Le mystère, ou la singularité, de Diamant noir provient d’un décalage impressionnant entre son début, prodigieux, et sa fin, calamiteuse. Cet écart peut venir de la différence de réussite entre une première séquence qui enserre le film dans une course tragique et une dernière séquence qui libère in extremis le personnage principal et le fait échapper aux circuits funèbres du crime et de la faute inexpiable. Cette différence est d’autant plus frappante que la forme, particulièrement maîtrisée au début, devient tellement relâchée qu’elle ne peut jouer que contre l’impression finale. Le début impressionne tellement qu’il serait difficile d’imaginer une autre séquence à sa hauteur. Le film dès lors serait voué à décevoir. Je ne crois pas que cela se passe réellement ainsi. Quelque chose ne fonctionne pas, qui dépasse largement la question de la réussite stylistique. Cela a trait à ce que peut être une tragédie aujourd’hui, et plus précisément à ce qui peut délibérément enclencher un acte tragique.
L’acte tragique a lieu dès l’ouverture du film, et il appelle une réparation, sa juste rémunération. Un homme perd deux de ses doigts en taillant un diamant. Quelqu’un se trouve à côté de lui, mais il n’est qu’un témoin impuissant et n’empêche ni l’amputation, ni la douleur, ni même le désir de vengeance de se constituer. La mise en scène, dans ce début, est remarquable. Les dialogues sont absents au profit d’une dramaturgie du regard et du geste, où s’allient l’œil et la main, le regard du spécialiste et celui de l’homme blessé. En un plan, Harari installe la violence de la scène traumatique et prend même de vitesse son scénario. Le cercle de l’œil qui est le même que celui du diamant installe d’emblée le cercle infernal de la vengeance et des endogamies meurtrières. Il ne s’agit pas seulement d’entrer dans un univers codifié et de proposer une lecture décalée des mythologies. Harari me donne en tant que spectateur ce que j’aime tant dans les films noirs des années Cinquante, et en particulier les films de cambriolage : pas seulement le comportementalisme, la méticulosité, et le ratage fatal qui renvoie les volontés de maîtrise à leur vanité ; pas seulement l’incarnation des gestes et le blocage dramatique des corps ; mais aussi la ritournelle des actes déchus ou déçus. Le témoin ne peut agir, les doigts dérapent, le sang jaillit, et l’émergence de cette violence s’inscrit dans une répétition plus générale, la répétition inéluctable de la beauté et de la fatalité, lorsque la beauté de la musique et des plans n’a pour fonction que de nous obliger à voir la violence jusque-là masquée.
La logique du récit et des images est alors enclenchée. Les doigts tranchés appellent une inflation de la mort et du meurtre : il faut qu’une famille s’épuise à se massacrer pour qu’un juste dû puisse faire écho à ces doigts manquants. C’est une question de dette, et de paix des morts. Or, la fin du film impose exactement le contraire. Il y a bien eu un bain de sang, mais sa fonction est de liquider le passé du héros, d’effacer les instruments humains et matériels de sa vengeance. Ceux qu’ils voulaient tuer restent vivants, en bonne santé ; au pire, le scénario les évacue du dénouement, mais rien n’aura été détruit ni même dérangé de la famille qui est censée être le véritable nœud de vipères de cette histoire. C’est une situation véritablement audacieuse : filmer une tragédie dont la fin est un happy end, en offrant au héros le destin qu’il a voulu se refuser pendant l’intégralité de son récit. Il était à parier que cela ne pourrait pas fonctionner, que les attentes génériques seraient trop fortes, que la dramaturgie s’écroulerait. C’est évidemment ce qui se passe à mon sens. Mais pourquoi ?
Première raison : l’écroulement progressif de la vengeance. Plus le personnage se rapproche de l’inéluctabilité de son geste, plus sa motivation s’effondre. Ce n’est même pas qu’il n’en a plus envie. C’est qu’il ne sait pas pourquoi il devrait se venger. C’est une très belle idée. Sa conséquence est que le potentiel de violence que la logique du genre impose, lorsqu’il éclate, est aussitôt absorbé, converti, annulé au profit d’un message de liberté et de renaissance. Mais ce qui fait passer le héros du ressentiment à la libération, c’est la parole de tous les pères qu’il rencontre : le héros est incroyablement passif, investi d’une mission qu’il comprend à peine, animé par un désir qu’il met en berne à la première opposition. Il accepte tout ce qu’on lui dit, fait ce qu’on lui ordonne de faire, mais il le fait tellement mal que les substituts paternels le libèrent, lui donnent un pardon, plus par compassion devant son incompétence que par indulgence devant la jeunesse ou toute autre forme d’empathie.
Seconde raison : la faiblesse du modèle tragique. Si Diamant noir se réfère fondamentalement au classicisme américain, c’est parce qu’il partage avec lui une adoration devant la théâtralité tragique, et davantage : la conviction inébranlable que le film noir avec ses codes est le moyen le plus sûr d’aborder la violence sourde au sein de la famille, ses puissances de déchirement, ses attractions sanglantes. Le film noir ressuscite le mécanisme tragique au sein d’une structure cinématographique. Au-delà des souvenirs cinéphiliques, Diamant noir reprend la trame d’Hamlet : la dette, la nécessité d’une action sanglante, les avatars du meurtre originaire et cette tendance incroyable à repousser le moment de l’action, à devenir spectateur dès que l’action cherche à imposer ses droits. Peut-être que Diamant noir aurait gagné à se rapprocher encore davantage du modèle qu’il s’est érigé : il aurait ainsi mieux articulé les désirs des femmes aux incompréhensions des hommes, et plus fondamentalement encore, il aurait mieux fait comprendre ce que les femmes font dans cette histoire. On pourrait raconter la même histoire en enlevant tous les personnages féminins, ce que le film fait d’ailleurs à sa façon en évinçant à la fin le personnage de la fiancée promise au cousin plus ou moins ennemi. En revanche, on aurait raconté une histoire autrement plus puissante en comprenant ce que signifie le personnage du mentor arabe et en réduisant le nombre de pères symboliques qui viennent encombrer la trame dramatique. Le problème est finalement que tout ce que le récit essaie de déployer ou d’étaler, la mise en scène ne parvient pas à l’isoler, à en faire un objet de désir, de violence ou d’énergie. La multiplicité des pistes restreint la mise en scène plus qu’elle ne l’inspire. Mais cette multiplication est davantage une conséquence qu’une cause.
La troisième raison, la plus intéressante de mon point de vue, tient à la nature du spectre. Dans Hamlet, le héros est mis en demeure d’agir par un spectre venu exclusivement pour lui. C’est le spectre de son père. Cette dimension fantomatique est peu mise en acte par le cinéaste. De fait, le film vient très peu sur le terrain du fantastique, sauf dans cette première séquence, à travers un rythme étonnamment alenti, presque suspendu comme la mélodie d’un disque rayé. Ici, il y a un père mort, dont la parole est portée par un écrit que le fils lit : mais la rencontre n’a pas lieu vraiment. Ce qui reste du père est une main amputée, une lettre et le rite de son enterrement. Pourtant, c’est cela qui envoie le héros sur la piste de sa vengeance. Le père est enterré, il devrait être en paix, la famille est même réunie, et rien de lui ne revient dans le film. Ce qui revient comme un fantôme pour hanter le film et mettre le personnage sur la voie de la mise à mort, ce n’est que la première séquence. Elle revient comme un rébus, sous la forme d’un plan de diamant, d’une disposition des corps dans l’espace, de la ritournelle de la musique. C’est elle le spectre. Le problème du film, c’est que la hantise dont il a besoin pour enchaîner ou désenchaîner les actions n’existe jamais en tant que telle. Le spectateur la postule, la rajoute, se l’invente, mais tout le film reste enchaîné à une promesse de représentation qui n’entraîne jamais les sacrifices de la tragédie. Il y a deux niveaux qui ne peuvent pas se rejoindre.
En fait, il leur arrive de se rejoindre, presque in extremis mais avec puissance, dès que le mentor arabe rentre dans le jeu. C’est le seul père à fixer le prix à payer là où tous les autres donnent admiration, reconnaissance ou absolution. Lui n’efface rien. Il regarde, tue et oblige à regarder. Lui seul incarne ce que la première séquence avait construit, sans le déléguer à personne.