Le succès inattendu aux Etats-Unis d’American sniper, dont le démarrage en fanfare le place d’ores et déjà comme possible n°1 au box-office pour l’année 2015, ne semble pas à nos yeux de Français (précisons le portrait, auquel on ajoutera tous les guillemets nécessaires : « intellectuel », « de gauche ») un signe moins inquiétant que la polémique qui l’entoure. Le film ne serait pas aimé pour de bonnes raisons, par les bonnes personnes. Après plus de six années de présidence Obama, il accompagnerait même un mouvement de réaction général, dont l’un des signes notables pourrait être la victoire récente des Républicains au Sénat. Jamais en retard pour condamner le patriotisme américain, ou rappeler sur quelle histoire de violence cette nation s’est fondée, la presse française a elle aussi, avant même la sortie du film, pris parti. Rage soudaine à être dans le bon camp, qui s’est notamment manifestée par huit pages dominicales consacrées, dans Libération, à une critique (négative) du film et à un entretien avec son réalisateur. Bien vite, de bonnes âmes se sont chargées de défendre le patriarche du cinéma américain – hélas, tout à leur hâte, elles ont négligé de fournir le moindre argument. Ecrire est, aujourd’hui peut-être plus que jamais, un moyen d’excaver le film des monceaux de discours qui risque de le fossiliser, une manière de travailler à redonner à l’œuvre un peu de mouvement, de jeu – moins pour sanctifier en l’occurrence la fameuse « ambiguïté », « ambivalence » ou « complexité » d’Eastwood, que pour ne pas céder sur notre propre liberté de spectateur. Prendre position, plutôt que parti. Ce ne sont pas d’opinions que nous manquons, mais de place pour penser – affaire de déplacements, de démontages et de remontages, d’intervalles donc, et non de certitudes et d’exclusion.
En s’inspirant de l’autobiographie de Chris Kyle, « tireur d’élite le plus létal de l’armée américaine », American sniper noue deux gestes a priori antinomiques : celui de la fresque, dont l’ampleur permet d’embrasser la vie civile, l’épreuve de la guerre, puis le retour au foyer ; celui du film « embarqué », qui ne se constitue que de la succession incessante des missions. La vie, toute la vie ou presque, depuis l’enfance jusqu’à la mort ; la guerre, encore et toujours, la caméra tremblant sous l’impact des balles, ou se substituant au viseur de l’arme. De cette seconde manière, l’un des exemples les plus marquants dans le cinéma américain est Démineurs, de Kathryn Bigelow. Le film d’Eastwood lui emprunte beaucoup, plus peut-être qu’il ne voudrait l’avouer. Le démineur comme le sniper sont des figures particulières, qui impliquent un certain rapport à l’action. Il ne s’agit plus de filmer des mouvements de masse (comme dans Les Sentiers de la gloire), ou des bidasses perdus dans un conflit qui les dépasse (Apocalypse now et sa sidération perpétuelle devenant trip métaphysique). Ces spécialistes ont un rapport oblique à la guerre. Ils sont à la fois au coeur du danger (au point même parfois que, pour le démineur, il n’y a plus aucune nécessité de porter sa tenue de protection) et, le plus souvent, à l’écart du combat proprement dit. Le démineur opère dans une zone « sécurisée », Kyle est en surplomb. Cela tient probablement pour partie à l’évolution même de la guerre moderne, depuis la grande boucherie mécanisée jusqu’à la guérilla urbaine. Pour partie seulement, car rien n’empêche, comme l’a fait Brian De Palma dans Redacted, de rester avec les troufions. Ces deux spécialistes sont en même temps des soldats d’exception, d’une extraordinaire compétence. Le démineur a désamorcé, apprend-on incidemment, plus de 850 bombes. Le sniper, nous martèle-t-on, a tué plus de 150 personnes. La guerre n’apparaît ainsi plus comme le lieu d’une expérience qui défait les cadres ordinaires de la perception et de la compréhension, mais comme une table d’opération, si bien que ces deux personnages ne sont pas traumatisés, mais “obsédés”. Il leur faut toujours faire mieux, c’est-à-dire plus.
La focale réduite choisie par Bigelow, pour Démineurs comme d’ailleurs pour Zero Dark Thirty, a été amplement critiquée, selon l’argument, tout à fait juste, que la neutralité n’existe pas, et que la « transparence » n’est rien d’autre qu’une ruse idéologique. C’était pourtant ne pas voir que Bigelow prend le soin le plus extrême à circonscrire son récit, à n’en pas faire la parabole de quoi que ce soit. Un carton d’ouverture y insiste : la guerre peut devenir une drogue. Démineurs ne montrera pas grand-chose d’autre que les effets d’une addiction ne se justifiant de rien, surtout pas de la morale, et à peine d’une nécessité stratégique. Le démineur cherche la jouissance que lui offre son travail, quitte à mettre en péril sa vie et celle de ses équipiers. Quand enfin lui est demandée la raison de ses actions, il ne peut avoir qu’une réponse : il n’en sait rien[11] [11] Il est évidemment possible de souhaiter d’autres fictions, qui déconstruisent par exemple les présupposés ayant abouti à l’invasion de l’Irak. Il ne faut cependant pas faire parler les films hors du champ qu’ils construisent et mettent au travail, sous peine de les réduire à leur conformité ou non à des discours pré-existants (mode de lecture strictement idéologique). . Chris Kyle, au contraire, sait. Non seulement est-il pétri de certitudes, mais encore la caméra épouse-t-elle, lors de la retransmission télévisée des attentats contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya, puis contre le World Trade Centrer à New York, le mouvement de ses affects. S’ensuit d’ailleurs la conversion immédiate, sans perte, de l’affection (incrédulité / colère) en action (engagement dans les SEALS / entraînement au tir). Cette opposition entre les deux films se traduit aussi au plan de la logique narrative : soustractive chez Bigelow (apparaît le décompte des jours qu’il reste avant le retour à la maison), cumulative chez Eastwood (nombre de « tours » faits en Irak). Le démineur éprouve à la fois le soulagement de la survie et l’inquiétude du manque à venir. Le sniper, l’impossibilité de sa mission, et le poids de la légende. Il n’y a pas d’obsession dans American sniper, car il n’y a pas de jouissance. Il n’y a qu’un sacerdoce. Le personnage de Bigelow ne peut que se creuser sans fin de l’intérieur. Celui d’Eastwood ne peut offrir qu’une image pleine, mythique – fatalité et fardeau aussi, sans doute, mais autrement problématique.
À s’en tenir là, on manque néanmoins l’opération spécifique d’American sniper, qui tient à une manière d’entrelacer la description concrète des opérations à leur envers affectif et idéologique, l’Irak visiblement en guerre aux Etats-Unis visiblement en paix, le lieu du conflit à l’espace domestique. C’est par ces effets de montage, voire d’incrustation, permanents que la fresque et le film « embarqué » se confèrent mutuellement leur véritable sens. Cette construction place le film d’Eastwood à mille lieux d’une fresque « classique » comme pouvait l’être Voyage au bout de l’enfer. La guerre dans le film de Cimino déchirait la communauté, ébranlait les relations et les croyances qui la faisaient tenir. Du Vietnam, on n’en revenait pas, ou pas totalement. Avant / après – le tiret étant cette expérience incommunicable qui scindait le temps. Si l’on ne peut revenir d’Irak, c’est que le film a rendu parfaitement coalescent les deux lieux – et pas uniquement pour Kyle. Pour mesurer précisément ce qui se trame ici, de manière d’ailleurs systématique, il faut d’abord dépasser le profond dégoût que peut inspirer le suspense produit autour de la mort d’un enfant. Tandis que celui-ci se retrouve, « terroriste » enfin confirmé, dans le viseur du sniper, courant avec une grenade vers un blindé américain, Eastwood raccorde un gros plan sur la gâchette à un flash-back où un daim est tué par le tout-jeune Kyle. Le cinéaste procède ainsi à une opération – qu’on peut aussi nommer « tour de passe-passe » -, qui n’a pas simplement une efficacité narrative. Le lien est idéologique : on bascule insidieusement de « va-t-il le tuer ? » à « pourquoi va-t-il le tuer ? ». Mais ce pourquoi n’est pas fonction de raisons militaires ou stratégiques. Il ne s’agit pas de déplorer l’horreur de la guerre et son cortège d’atrocités – inévitables, hélas, trois fois hélas. Il s’agit de montrer un destin, le destin du tireur. Sous l’apparence d’un long détour, le flash-back est en réalité le moyen le plus bref pour justifier et légitimer le geste de mise à mort – la chaine de causes qui en font une nécessité absolue, une conclusion logique[22] [22] On mesurera encore à cette aune l’intérêt des films de Bennett Miller, en particulier Capote et Foxcatcher, sorti récemment, chez qui le « passage à l’acte » reste toujours de l’ordre de l’accidentel, de la pulsion, de l’inexplicable. .
Il convient de s’y arrêter un peu. L’incise, complexe dans son déploiement, mène de l’enfance de Kyle à son mariage, puis à son arrivée en Irak. A tous les points de vue, elle semble une manière de rapatrier dans le cinéma « réaliste » les principes des récits de super-héros – de notre mythologie, en somme. Deux temps la composent : la reconnaissance d’un don (tirer), qui s’accompagne de son guide d’application offert par le père (la déjà célèbre parabole sur les loups, les moutons et les chiens de berger – on appelle ça « la morale »). Chris est un chien de berger, son frère un mouton. Ce don extraordinaire, évidemment, n’a de sens que dans le cadre de circonstances elles-mêmes extraordinaires. Sans ces circonstances, Kyle est un loser, menant une vie hasardeuse de cow-boy trompé par sa femme. Les attaques vont lui permettre, en deux mouvements, de se préparer. Le troisième temps de la démonstration – car c’en est bien une – ne saurait être que la réalisation de cette potentialité, auparavant laissée en jachère, et désormais cultivée : défendre les moutons contre les loups par le fusil. Ainsi revient-on à Kyle, son doigt sur la gâchette, un enfant dans son viseur. Ainsi voit-on à travers son arme, mais encore a-t-on l’oreille collée contre son coeur, nos rythmes cardiaques se synchronisant. L’excellence au tir, cela est répété, est affaire de respiration. Autant dire que le spectateur est pris, moralement et physiquement, dans l’étau que lui fabrique patiemment le film. Toutes les questions politiques et éthiques évacuées, l’enfant, puis sa mère, peuvent être mis à mort. Que les raisons de la guerre ou sa légitimité ne soient pas évoquées importe peu. Qu’Eastwood construise ainsi le récit d’une exécution importe, beaucoup. Tout comme le fait de rapprocher la vision des attaques contre le WTC du premier tour en Irak de Kyle (alors que la guerre commence un an et demi plus tard), car il entérine ainsi, par le montage, les mensonges éhontés de l’administration Bush. Sans doute faut-il concevoir le cinéma uniquement comme une boite à messages, un contenant à discours, pour ne pas voir que le film lui-même parle – et notamment de géopolitique. Le montage nous affecte et produit des effets de sens. On n’aura rien vu de ce film si l’on n’en défait pas les liens si habilement tressés, si l’on ne se place pas entre les séquences.
Qu’est-ce qui est ici, puis tout au long du film, noué ? D’abord, l’intimité à la capacité de tirer, en quelques plaisanteries au sous-texte viriliste, où le maniement du gros fusil se fait tantôt le révélateur d’un trouble érotique (Kyle, lors d’une session d’entraînement, rate pour la seule fois sa cible alors qu’il est en train de tomber amoureux de sa future épouse), tantôt le moyen d’une compensation symbolique (« c’est comme si j’avais retrouvé mes couilles », dira un vétéran, qui lui transperce la cible). On n’insistera pas sur l’angoisse de castration qui semble hanter Kyle au moment où il est obligé de contempler, avec beaucoup de gêne, prothèses et autres membres décharnés des vétérans. Vieux thème eastwoodien s’il en est, dont Emmanuel Burdeau retrace la généalogie dans sa critique. Plus intéressant est la nuisance qu’est susceptible de représenter la vie privée à l’accomplissement de la mission. D’où le second lien : la fête de mariage est en même temps le lieu de la communion avec le corps militaire. Destin commun du couple et de l’unité spéciale, qui se scelle en tant que tel lorsque le chef annonce à Kyle, en train de valser, que la guerre est déclarée et qu’ils vont partir[33] [33] Souvenons-nous des si belles gouttes de vin qui, en un funeste présage, tachaient la robe de la mariée sans que personne ne s’en rende compte, dans Voyage au bout de l’enfer. La séquence du daim semble bien une manière pour Eastwood de régler son compte au patriotisme brisé, hagard, du film de Cimino. . Dès lors, la guerre sera aussi à la maison, que ce soit via le téléphone, ou, une fois rentré au pays, à travers l’attitude de Kyle. Voilà une chose sans doute unique dans l’histoire du genre, qui faisait jusqu’alors de la guerre l’épreuve de la séparation (entre les mondes, entre les êtres). Ici, Kyle a le téléphone dans une main, le fusil dans l’autre, et discute avec sa femme de la pluie et du beau temps. Mais le film d’Eastwood marque autre chose qu’une étape dans la représentation de l’évolution des télécommunications. Il procède exactement au renversement réactionnaire du slogan pacifiste « bringing the war home ». Amener la guerre à la maison signifiait pour ceux qui s’opposaient à l’intervention au Vietnam qu’il fallait montrer les horreurs pour que le peuple américain prenne conscience de la réalité d’une politique. Cela s’est manifesté notamment par les collages de Martha Rossler – d’une grande naïveté quant à l’efficacité de l’art qu’ils présupposent, mais qui ne sont au fond pas éloignés des images d’American sniper. A la différence, essentielle, que ces dernières se mettent au service de l’idéologie sécuritaire et du patriot act. La maison-Amérique est en guerre, il faut la défendre – à tout prix[44] [44] Rappelons le renversement fatal ayant abouti à l’invasion de l’Afghanistan puis de l’Irak, et dont les bandeaux défilant sur CNN, entre le 11 et le 14 septembre, offre la version la plus concise en même temps que la plus explicite. D’« Attentats contre l’Amérique » et autres « Jour de terreur », ceux-ci se muaient en effet bientôt en « Guerre contre l’Amérique », puis « La nouvelle guerre de l’Amérique ». .
Zero Dark Thirty, ou les séries Homeland et Rubicon, ne se sont jamais situés que dans le temps d’après, celui des conséquences morales, affectives et politiques de la qualification des actes criminels menés contre le WTC en actes de guerre auxquels seule la guerre pouvait répondre. Le consensus s’est payé d’un impossible retour en amont : vécues comme fondatrices, les attaques ne pouvaient logiquement avoir de causes[55] [55] Je renvoie sur ce point à l’excellent texte de Carol Glock, 11 Septembre. Guerre et télévision au XXIe siècle. . Ces limites de la fiction américaine n’ont pas manqué d’être pointées à la sortie des films de Bigelow, ou à chaque nouvelle saison de Homeland. N’en transparaissait pas moins, dans ces oeuvres, la tragédie d’une génération n’ayant vécu qu’à travers ce récit mythique (le « home » absent de Maya, dans ZDT, ou l’impossible relation Carrie-Brady, dans Homeland). Il y a au contraire un temps d’avant, dans American sniper – qui ne renvoie pas aux évènements, mais à la vie de Kyle. Celui-ci hérite par son père d’une mission, on l’a dit : protéger les moutons[66] [66] La question de l’héritage étant évidemment essentielle chez Eastwood. Je me permets de renvoyer à ma critique de J. Edgar. . Cet héritage ne peut être qu’un fardeau. Fardeau de la scène primitive, qui détermine un destin. « I don’t quit » est ainsi le motto du sniper. En tant que tel, le flash-back sur l’enfance est un récit légendaire – pour le personnage, et pour le spectateur. Eastwood retrouve alors un autre thème qui lui est cher, celui du poids de la légende, de l’impossibilité aussi pour les fils d’être de bons héritiers de leur père. Même Kyle, en réalité, finit par en faire trop. C’est sans doute là qu’American sniper s’avère juste : pour un tel personnage, pris dans une telle perspective mythologique, la guerre ne saurait avoir de fin. Elle est partout, mais aussi pour toujours. Quand bien même Kyle semble fort prompt à se ré-adapter à la vie civile, peu troublé par ce qu’il a vu ou fait, le combat de l’Amérique n’ayant plus aucun cadre, plus aucune zone ou temps déterminés, celui-ci est voué à une extension illimitée. Mais si Eastwood montre la réticence et l’accablement de celui qui est condamné à être une légende (Bradley Cooper incarnant cela avec subtilité), force est de constater que, non seulement il n’offre pas le contre-champ des faits avant que ceux-ci ne soient recouverts par la légende, mais encore ajoute t-il la légende à la légende, notamment en réduisant la guerre à un duel de snipers. « Tu ne peux pas tirer sur ce que tu ne vois pas », dit un compagnon d’arme à Kyle. Erreur. Naïveté. Kyle plantera, sans que nous puissions voir ce qu’il vise, une balle dans la tête de sa némésis. Comme lui, il nous faut y croire. Nous sommes priés d’y croire. Nous y croyons en vertu de certaines valeurs, et de leur incarnation. Un homme a pris sur ses épaules le poids de l’héroïsme. Il s’est sacrifié pour nous. Amen.