Après Expendables 3, La Planète des singes : l’affrontement, Planes 2, Transformers : l’âge de l’extinction, Sexy Dance 5 : All in Vegas, Dragons 2, X Men : Days of future past, ou encore Godzilla, 22 Jump Street vient clore avantageusement un nouvel été de blockbusters placé sous le signe de la série. De ce point de vue, l’état du cinéma hollywoodien pourrait se résumer en une plaisanterie. Un président de studio en rencontre un autre, lui demande comment vont les affaires. Celui-ci répond : « Je ne comprends pas pourquoi les chiffres du Box Office sont si mauvais, nous avons sorti exactement les mêmes films que l’an dernier. » Prequel, sequel, reboot et remake sont des anglicismes désormais devenus courants, quand bien même ils resteraient pour certains d’entre eux quelque peu sibyllins. Que Hollywood, en industrie soucieuse de rationaliser sa production, se soit toujours attaché à exploiter des recettes, n’est certes pas nouveau. Que cela soit devenu la norme au point que, ne cherchant plus à masquer son principe de déclinaison, une comédie en fasse l’objet même de sa réflexion, l’est sans doute davantage. Il faut insister sur un point : 22 Jump Street n’est pas une parodie, pas même une auto-parodie. Il n’y aurait encore là qu’une façon toute classique d’envisager la déclinaison – perte de sérieux, gain d’humour, passage au second degré, déclin. Le film de Phil Lord et Chris Miller est autre chose : une manière de jouer du double 2 qui constitue le chiffre de son titre pour en faire le chiffre du film même. Affaire de duplication et de reflet, d’écho et de translation.
La logique économique de la série cinématographique, la seule qui vaut pour le cinéma comme industrie, est énoncée dès le début. Réunis dans le bureau du Chef Hardy, les deux infiltrés, Jenko et Schmidt, se voient expliquer que, le « reboot » de leur unité spéciale ayant été un succès inattendu, une nouvelle mission leur est assignée. Celle-ci est simple : refaire la même chose, avec plus d’argent. Exactement la même chose, insiste-t-il. Cette proposition absurde économiquement est aussi la manifestation d’une naïveté, puisqu’elle repose, comme l’explique Hardy, sur la croyance que dépenser le double garantit le double de profit. À cette éloge de la dépense répond, au dernier tiers du film, un appel à la restriction. Dans l’ultra-moderne bureau d’Ice Cube, qui succède à la poussiéreuse église coréenne du premier opus, le Capitaine intime l’ordre d’achever la mission à moindre coût. Fini, les dépenses somptuaires, les destructions massives. Alors que dans 21, le comique d’une course-poursuite résidait dans ce que l’explosion tant annoncée était constamment ajournée, il repose ici sur le fait que, essayant de ne rien détruire, les deux flics dans leur voiturette génèrent une invraisemblable somme de dégâts – dans le champ et, chose évidemment plus subtile, hors-champ. Le geste est ironique, bien sûr. Mais il importe surtout en ce qu’il cale la fiction sur sa production, son possible déroulement sur la dépense et sa régulation, comme si elle-même (et non son tournage) pouvait s’interrompre à n’importe quel moment, faute de budget. Ce court-circuit faisait déjà l’objet d’un gag dans Le Retour des tomates tueuses (John De Bello, 1988), lorsque la réalisation d’un film dans le film était suspendue, avant de reprendre plus tard, les marques des sponsors encombrant désormais le cadre, masquant même les personnages. Mais il s’agissait alors d’une réalisation de série B, et non à 50 millions de dollars. Peut-être faut-il ici entendre énoncer la loi du blockbuster : il appartient à une économie de crise structurelle. Depuis les années 1970, en réponse à la désaffection du public et à la concurrence d’autres loisirs et d’autres écrans, chaque studio ne cherche plus à « imposer un flux de produits », mais à sortir un grand film par an, le reste étant « budgetisé de façon à minimiser les risques »[11] [11] In Joël Augros, Kira Kitsopanidou, L’économie du cinéma américain. Histoire d’une industrie culturelle et de ses stratégies, p. 174, Armand Collin, Paris, 2012. . Relancer les dés en doublant la mise, ce n’est donc pas risquer de couler un film, ou un studio, mais le cinéma en tant qu’industrie, en tant qu’il peut et doit rapporter. Le cinéma industriel ne survit que de cette pulsion de mort.
22 n’est à l’évidence pas le super-blockbuster de l’année (et sans doute est-ce pour cela qu’il a le devoir d’être ou de s’afficher économe, malgré tout). Cependant, sa manière d’aborder littéralement des questions de production permet d’imaginer, et de redéfinir, les mécanismes économiques et esthétiques à l’oeuvre dans la série cinématographique à très gros budget. Dans un texte essentiellement consacré aux Aliens, Mathieu Potte-Bonneville parle du “pitch” comme d’un “noyau matriciel que le film va déployer et que les films suivants vont s’efforcer de faire varier en en conservant la cellule de base, jusqu’à ce que ces mélanges donnent lieu à une prolifération incroyablement variées et extrêmement monotone de rejetons abâtardis.” À cette métaphore biologique, on en préférera une autre : il faut que, de cette grande combustion d’argent qu’est la fabrication d’une super-production, combustion qu’en général d’ailleurs figure son récit, il reste une braise susceptible de se raviver[22] [22] Sur la braise ou la cellule-souche, voir Mathieu Potte-Bonneville, « Sons of a Pitch. Prequels, Sequels, Aliens et autres rejetons », in Laura Odello (dir.), Blockbuster, Philosophie & cinéma, Prairies ordinaires, paris, 2013. Sur la combustion (en l’occurrence dans le cadre d’un film indépendant), voir notre critique de Bellflower d’Evan Glodell. . Alien, comme la plupart des séries au cinéma, ne se poursuit qu’à la condition d’une prolifération – pour le dire autrement, d’une surenchère -, avec le risque évident de la saturation, puis de la greffe provoquant la dégénérescence (Alien vs. Predator). Les auteurs de 22 ont choisi un principe non moins risqué du point de vue de la vitalité créatrice. Comme l’expose magistralement la séquence de générique final, le pitch peut se survivre à lui-même tant qu’il est possible de changer le fond sur lequel se déroulent des événements toujours largement similaires : deux flics, un peu trop vieux pour leur mission, infiltrent un milieu d’étudiants, en médecine (23 Jump Street), en école d’art (26 JS), en « old school » (40 JS), etc. etc. etc. Cela rejoint une séquence antérieure, où Jenko et Schmidt, arrivant à Jump Street, découvrent que l’église qui leur servait de façade au 21 a été rachetée, et qu’il doivent désormais traverser la rue pour se rendre au 22. Ce faisant, ils aperçoivent déjà le chantier d’un nouveau bâtiment, au 23. Laura Odello rappelle dans “Exploser les images, saboter l’écran” l’usage à la fois militaire et immobilier du terme “blockbuster”, qui renvoie à l’idée d’explosion, de destruction, ou de dislocation[33] [33] In Laura Odello (dir.), Blockbuster, Philosophie & cinéma, ouvrage cité. . Les films de Miller et Lord semblent avancer pour leur part, non pas exactement par accumulation puisque les deux locaux ne sont pas simultanément en fonction, mais par translation. La même chose, en symétrie. La comédie ne naît pas alors de la multiplication, mais le plus souvent de la répétition, ou, plus et mieux encore, du constat sans cesse réitéré de cette répétition.
Un tel projet pose évidemment un certain nombre de questions, dont la plus évidente est : jusqu’à quel point peut-on refaire la même chose ? Gus Van Sant avait en 1998 apporté une réponse radicale : jusqu’à produire une copie presque conforme, voire à faire de l’original le spectre décoloré et expurgé (notamment sur la question de la nudité dans la scène de la douche) de sa reprise. Psycho 98 était au croisement de l’art contemporain et de l’exploitation industrielle. Plus essentiellement, il supposait ou construisait deux types d’expériences filmiques possibles : celle faite au cinéma, qui ne pouvait avoir avec le film de Hitchcock qu’un rapport de remémoration, de hantise ; et celle, domestique, qui permettait une comparaison objective, notamment grâce aux instruments informatiques. Bon nombre de vidéos sont d’ailleurs disponibles en ligne qui montent deux séquences en split-screen, en particulier celle de la douche. Jump Street est loin d’être aussi radical et littéral que le remake de Van Sant. Mais, de la même façon, il semble appeler à un visionnage synchrone, ou comparatiste, de ses deux volets. On pourra alors remarquer, non seulement la similarité de la trame globale, mais encore de certaines scènes ou de certains plans (de plans mêmes qui usent d’un miroir pour produire un effet de dédoublement). Procéder à une telle comparaison est assurément le meilleur moyen de ne plus rire. Cela néanmoins permet d’appréhender autrement le problème de la suite, et celui plus général de la référence. Dans l’ordre de l’expérience cinématographique, un film vient nécessairement après l’autre. Dans l’ordre de l’expérience informatique du cinéma, un film peut venir, jusqu’à un certain point, en même temps que l’autre[44] [44] Précisons : l’écart du cinéma, c’est d’abord celui de la production et de la distribution des films. Entre 21 et 22, deux ans ont passé. En outre, même si un exploitant avait eu l’idée d’organiser un double-programme, la comparaison se serait encore faite sur la base de souvenirs – de même si quelqu’un avait regardé le DVD chez lui avant d’aller voir la suite. Telle est la différence essentielle avec les possibilités de visionnage informatique, où il est aisé d’ouvrir plusieurs fenêtres de lecture vidéo, voire de mettre les fichiers films sur une table de montage. Inutile, par ailleurs, de préciser que 22 était disponible pour le téléchargement, dans une qualité correcte, quelques jours après la sortie française. . Si les dialogues se chargent souvent de pointer la répétition (blague cinématographique, pourrait-on dire, cherchant à raviver la mémoire des spectateurs), celle-ci ne peut se constater qu’à mettre les films sur le même plan / écran. Qui peut en effet se souvenir à ce point d’un film sorti deux ans auparavant ? L’un et l’autre deviennent alors copie l’un de l’autre, copie sans original puisque produite par leur diffusion simultanée. Le 21 était déjà comme le 22.
Disons-le autrement : le cinéma produit une expérience “bloquée” ou irréversible de l’écoulement, jusqu’à se définir par elle (“c’est le dispositif dans lequel on regarde ce qu’on voit aussi longtemps que cela dure”‘, comme l’écrit Jacques Aumont[55] [55] Voir Que reste-t-il du cinéma ?, p. 87, Vrin, Paris, 2012. ). Voir un film, c’est s’en souvenir et l’oublier en même temps, c’est une expérience de mémoire : mémoire des plans (et non juste des actions) qui viennent d’être projetés afin de saisir leur enchaînement, mémoire aussi des films précédents, de l’histoire du cinéma éventuellement. La série cinématographique épouse cet écoulement lorsqu’elle inscrit les différents films dans l’ordre de la prolifération d’une cellule-souche ou de la succession. Voir un film sur ordinateur permet différents types d’expérience : celle de l’écoulement (dégradée par les conditions matérielles de diffusion, cependant toujours possible), mais aussi celle d’une inscription en direct dans un réseau horizontal de références. Il n’y a plus ni avant, ni après, mais simultanéité. Plus de généalogie de la référence, mais une circulation à plat, d’une fenêtre à l’autre. Il fallait qu’une suite ne poursuive rien pour que cela apparaisse à nouveau avec évidence. C’est, à n’en pas douter, le chiffre même du titre qui a pu conditionner cette manière de concevoir ce rapport à la série. Le film entier s’organise autour du 2 : du duo-couple de flics jusqu’aux personnages de jumeaux synchronisés, du split-screen jusqu’au montage alterné en passant par la composition symétrique de certains plans. Mais il est aussi possible de le voir comme une manière, avec les vieilles recettes de l’industrie, de se glisser dans un autre territoire : le cinéma hors le cinéma, où le film rencontre en direct et sans privilège, tout ce qui le double et tout ce dont il est le double.
Par ailleurs, 22 Jump Street est une comédie très drôle.