fait qu’aggraver la noirceur et l’inconciliable. Et le brouillard s’étend, et il ne reste plus, encore une fois, que l’enregistrement et l’impouvoir.