Blue Ruin, Jeremy Saulnier / Black Coal, Diao Yi’nan

On s’est bien battu

par ,
le 23 juillet 2014

13870-2.jpg

Le plan d’ouverture de Deux jours, une nuit, le dernier film des frères Dardenne, est assez symptomatique de ce qui anime aujourd’hui un personnage de cinéma : Sandra dort, le téléphone sonne, les problèmes commencent. Sandra apprend qu’elle va devoir partir en campagne pour sauver sa place : toute son énergie se dépensera dans cette bataille, jusqu’au moment où, hors champ, on décidera de son sort. D’un point à l’autre du film, d’un coup de téléphone annonçant la mauvaise nouvelle, à un autre appel où Sandra dit à son mari qu’ils se sont « bien battus », le personnage n’a d’autre destin que la bataille. Même dans un lit d’hôpital, Sandra n’a pas droit au repos, elle doit se relever pour se battre encore, faire ce sale boulot qui consiste à demander aux autres de se mettre à sa place. Le film des Dardenne impressionne par son systématisme : alors que leur cinéma est qualifié, depuis La Promesse, d’humaniste, on ne peut imaginer de programme moins humaniste que celui auquel est soumise Sandra : une sorte de « marche ou crève » qui rappelle l’idéologie de l’Amérique reaganienne transposée dans la Belgique d’aujourd’hui. Tous les moments qui échappent à cette logique – ceux où Sandra est filmée dans son foyer, la séquence où elle chante Gloria de Van Morrison juste après sa sortie de l’hôpital – sont des temps où le personnage reprend son souffle. Rien d’autre ne la meut que sa peur (peur de n’être plus rien, de ne plus avoir de place, ni à l’usine, ni au foyer), cette peur a même contaminé l’espace domestique : les enfants de Sandra se soucient aussi de son éventuel licenciement. Aucune place n’est faite à l’intime, au secret, alors que le secret liant le père et le fils était l’enjeu majeur de La Promesse. Dans le programme que déroule le film, tout est transparent : le « marche ou crève » qui justifie le mouvement de Sandra conduit à un « on s’est bien battu » qui vaut comme une réponse collective, humaine à un système économique qui, comme le notait justement Romain Lefebvre dans sa critique, oblige les pauvres à se voler entre eux. Ayant trouvé cette réponse, Sandra peut quitter le champ (de bataille) : le film-programme des Dardenne est aussi simple et minimal qu’un film de genre, et le personnage prend congé de nous une fois sa tâche exécutée[11] [11] Sans doute faudrait-il étayer un peu ce point de vue, parce que l’Amérique n’est jamais très loin du cinéma des Dardenne. La pire façon de voir leurs films consisterait à les ranger à la fois du côté du naturalisme (pour le registre d’écriture) et de l’humanisme (pour le discours). C’est oublier toute l’efficacité de leur mise en scène, qui repose à la fois sur des procédés, très simples, de dramatisation (Sandra avalant des Xanax alors qu’on vient lui annoncer une bonne nouvelle) et sur une logique de survie qui détermine tout le comportement du personnage : en ce sens, Rosetta, comme Deux jours, une nuit fonctionnent comme des sortes de survivals sociaux. C’est sans doute un genre que les Dardenne ont créé. .

Pourquoi ce long préambule pour parler de Black Coal et de Blue Ruin ? Parce que le film des Dardenne fonctionne comme un paradigme permettant de les appréhender. Il s’agira donc moins, dans ce texte, d’aborder les deux films en fonction des références aux genres dont ils parcourent plus ou moins librement l’histoire – le film noir classique pour Black Coal, le revenge movie pour Blue Ruin – que de voir comment ils mettent en mouvement leurs personnages à travers un programme déterminé par le genre (une enquête policière, une vengeance), ainsi que la manière dont ils travaillent, par ce programme, la question de la place sociale et symbolique d’un personnage qui avance seul (comme Sandra) et s’agrège à l’Autre, investit son territoire. Que des questions sociales et politiques soient posées explicitement (c’est assez net dans Black Coal) ou plus souterrainement (Jeremy Saulnier, le réalisateur de Blue Ruin décrit avant tout sa démarche comme un travail autour du genre), il est de toute façon difficile de les occulter à la vision des films et de faire comme si rien n’était dit de l’Amérique et de la Chine. C’est d’ailleurs ce qui caractérise le (bon) film de genre : l’histoire d’un pays est toujours inscrite quelque part dans son programme[22] [22] Voir sur ce point les remarques de Rick Altman dans le chapitre 12 de Film/Genre (« What can genres teach us about nations ? », in. Film/Genre, Londres, BFI Publishing, 1999). .

Le programme de Blue Ruin est aussi clair que celui de Deux jours, une nuit. Il s’agit de mettre en mouvement un personnage – Dwight –, de le réveiller pour enclencher un scénario de vengeance. Dwight apprend donc que Wade Cleland, l’assassin présumé de ses parents, est sorti de prison. On devine tout de suite à son apparence (une barbe crasseuse, des cheveux longs et gras) et à son mode de vie (il dort dans une voiture, au milieu d’un terrain vague) qu’il a régressé vers une forme de vie sauvage : il apparaît comme un Vendredi qui aurait échoué dans un coin d’Amérique. La caractérisation du personnage ne dépasse pas – au départ – cette apparence hirsute, que le film travaille ensuite à polir (il se rase, se coupe les cheveux), une fois le premier meurtre accompli. Cette métamorphose est l’un des enjeux du film. La vengeance n’est pas une régression vers une quelconque loi du talion mais une reconstruction de soi. Comme Walter White dans Breaking Bad, Dwight se reconstruit en éliminant les autres. Lors du règlement de compte final, il finit même par investir le territoire des Cleland. Avant cela, en un moment assez beau, Dwight parcourt seul la maison, avant de creuser dans le jardin la tombe de l’un des frères, sur laquelle il pose un dérisoire morceau de bois au nom de Teddy Cleland. Le meurtre est donc aussi une réconciliation avec l’Autre. Sans cette scène, Blue ruin n’aurait été qu’un film de genre de plus, mais cette attention à ce qui fait l’humanité du personnage le sauve du cynisme. Dans l’engrenage tragique qu’a enclenché le premier meurtre – engrenage consistant à prouver qu’il n’est pas possible de tuer un Cleland sans les éliminer tous –, Dwight a soudain un geste noble, d’autant plus noble qu’il est inattendu.

Bien plus que par le programme de vengeance, qui enferme le personnage dans une tragédie passée et le situe du côté des morts (mort, il l’est, symboliquement, au début du film), c’est donc par le désir de faire corps avec une cellule, un groupe, une famille qu’est mû Dwight. Le homeless doit retrouver un foyer, ne serait-ce que pour y mourir. A deux reprises, il investit donc des maisons : d’abord celle de sa sœur, qu’il ne parvient pas à défendre (comme une manière d’ironiser sur le fait qu’il n’a rien d’un bon héros de western, une flèche dans la cuisse sanctionnera sa lâcheté). Ensuite celle des Cleland, où doit s’opérer la liquidation symbolique du passé, qui passe par le massacre final. Avant cela pourtant, le récit est suspendu à la question de la poursuite du scénario de vengeance. Puisque la vengeance a été accomplie, le meurtre de ses parents réparé, Dwight propose aux Cleland de s’arrêter là. Etrange vengeur : il croit que l’égalité des meurtres (deux morts de chaque côté) peut clore un cycle et sortir tout le monde de la tragédie. Cette idée d’un modus vivendi révèle aussi l’humour noir du film. Dans ces temps de compromis, tout se passe comme si Dwight s’adressait à d’honnêtes citoyens, susceptibles de comprendre que le sale boulot a déjà été fait.

On ne sortira pourtant pas de la sphère tragique : le foyer est un lieu de mort où Dwight tombera, comme ses parents et comme leurs assassins. Le retour de l’imagerie white trash, dans le règlement de compte final, atteste que les valeurs morales (la compassion) et politiques (l’égalité) ne servent à rien dans ce monde-là : on n’est pas très loin de la fin, très sombre, du Killer Joe de William Friedkin. Aucune famille n’est plus à construire, la sépulture que Dwight a donnée à Teddy ne l’honore pas. Dwight ne reviendra pas vers le sublime, comme le faisait Joey à la fin d’A History of violence, où Cronenberg le restaurait dans sa place, unique, de père. A la fin de Blue Ruin, il n’y a pas de place à occuper, la scène doit se vider, dans le sang, n’épargnant, en dernière instance, qu’un bâtard, l’enfant illégitime de la mère de Dwight et du père Cleland, c’est-à-dire, celui qui n’est d’aucun clan. Dwight, quant à lui, se sera « bien battu ». Sorti de son néant, il aura plus ou moins vaincu sa peur, il aura aussi souffert, mais il n’est pas dit qu’au terme de sa bataille, quelque chose ait été construit. Ainsi s’élabore le programme du film, auquel la chanson de Little Willie John, qu’on entend dans le générique de fin, donne tout son sens : No regrets.

Black Coal pose, à travers le genre qui est le sien (le polar) des questions qui font écho aux films de Dardenne et de Jeremy Saulnier : pour quoi le policier Zhang se bat-il ? Pour que la vérité soit faite sur une sombre affaire de meurtre ? Pour Wu Zizhen, l’employée de pressing qui se dresse sur sa route au cours de l’enquête ? Pour lui-même ? Comme dans Blue Ruin, l’enjeu scénaristique du film, très simple (l’élucidation de plusieurs meurtres) est un moyen de sortir le personnage du coma, de cette brume d’alcool dans laquelle il perçoit le monde : Zhang n’a pas de femme, il boit beaucoup, n’a pas vraiment de vie. Cet engourdissement du personnage, Dia Yinan parvient à le figurer avec une grâce qui force l’admiration. On passe de la première époque (1999) à la seconde (2004) par une ellipse qui fige Zhang dans le froid d’une nuit d’hiver, au bord d’une route, à la sortie d’un tunnel. Le procédé n’est pas seulement très beau, il fonctionne parce qu’il laisse entendre qu’entre la première enquête et celle qui va suivre cinq ans plus tard, rien ne s’est produit dans la vie de Zhang. Ivre mort, il attend de vivre.

À cet homme solitaire et immobile, le film associe une figure de femme fatale dont la fonction principale est de créer du mouvement. La jeune femme apparaît d’abord dans son opacité, comme une silhouette mystérieuse de film noir (les hommes gravitant autour d’elle tombent comme des mouches), avant d’être montrée ensuite dans un contexte social plus réaliste : elle est employée dans un pressing. Par elle, le film met en mouvement son personnage (Zhang la file) en même temps qu’il opère une sorte va-et-vient entre des scènes de genre et d’autres qui décrivent une réalité sociale peut-être encore plus opaque que le mystère qui entoure l’enquête. Il n’y a pas une femme mais deux, et on ne sait jamais laquelle des deux est la plus énigmatique aux yeux de Zhang. En découvrant le mystère de l’une, que perd-il de l’autre ?

C’est sur ce battement que se construit essentiellement le travail figuratif de Black Coal, dont le titre complet (Black Coal, Thin Ice : « charbon noir, fine glace ») procède à la synthèse impossible de deux éléments, ou à leur superposition : d’un côté, un monde souterrain et mortifère (une main est découverte sur le tapis roulant d’une mine de charbon) ; de l’autre, une surface plus lisse, mais glissante et trompeuse, qui ne produit peut-être que des leurres (la fille du pressing est-elle vraiment blanche comme neige ? Le meurtrier présumé est-il vraiment noir comme le charbon ?). De telles questions pourraient faire croire que le film est organisé autour d’un whodunit. Cela n’est pas vraiment le cas : il joue plutôt sur le côté déceptif de l’enquête. Le mouvement vers lequel celle-ci conduit les deux personnages n’élucide ni certain points essentiels (le mobile, par exemple), ni l’énigme du personnage féminin. Contrairement aux personnages de A Touch of Sin, auquel on n’a pu manquer de comparer Black Coal, Zhang et la jeune femme ne sont jamais montrés comme des « cas » représentatifs d’une situation sociale ou politique, mais plutôt comme des figures qui s’animent dans des scénographies toujours marquées par le flottement. Ainsi, la scène dans la patinoire où Zhang finit par tomber en voulant suivre la jeune fille tient à la fois de la filature et de la rencontre amoureuse.

Le film n’est en réalité fait que de battements. Jouant remarquablement du suspens (la scène du meurtre d’un policier est un modèle de construction classique), il est aussi traversé par d’autres registres (la quotidienneté des scènes du pressing, l’incongruité d’une séquence où Zhang improvise des pas de danse dans un cours de tango) jusqu’au moment, très indécis, où éclate le feu d’artifice final, en plein jour. Ces feux qui explosent dans le ciel, dont on ne voit que la fumée et les étincelles sonnent comme les adieux de Zhang à la jeune femme et à la fiction qui s’est bâtie autour d’elle. Rendus au jour, alors que les scènes de genre se déroulaient essentiellement la nuit, les personnages se retrouvent dans la Chine d’aujourd’hui. Mais cette fin – c’est là toute sa beauté – ne vise pas la conclusion didactique. Ce sont ces déflagrations, ces fusées qui sifflent de partout et pétaradent dans le ciel, qui nous disent quelque chose de la Chine. C’est par le bruit que se manifeste la révolte de Zhang. Mais sait-il au moins quelle est sa révolte ? Sait-il pour quoi il s’est battu ? Dans les dernières séquences, Zhang n’a presque plus de voix.

La beauté de Black Coal ne tient donc pas seulement à quelques grandes scènes inspirées, elle réside surtout dans ce finale qui ne peut se résoudre à laisser dans l’anonymat le personnage qu’il a sorti de sa torpeur et mis en mouvement : l’énergie de Zhang ne veut pas retomber, elle fuse encore dans le ciel chinois, rappelant ce vers qu’Apollinaire écrivait il y a un siècle, alors qu’il était artilleur dans les tranchées : « Je suis un cri d’humanité[33] [33] Guillaume Apollinaire, Agent de liaison, 13 avril 1915, in. Poèmes à Lou, Poésie/Gallimard, pp.156-159.  ».

black_coal_1.jpg

Blue Ruin, un film de Jeremy Saulnier, avec Macon Blair (Dwight), Devin Ratray (Ben Gaffney), Eve Plumb (Kris Cleland).

Scénario et photographie: Jeremy Saulnier / Direction artistique: Kaet McAnneny / Montage: Julia Bloch / Musique: Brooke et Will Blair

Durée : 90 min.

Sortie le 9 juillet 2014.

Black Coal, un film de Diao Yi'nan, avec Lia Fan (Zhang), Kwai Lun-Mei (Wu Zhizhen, l'employée du pressing).

Scénario: Diao Yi'nan

Durée : 108 min.

Sortie le 11 juin 2014.