Philippe Garrel : l’expérience intérieure / extérieure

Philippe Garrel, moments précieux

par ,
le 27 février 2018

Cinéaste de la génération des « ciné-fils » dont parlait Serge Daney, Philippe Garrel est avant tout un artiste singulier, dont les films restent pour certains méconnus ou mal envisagés.

S’il évoque lui-même des périodes, dans son parcours qui a traversé toutes les décennies depuis le milieu des années 1960 – « cinéma de poésie », « cinéma pictural », « cinéma de la direction d’acteur » –, esthétiquement (en noir et blanc ou en couleur, toujours sur pellicule même à l’ère du numérique) et existentiellement, dans une expérience intérieure/extérieure faite d’oscillations multiples, il s’agit toujours pour lui de questionner la place de l’artiste dans le monde et, parallèlement, le lien inextricable entre la création et l’amour. Ceux qui ont rencontré l’œuvre de Garrel ont souvent vécu une expérience cinématographique intense, et chaque contributeur à ce dossier en témoigne à sa manière.

Ce dossier “Philippe Garrel : l’expérience intérieure / extérieure” est coordonné par Robert Bonamy (maître de conférence à l’Université Grenoble Alpes) et Didier Coureau (Professeur à l’Université Grenoble Alpes), tous deux chercheurs au sein de l’UMR 5316 Litt&Arts (CNRS). Il fait suite à une journée d’étude organisée le 8 novembre 2017.

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Dans un article à propos de La Naissance de l’amour (1993), Alain Philippon évoquait « ce très grand moment de cinéma » où « se succèdent un plan de Marcus téléphonant à Hélène, un très gros plan magnifique, inondé de blancheur, d’Hélène allongée, et un gros plan de Marcus dont on ne saurait dire s’il raccorde avec le plan précédent ou le suivant (Paul endormi). »[11] [11] Alain Philippon, « L’Amour en fuite », Cahiers du cinéma, n°472, octobre 1993, p. 31.

Rappelons que cet enchaînement de plans advient bien après la séparation d’Hélène et Marcus. Qualifié de « très grand moment de cinéma » par Philippon parce que le montage génère incertitude et indécision, il est possible de se demander si, au cours de ce moment, les retrouvailles entre Marcus et Hélène ont vraiment lieu. Sur le strict plan de ce qui est visible, aucun indice ne permet d’affirmer que Marcus et Hélène se trouvent réunis dans le même espace. Aucune parole n’est échangée et l’asymétrie des axes de filmage des deux protagonistes n’autorise pas à parler de champ et de contrechamp. Enfin, rien dans la suite du film ne vient confirmer les retrouvailles : en rejoignant Paul devant la porte d’une église dans les rues de Rome, Marcus ne fait aucune allusion à ce qu’il a fait, Paul ne lui pose aucune question précise et le doute perdure. Bien entendu, tout laisse à penser qu’Hélène et Marcus sont réunis (le voyage qui précède, l’émotion qui se dégage des regards peut-être échangés). Mais rien ne l’assure[22] [22] Les accords de piano de John Cale, décisifs pour l’émotion inspirée par cette séquence, ne se font entendre que sur le plan de Marcus regardant (sans doute) Hélène hors champ, avant de s’achever – une note de piano – sur le plan de Paul endormi. La musique ne sert donc pas de raccord sonore entre le plan-Hélène et le plan-Marcus et aurait même plutôt tendance à accentuer la séparation. .

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L’inévidence des retrouvailles entre Hélène et Marcus : montage non-interdit.

À ce titre, on peut noter que Philippe Garrel va ici à l’encontre de la « loi esthétique » émise par André Bazin, devenue fameuse par le titre de l’article où elle figure : « Montage interdit »[33] [33] André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? (1958), Paris, Cerf coll. « 7ème art », 1985, p. 59. Rappelons la formulation exacte de cette loi : « Quand l’essentiel d’un événement est dépendant d’une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action, le montage est interdit. » . Nul « respect photographique de l’espace »[44] [44] Ibid., p. 55. ici, ni ancrage de la fiction dans la « densité spatiale du réel »[55] [55] Ibid., p. 56. , car ce que le montage met en crise c’est la « contiguïté physique »[66] [66] Ibid., p. 59. entre Marcus et Hélène. Ainsi, au respect de l’intégrité de la situation filmée, Philippe Garrel substitue l’émotion issue de l’ambiguïté du statut de cette situation : il est impossible de savoir si l’événement des retrouvailles est une réalité diégétique et, d’une certaine manière, le voyage de Marcus n’en finit jamais de finir. La conséquence symbolique et émotionnelle est ici d’importance : au moment même où un lien sentimental se renoue (peut-être), ce lien hésite filmiquement à être.

Moments précieux : postulat

Parce que chargées d’incertitude et d’indécidabilité, « d’inévidence » pour reprendre un terme de Fabrice Revault d’Allonnes[77] [77] -« “Inévidence” : il s’agit bien de désigner un manque d’évidence du réel, du monde, des choses perçues et comprises lacunairement […]. » Cf. Fabrice Revault d’Allonnes, Pour le cinéma « moderne », Crisnée, Yellow now, coll. « De parti pris », 1994, p. 60. Fabrice Revault d’Allonnes distingue « deux grandes voies modernes » : celle de « l’insignifiance de la réalité » et celle de « l’inévidence du réel ». Il range le cinéma de Philippe Garrel du côté de la deuxième voie. , en raison d’un montage tout en ambiguïtés, ces « retrouvailles » d’Hélène et de Marcus à Rome peuvent être qualifiées de « moment précieux ». Pourquoi précieux ? Parce qu’il mêle à la fois valeur et recherche esthétiques, prix et préciosité, au sens d’une mise à distance de la transparence du représenté au profit d’une forme d’affectation, si l’on veut bien entendre sous ce terme l’idée d’un choix de représentation qui attire l’attention en tant que représentation. On postulera donc qu’un « moment précieux » du cinéma de Philippe Garrel c’est le langage cinématographique – dans sa spécificité, sa fragilité et sa pureté – qui seul le fait naître. On appellera alors « moments précieux » ces plans, ces séquences ou ces enchaînements de plans qui font événement en tant que configurations filmiques très singulières, en tant que choix de représentation spécifiques et travaillés.

Il convient de noter aussi – la référence théorique au montage interdit de Bazin le laissait entendre – qu’un « moment précieux », tel qu’on peut le concevoir chez Garrel, semble prendre position dans le régime général des images et produire une « proposition de cinéma », qui peut même théoriser de manière immanente son rapport au visible. Pour Pierre Bayard « l’activité de théorisation » est une « tentative de mettre du sens, d’organiser des données éparses »[88] [88] Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 1998. . Mais, dans une œuvre artistique, qui n’a pas et ne revendique pas le statut d’un argumentaire théorique totalement construit, avec son corps de concepts, ce « à quoi l’on assiste […] est bien plutôt une dissémination de fragments théoriques, souvent saisissable de manière indirecte… »[99] [99] Pierre Bayard, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2004. . Le potentiel théorique que Bayard recherche ici dans les œuvres littéraires vise avant tout des modèles concurrents à la psychanalyse, qui proposent une conception du psychisme ou des éléments de réflexion sur celui-ci différents de ceux élaborés par la théorie freudienne. Il est possible, néanmoins, de comprendre de manière extensive les propositions de Bayard et d’orienter l’étude, grâce à elles, vers la mise en évidence de moments singuliers du cinéma de Garrel qui paraissent réfléchir leur conception même de ce qu’est une image.

On voit la part de subjectivité que comporte la mise en évidence de tels moments et l’approche développée dans cette étude relève ouvertement de l’analyse esthétique en ce qu’elle souhaite comprendre et « déployer les puissances propres »[1010] [1010] Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, L’Invention figurative au cinéma, Bruxelles, De Boeck Université, coll. « Arts et cinéma », 1998, p. 11. de certains moments garreliens, à partir d’un regard particulier. C’est bien, en sa forme la plus concentrée, la conception que se fait Pierre Sorlin de l’approche esthétique : être « une attitude d’ouverture à la force de l’expression. »[1111] [1111] Pierre Sorlin, Esthétiques de l’audiovisuel, Paris, Nathan, coll. « Fac. cinéma », 1992, p. 13. Sorlin souligne, à juste titre, que « toute confrontation entre un observateur et un produit de l’industrie humaine revêt un caractère unique. »[1212] [1212] Op. cit., p. 210. Il ne saurait s’agir de nier ce caractère unique. Il s’agit bien au contraire d’en faire l’espace heuristique dans lequel cette étude se déploie.

En dépit du découpage de sa filmographie en plusieurs périodes distinctes – à l’image de certains peintres –, en dépit aussi des évolutions d’une œuvre cinématographique qui dure depuis plus de 50 ans, on est tenté de trouver une certaine constante esthétique chez Garrel dans la création de ces « moments précieux ». Pour autant, on ne saurait prétendre ici à l’exhaustivité : il ne s’agit pas d’effectuer le recensement in extenso de ces moments précieux (ce qui n’aurait d’ailleurs aucun sens)[1313] [1313] Cela n’aurait aucun sens car, comme on vient de le souligner, c’est la subjectivité du regard de l’analyste qui repère tel ou tel moment comme précieux. Une tentative de relevé mécanique et objectif de ces moments serait donc, littéralement, insensée. . Il s’agira plutôt à partir de moments rares, mais particulièrement remarquables, d’interroger la forme et le statut même des images créées par Garrel qui font que s’impose à nous le sentiment de leur préciosité. On insistera ainsi sur trois types de « moments précieux » : esthétiques, théoriques, et maniéristes.

Moments précieux esthétiques

Selon Élie Faure, un peintre comme Vélasquez a fait de l’effilochement des objets corporels dans la matière-peinture l’un des principes de son esthétique picturale. Ses toiles confèrent alors une prééminence et une aura majeure à ce qui trace son sillage entre ces objets :

Dès qu’on regarde entre les formes, le cauchemar s’évanouit, quelque chose d’inattendu et d’inconnu se dévoile, une circulation d’atomes aériens, un enveloppement discret, une ombre transparente à peine teintée qui flotte autour d’elles et les transfigure. (…) C’est comme une onde aérienne qui glisse sur les surfaces, s’imprègne de leurs émanations visibles pour les définir et les modeler, et emporter partout ailleurs comme un parfum, comme un écho d’elles qu’elle disperse sur toute l’étendue environnante en poussière impondérable.[1414] [1414] Élie Faure, Histoire de l’art, L’art moderne I, Paris, Denoël, coll. « Folio essais », 1987, p. 167.

L’indéfinition des limites serait donc la règle dans les toiles du dernier Vélasquez.

Pourquoi ce bref détour par la peinture ? Parce que ce que dit Élie Faure n’est pas sans trouver un écho dans le champ du cinéma – et singulièrement dans le cinéma de Garrel. La « circulation d’atomes aériens », la « poussière impondérable », l’« ombre transparente » dont il parle résonnent avec certaines qualités potentielles de l’image cinématographique lorsqu’elle provient d’une pellicule argentique. Ces « atomes aériens », cette « poussière impondérable » pourraient servir à évoquer le grain d’une image cinématographique. De même l’« ombre transparente » pourrait être une expression poétique forgée pour désigner les effets de surexposition à la lumière blanche qui peuvent donner si fortement le sentiment que les éléments représentés se dissolvent en particules lumineuses.

Or, nombre de films de Garrel peuvent chercher à faire passer au premier plan la qualité granuleuse de l’image cinématographique par l’usage de pellicules périmées et le recours à des sources lumineuses faibles : « Si on éclaire à la lampe de poche ou à la bougie, il y a du grain. J’aime qu’on voie ce grain sur l’écran », dit Garrel[1515] [1515] Thomas Lescure, Une caméra à la place du cœur, Aix-en-Provence, Admiranda/Institut de l’Image, 1992, p. 101. . C’est le cas dans Rue Fontaine (1984). Tourné en 16 millimètres, sans doute gonflé ensuite en 35[1616] [1616] On sait que cette opération de gonflage épaissit le grain de l’image cinématographique. Rue Fontaine présente une image légèrement sablée et hachurée et d’épais grains créent un voile dynamique sur les images qui en trouble la représentation. Ainsi en est-il du plan d’ouverture du film. Les chaussures noires, que René chausse et lace, apparaissent presque comme deux taches de suie aux contours mal définis. Il en va de même pour la couverture tout aussi noire de la « Holy Bible » posée à terre à côté d’elles. Les mains de René sont cloutées d’éclats roses. L’ensemble de ce plan donne la mesure du mode de représentation troublé voulu par Garrel dans son court-métrage, ce qui fait écrire à Gilles Deleuze que le personnage de René dans le dernier plan du film « se tue, son corps basculant lentement tout au long d’une image devenue neigeuse, comme dans une posture qui n’en finit pas. »[1717] [1717] Gilles Deleuze, L’Image-Mouvement, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1983, p. 259. Nous soulignons.

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Rue Fontaine, image granuleuse, image neigeuse.

Nombre de films du cinéaste ont pu jouer aussi la carte d’effets de surexposition majeurs et parfois foudroyants, à l’image d’un plan du Révélateur (1968), extraordinaire de violence pour les personnages comme pour l’œil du spectateur. Ce plan donne à voir le petit enfant du film avançant dans un tunnel, formé d’un tube à la circonférence presque parfaitement circulaire et conformé d’une alternance d’anneaux lumineux ou obscurs, larges et aux contours nets, d’une éclatante blancheur ou d’une noirceur de suie. Arrivé au bout du tunnel, l’enfant rejoint une femme – que l’on peut sans doute considérer comme sa mère – accroupie, les mains attachées derrière le dos à un poteau. Il finit alors par s’affaler entre ses jambes et la mère et l’enfant se trouvent brusquement éclairés par une lumière d’une extrême dureté, provoquant un effet de surexposition intense : un Hiroshima lumineux. La lumière blanche se fait ici incandescence, « l’ombre transparente » se fait feu et semble brûler et effacer les corps. L’image atteint ainsi un point absolu de défiguration et la blancheur contamine presque entièrement le plan, comme si tout à coup l’écran cinématographique revenait à la surface.

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Effacer les corps par la lumière.

On voudrait avancer ici, en première hypothèse, l’idée que ce caractère granuleux ou surexposé de certaines images constitue l’un des moyens cinématographiques pour que Garrel réalise des « moments précieux ». Une image granuleuse peut donner le sentiment de faire participer tous les éléments, corporels ou incorporels, d’une même matière purement filmique. De même dans un plan surexposé se produit une confusion du corporel et de l’incorporel dans un seul et même mélange lumineux. Dès lors, la singularité de la matière filmique – et c’est ce qui en fait la valeur esthétique, le caractère précieux – s’impose dans sa puissance de représentation.

C’est ce que montre un plan de Rue Fontaine qui a la particularité de conjoindre granulation de l’image et surexposition. Ce plan apparaît après que René et Louis sont arrivés chez Génie. La jeune femme les a fait entrer chez elle et le spectateur a déjà pu assister à un très beau portrait de Génie de profil, seule à sa fenêtre. Le plan suivant montre la jeune femme à peu de choses près dans la même position, mais la caméra a pris de la distance par rapport à elle. Le début de ce plan inscrit ainsi Génie à l’extrême droite du plan debout à sa fenêtre, son visage positionné dans le coin supérieur du cadre, alors que René est assis dans le canapé à l’extrême gauche du plan en amorce, la partie haute de son corps venant se loger dans le coin inférieur du plan. À peine le plan a-t-il débuté que Louis, interprété par Philippe Garrel, entre dans le champ par la gauche et vient se positionner à l’opposé de la fenêtre où se trouve Génie, face à elle. Après lui avoir dit qu’il lui a emprunté les Poèmes sur un éventail de Mallarmé, il embrasse Génie et sort du champ, la laissant seule avec René.

Que voit-on dès lors dans ce plan ? Ce qui frappe, c’est la nature incertaine et confuse des éléments qui y figurent. Ce plan paraît grossièrement défini, comme peut l’être une image tramée dans un tapis. Il semble tenir à distance son indicialité autant que sa nature analogique. Il donne à voir autant qu’il fait voir qu’il est une image et ce qu’il montre, il le montre comme principalement tramé de sa matière-image. René, filmé à contre-jour, apparaît presque une ombre, tant sa silhouette foncée empêche de distinguer ses traits. La « noirceur défigurante » dont il est l’objet contraste avec la luminosité cristalline qui baigne le reste du plan. Génie, elle, est plus reconnaissable que René. Mais son visage et une partie de son buste n’en sont pas moins dissous par l’effet de surexposition dû à la lumière blanche qui entre dans la pièce. Le visage de Génie paraît mangé par un nuage, son profil tire sur le blanc. Ce plan montre aussi et surtout l’espace de la fenêtre autour de laquelle se tiennent cette femme et cet homme, chacun d’un côté. Or, c’est moins une fenêtre qu’un pan de lumière blanche, cotonneuse et opaque. Ce pan bouché et obtus est d’autant plus manifeste qu’il s’inscrit en lieu et place de la transparence supposée de la fenêtre. Ainsi, l’espace de la fenêtre ne fait rien voir à travers lui, mais se fait voir comme pan de lumière.

Alors que la présence des corps se fait ici précaire, l’« espace entre » Génie et René capte l’attention. Ce pan de blancheur surexposée et translucide peut fasciner le regard. Il impose en tout cas sa présence figurale. Peut-être donne-t-il l’impression de mettre le spectateur directement en contact avec le figural, si le figural « relève davantage de la sensation que de la compréhension ou de la perception » et « opère […] selon les modes ouverts et multiples de la matière visuelle en elle-même, avec sa part d’irréductible opacité […] », ainsi que le définit Philippe Dubois[1818] [1818] Philippe Dubois, « L’Écriture figurale dans le cinéma muet des années 20 » in François Aubral et Dominique Chateau (eds), Figure, figural, Paris, L’Harmattan, coll. « L’Ouverture philosophique », 1999, pp. 247-248. . Mais au vu de la tournure que prend par la suite la rencontre de Génie et René, il n’est pas illégitime d’y voir surtout l’expression d’un sentiment. Ce moment en effet, est suivi du premier rendez-vous amoureux de Génie et René. Très vite le couple s’avèrera impossible. Trop vite Génie mourra, laissant René brisé de douleur et en proie à des hallucinations (il croise une prostituée qui ressemble trait pour trait à Génie). Enfin René se suicidera, seul et accablé dans sa chambre. Mais l’amour a pu naître entre eux, précisément dans ce plan. Samuel Taylor Coleridge écrit de la vision du ciel : « La vue du ciel profond est de toutes les impressions la plus rapprochée d’un sentiment. C’est plutôt un sentiment qu’une chose visuelle[1919] [1919] Samuel Taylor Coleridge cité dans : Gaston Bachelard, L’Air et les songes, Paris, José Corti, 1990, p. 191. . »

Un tel propos n’est pas sans résonner ici. Parce que le pan lumineux est visible mais est fait d’une matière confuse qui empêche le regard de vraiment accommoder, parce que, comme « le ciel profond », sa nature est une luminosité diffuse contre laquelle le regard bute tout en s’enfonçant en elle, ce moment est l’incarnation même du sentiment qui naît entre Génie et René. Moment unique ; moment très précieux.

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Un pan de lumière sentimental

Moments précieux théoriques

Sur un plan plus théorique, la « poussière impondérable », les « atomes aériens » et l’« ombre transparente » qu’évoque Élie Faure entre en résonance avec les « grains dansants », la « poussière lumineuse » et les « flocons » qui constituent le propre du cinéma et de ses images selon l’idée que s’en fait Jean Louis Schefer dans L’Homme ordinaire du cinéma[2020] [2020] Jean Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma (1980), Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque des cahiers du cinéma », 1997, p. 105 (en particulier). . On sait qu’il en tire des conséquences radicales et difficiles : le visible serait ainsi affecté d’un trouble fondamental, comme la pluie quand on sort d’une salle de cinéma[2121] [2121] « Seule la pluie à la sortie du cinéma poursuit un peu le film – elle poursuit ou perpétue la même espèce de hachurage incessant à travers lequel des objets parviennent constamment à nous toucher. » Cf. op. cit., p. 111. , le cinéma n’aurait pas pour but de reproduire un monde, mais de constituer un monde autonome en suspens, fait de disproportions et de mouvements aberrants, ouvrant au spectateur la perspective d’une perception directe du temps[2222] [2222] Jean Louis Schefer écrit : « le cinéma est la seule expérience où le temps m’est donné comme une perception ». Gilles Deleuze commente ce point : « l’aberration de mouvement propre à l’image cinématographique libère le temps de tout enchaînement, elle opère une présentation directe du temps en renversant le rapport de subordination qu’il entretient avec le mouvement normal. » Cf. Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 54.  et le mettant en relation avec une pensée « dont le propre est de ne pas être encore. »[2323] [2323] Selon Gilles Deleuze : « La force du livre de Jean Louis Schefer est d’avoir répondu à la question : en quoi et comment le cinéma concerne-t-il une pensée dont le propre est de ne pas être encore ? » Cf. op. cit., p. 219. Dominique Païni écrit à propos du cinéma de Philippe Garrel ces phrases qui résonnent ici : « Il faut prendre plutôt la mesure du vide d’où émergent les images de Garrel et s’y installer soi-même. Penser à propos des films de Garrel reviendrait alors à tenter de retrouver un lieu d’où les idées naissent avec douleur, un lieu de concentration sans images, donc sans pensée préalable. » Cf. Gérard Courant, Philippe Garrel, Paris, Studio 43, du 19 au 31 janvier 1983, p. 11.

Certes, ces « grains dansants » et cette « poussière lumineuse » ne sauraient se réduire à la matérialité du grain d’une image cinématographique ni aux effets de sur- ou sous-exposition : ils ont, chez Schefer, un statut plus conceptuel (ou plus exactement pré-conceptuel) que matériel. Surtout, les « grains dansants ne sont pas faits pour être vus »[2424] [2424] Cf. L’Homme ordinaire du cinémaop. cit., p. 105. , mais valent pour ce qu’ils font monter en nous (les spectateurs) et qui serait, en espérant ne pas trahir la pensée complexe de Jean Louis Schefer, la genèse d’un corps inconnu qui serait peut-être en définitive le Temps même, compris comme le fond de toute pensée.

Or, Deleuze soutient que la conception du cinéma de Jean Louis Schefer « trouve actuellement sa pleine rencontre avec l’œuvre de Garrel : ces grains dansants qui ne sont pas faits pour être vus, cette poussière lumineuse qui n’est pas une préfiguration des corps, ces flocons de neige et nappes de suie. »[2525] [2525] Gilles Deleuze, L’Image-tempsop. cit., p. 219.

Ce rapprochement, c’est bien la matière des films de Garrel qui le rend possible. C’est leur nature parfois profondément granuleuse qui la rend si pertinente, tout comme leur surexposition et leur sous-exposition ou l’intensité qu’ils donnent à l’écran blanc ou noir :

[…] l’écran noir et l’image sous-exposée, le noir profond qui laisse deviner de sombres volumes en voie de constitution, ou bien le noir marqué par un point lumineux fixe ou mobile, et toutes les alliances du noir et du feu ; l’écran blanc et l’image surexposée, l’image laiteuse ou bien l’image neigeuse dont les grains dansants vont prendre corps…[2626] [2626] Ibid., p. 261.

Cette pleine actualisation de la conception scheferienne du cinéma par les films de Garrel apparaît d’ailleurs comme un point décisif pour Deleuze, puisque cette idée fait retour par deux fois dans L’Image-temps. C’est ainsi que Garrel doterait le cinéma de « puissances encore mal connues », dont les effets ne se feront sentir « qu’à longue échéance[2727] [2727] Op. cit., p. 261. . » Parmi ces puissances il y aurait cette capacité du cinéma à « opérer une genèse primordiale des corps en fonction d’un blanc ou d’un noir ou d’un gris (ou même en fonction des couleurs), en fonction d’un “commencement de visible qui n’est pas encore une figure, qui n’est pas encore une action”[2828] [2828] Ibid., p. 262. . » De la sorte, le cinéma de Garrel coïnciderait avec l’une des essences possibles du cinéma : « un procès, un processus de la constitution des corps à partir de l’image neutre, blanche ou noire, neigeuse ou flashée. »[2929] [2929] Ibid., p. 262.  C’est dire son caractère exceptionnel, terreau de l’émergence de moments précieux.

Le début du plan du Révélateur auquel nous faisions référence plus haut serait à ce titre exemplaire. Il commence sur une tache lumineuse blanche entourée de taches luminescentes de tailles plus réduites, dans laquelle on peut reconnaître la silhouette du père[3030] [3030] -C’est-à-dire la silhouette de Laurent Terzieff, qui interprète le rôle. . La provenance de ces ombres blanches reste indéterminée et l’ensemble se détache sur un fond de totale obscurité. Un haut degré d’abstraction en découle, donnant le sentiment de réduire l’image cinématographique à ses composantes les plus fondamentales : l’ombre et la lumière, le noir et le blanc, le visible et l’invisible. Il se dégage de ce début de plan un puissant sentiment d’origine, un peu comme si l’on se trouvait aux premières heures de la naissance du monde et de la séparation fondatrice entre le ciel et la terre. Puis, à l’issue d’un panoramique descendant extrêmement vif, qui semble un mouvement d’accouchement, ce plan nous découvre le petit enfant, comme s’il surgissait directement du mélange informe de noir et de blanc. La constitution du corps de l’enfant a lieu sous l’œil même du spectateur. Il est d’autant plus important, d’ailleurs, que l’effigie de l’enfant nous ait été donnée à voir avant : c’est bien un corps cinématographique qui nait ici, et non la simple reproduction d’un corps. Il n’est peut-être pas de plan dans l’œuvre du cinéaste qui illustre mieux et rende si claire la conception que Deleuze se fait du cinéma de Garrel.

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Constitution du corps cinématographique de l’enfant.

Quel est le point commun entre le plan de Rue Fontaine et celui du Révélateur ? Ce n’est pas de leur dimension analogique qu’ils tirent le maximum de leur force expressive, et c’est bien sur ce point que l’idée d’une « alliance » conceptuelle et figurale entre Schefer et Garrel prend toute sa valeur. Schefer – c’est connu – est le théoricien qui a profondément bouleversé la question de l’analogie dans le champ des images. À partir de l’influence que son livre L’Homme ordinaire du cinéma a pu exercer, s’est développé par la suite le courant de l’analyse figurale des films initié par Nicole Brenez[3131] [3131] Nicole Brenez peut ainsi écrire : « Au commencement était Jean-Louis Schefer parce qu’il a complètement reconsidéré le statut de l’analogie au cinéma. » Cf. Nicole Brenez, « Remarques sur les théories contemporaines : le voyage absolu » in Art Press, Hors série n° 14, 1993, p. 68. . C’est en grande partie à Jean Louis Schefer que l’on doit de trouver assez naturel d’envisager les images filmiques en commençant par rompre le pacte analogique qu’elles entretiennent avec la réalité, alors que le moins que l’on puisse dire est que cela ne va pas forcément de soi[3232] [3232] Nicole Brenez, Ibid., p. 68. .

Reconsidérer le statut de l’analogie conduit Schefer à tenir une position radicale et catégorique quant au sens qu’il faut donner aux images. On peut énoncer de cette manière sa position : le sens d’une image n’est pas à chercher dans sa dimension analogique :

La notion générale d’analogie n’est pas applicable, n’est pas pertinente pour ce qui est d’une description du sens de l’image, parce que ce qui différencie […] l’image du fragment de réel qu’elle reproduit, c’est d’abord le fait qu’elle ne se produit, si l’on veut et à l’extrême rigueur, que par une sorte de simulacre à l’intérieur duquel elle ne ressemble plus à ce réel, et qu’en tout cas elle dote ce réel ou ce corps d’origine de significations qu’il n’avait pas. Bien évidemment, on ne peut pas dire que le sens de l’image soit analogique. C’est l’existence, la possibilité d’existence de l’image qui est analogique, mais c’est tout, ça s’arrête là. [… et] c’est là que la notion d’analogie est évidemment, logiquement, une “aberration” au sens propre du terme.[3333] [3333] Jean Louis Schefer, Images mobiles, Paris, P.O.L, 1999, pp. 64-66.

Ainsi, c’est le réel même de cette image qui est bouleversé, parce qu’il n’y a pas d’autre réel pour Schefer que l’effet que produit une image sur son spectateur. Il affirme sans aucune ambiguïté : « Que le réel de l’image soit son référent, c’est contraire à toute ma philosophie ! Le réel de l’image est l’effet qu’elle produit. »[3434] [3434] Jean Louis Schefer, op. cit., p. 58. Souligné par l’auteur.

On voit tout ce qu’ont d’important ces derniers propos dès lors qu’on les confronte à la nature des images de Garrel. Le doute quant aux données référentielles d’une image est aisément motivé dès lors que la matière propre de cette image passe au premier plan avec ses grains et ses effets de défiguration, au point qu’il est à peine pertinent de savoir si l’on reconnaît ces données. Le référent s’étiole, l’origine de l’image devient à ce point douteuse qu’elle a peut-être plus d’intérêt à être révoquée une fois pour toute qu’à être recherchée. Il ne reste plus alors qu’un face-à-face décisif entre l’image et son spectateur, seul garant désormais d’un réel qui n’est pas autre chose que la manière dont ce spectateur reçoit cette image. Un spectateur qui en ressent la préciosité.

Moments précieux maniéristes

Raymond Bellour, dans un texte célèbre, affirme qu’un auteur de film est « par définition l’homme d’une distance », parce qu’en regardant « le monde dans le cadre précis et limité d’un objectif photographique », il est d’abord « un homme qui se demande à chaque instant : où suis-je ? où puis-je m’établir pour découvrir ce que je vois ? » L’auteur de film doit donc d’abord choisir sa position[3535] [3535] Raymond Bellour, « Le Monde et la distance » in L’Analyse du film, (1979), Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 45. . Dans la suite de son texte, Bellour entend prendre en considération et faire jouer toute « l’équivoque » qui se loge derrière le mot de distance. Mais le mot renvoie en premier lieu à cet « éloignement visible et presque mesurable que maintient dans tel plan le metteur en scène envers ce qu’il observe […] »[3636] [3636] Ibid., p. 45. , à travers la position de sa caméra.

Ces propos rejoignent ceux de Garrel quand il affirme : « C’est plutôt la place de la caméra et surtout sa distance par rapport à l’acteur qui donne un caractère au plan […]. »[3737] [3737] Philippe Dubois, « Philippe Garrel et le gros plan d’acteur » in Revue belge du cinéma n° 10, Hiver 1984-1985, p. 96. Voilà une invite à interroger la part d’autonomie que le regard-caméra semble entretenir avec son objet. Ne peut-on supposer a priori, en se plaçant dans le sillage de la « naïveté »[3838] [3838] – Ibid., p. 45. revendiquée par Bellour, que plus une caméra semble distante par rapport à ce qu’elle filme, plus elle paraît autonome par rapport à l’objet filmé ? La légitimité d’un tel questionnement s’éclaire dès lors que l’on se souvient combien dans certains films de Garrel la caméra peut, tout à coup, prendre du large par rapport aux sujets filmés, sans que rien ne vienne motiver narrativement ou dramaturgiquement la prise de distance. Ainsi en est-il, dans Marie pour mémoire (1967), lors d’un plan-séquence où la caméra épouse d’abord le mouvement de Marie et de Blandine, les précédant en travelling arrière pour accompagner leur marche face au spectateur. À la fin du plan, alors que Blandine s’enfuit en courant, Marie s’immobilise immédiatement dans la position qui était la sienne, prête à entamer un pas, mais la caméra poursuit son mouvement de travelling arrière, sans tenir aucun compte de la modification de la situation. Puis la caméra s’immobilise un très court laps de temps à son tour, avant de repartir en travelling avant pour se rapprocher de Marie. Cette simple déconnexion-reconnexion de la caméra avec le personnage de Marie suffit à montrer que le rapport caméra/personnages se donne alors à lire comme un rapport d’occasion, presque contingent et qui semble à chaque instant menacer de pouvoir se rompre. C’est pour de telles occurrences que Philippe Garrel peut dire qu’il y a « souvent des moments dans [s]es films qui cassent la continuité, des moments où l’on se dit “C’est de la représentation”. »[3939] [3939] Thomas Lescure, Une caméra à la place du cœurop. cit., p. 61. La part d’autonomie conférée à la caméra fait alors moins voir la situation qu’elle ne fait voir qu’on est au cinéma. On a bien affaire là à un moment précieux tel que défini en ouverture.

Bien différent est ce qui a lieu dans un moment des Baisers de secours (1988) montrant Matthieu et son père. Certes la mobilité de la caméra en panoramiques latéraux est d’autant plus frappante que les personnages sont fixes. Mais ces mouvements de caméra ne modifient jamais l’impression d’une caméra en relation de très grande proximité par rapport aux deux figures. La caméra donne le sentiment de s’installer au cœur de la situation, ne trouvant rien d’autre à voir que les deux visages : elle prend ici le parti de rester concentrée sur ces « lieux » de la parole, de l’écoute et du regard que sont les visages. Un père parle, un fils écoute et, filmés en gros plan, leurs deux visages rapprochés semblent former la meilleure des chambres d’écho pour faire résonner toute l’ampleur affective de la « parabole » du père. De ce fait, quand passe un bus derrière la caméra, dont le spectateur peut apercevoir le reflet dans la vitrine du café devant laquelle sont assis Philippe et son père, le bruit de son moteur se transforme en événement sonore majeur : il oblige le père à suspendre un moment le cours de sa parole avant d’énoncer sa dernière réplique solennelle. Dernière réplique qui prend un tour plus solennel encore.

On est donc tenté de considérer qu’une évolution a eu lieu dans le cinéma de Garrel : plus précisément, un tournant esthétique dont L’Enfant secret, film de l’entre-deux, serait le point de bascule. Philippe Garrel résume ce tournant dans des propos sans concession sur ses films de la période Underground :

J’avais l’impression à une époque que si j’exprimais ma propre vie, les choses restaient triviales. Je m’étais donc dirigé vers des choses d’avant-garde, vers des problèmes purement artistiques. Puis je me suis rendu compte que ça n’avait pas d’intérêt, et qu’il fallait que je dise ce que je pensais du monde, sans faire attention sans arrêt à ma phrase.[4040] [4040] On ne peut que souligner le caractère excessif de ce propos. Stéphane Delorme, qui cite ces propos en note d’un article consacré à quatre films de la période Underground, considère quant à lui que le jugement porté par Philippe Garrel sur les films de cette période est « incompréhensible ».Cf. Stéphane Delorme, « Désaccord majeur (Quatre films de Philippe Garrel) » in Nicole Brenez et Christian Lebrat, Jeune, dure et pure !, Une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France, Paris, Milan, Cinémathèque Française, Mazotta, 2001, p. 314.

Le cinéaste semble consciemment avoir cédé à d’autres les voies exploratrices de « l’affranchissement formel » quand, comme le fait Nicole Brenez, on peut considérer qu’un film comme Le Berceau de cristal (1975) pouvait représenter, au milieu des années 70, « le style plus avancé de son temps. »[4141] [4141] Nicole Brenez, « Le Grand style de l’époque », Trafic n° 39, Automne 2001, p. 65. Dans les premières lignes de cet article consacré à Baise-moi (2000) de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, qui selon Nicole Brenez se situe sur le versant d’un « sublime de l’affranchissement formel », elle peut écrire : « Baise-moi […] constitue le style le plus avancé de son temps. Baise-moi relève de ce grand style dont l’époque a besoin et qui la représentera, à la manière dont Un chien andalou de Buñuel (1928) ou Une simple histoire de Marcel Hanoun (1958) ou Le Berceau de cristal de Philippe Garrel (1975) représentent la leur, précisément parce qu’ils n’ont pas craint d’en remontrer à l’histoire qui leur était contemporaine. »

Ces propos marquent ainsi un abandon de « l’art de l’art », c’est-à-dire du maniérisme[4242] [4242] Ce qui ne signifie pas l’abandon des « moments précieux » chez Garrel – l’enchaînement de plans de La Naissance de l’amour qui ouvre cette étude suffit à le montrer. Mais ces moments empruntent d’autres voies que celles du maniérisme. . C’est Robert Klein qui définit le « maniérisme » comme « art de l’art », c’est-à-dire, si l’on résume son propos, comme l’usage à des fins artistiques des techniques consubstantielles à un art. Avec le maniérisme, la « manière » d’un art n’est plus d’abord au service de la matière, mais devient elle-même matière ou « manière objectivée»[4343] [4343] Robert Klein, La Forme et l’intelligible (1970), Gallimard, coll. « TEL », 1983, p. 393. Cette définition est d’autant plus à même d’intéresser le cinéma qu’elle se veut transversale à tous les arts et est construite sans référence aucune au maniérisme pictural. Pour un panorama sur la question du maniérisme au cinéma et des tentatives de synthèse de la conception de Robert Klein, on se reportera au numéro 66 de la revue La Licorne, entièrement consacré à la question. Cf. Gilles Ménégaldo et Véronique Campan (dir.), « Du maniérisme au cinéma », La Licorne n° 66, 2003. . Ne pas « faire attention sans arrêt à [s]a phrase » peut s’entendre ainsi comme une volonté de faire retour sur la matière en se préoccupant moins de l’esthétisation de la manière, donc comme une volonté de se tenir à distance du maniérisme (le terme étant entendu ici en tant que catégorie esthétique, sans aucune connotation péjorative).

Or, c’est Alain Bergala qui a pu ranger Garrel dans le champ des cinéastes faisant preuve de tendances maniéristes et, ce, à propos d’un plan singulier de L’Enfant secret (1979) :

Qu’y a-t-il de commun entre la séquence du “peep-show” de Paris Texas, un plan-séquence tiré de Stranger in paradise, un plan acrobatique d’Element of crime, la ballade nocturne au bord de la Seine de Boy meets girl et tel plan de L’Enfant secret refilmé à même l’écran de la table de montage ? Rien, sauf la conscience qui traverse ces divers cinéastes, au moins au moment où ils font ces plans-là, que le cinéma a 90 ans, que son époque classique est derrière eux depuis 20 ans et que son époque moderne vient de se terminer à la fin des années 70. Ce qui pèse très lourd à la fois dans le désir et dans la difficulté d’inventer un plan de cinéma aujourd’hui. À ce désir et à cette difficulté, chacun cherche sa réponse, malheureuse ou arrogante mais dans une relative solitude par rapport à ses contemporains dans la création cinématographique. […] Philippe Garrel, refilmant à la fois l’image (ralentie) et le dépoli de la table de montage intègre dans son film une distorsion délibérée de ses propres images.[4444] [4444] Alain Bergala, « D’une certaine manière » in Cahiers du cinéma n° 370, avril 1985, p. 11.

C’est bien avant un tel effet d’anamorphose que le cinéma de Philippe Garrel avait pu faire preuve de maniérisme. Dès Les Enfants désaccordés (1964), l’emportement sauvage et lyrique de la caméra, lorsqu’elle se met à effectuer des travellings circulaires à très grande vitesse dans le jardin du château dans lequel se sont réfugiés les deux adolescents fugueurs, constitue un moment virtuose[4545] [4545] Robert Klein voit dans le « virtuosisme » un phénomène constitutif du maniérisme. Cf. art. cit., p. 393.  de l’ordre du maniérisme. Dans Marie pour mémoire (1967), le plan fixe dans lequel Jésus et Marie, couchés dans un lit, sont filmés à travers un voile qui les rend presque invisibles et sur lequel sont imprimés des motifs et entrelacs de fleurs s’affiche comme une complication et une ornementation dans la représentation typiquement maniéristes.

Dans Le Lit de la vierge (1969), le plan-séquence dans lequel Jésus ramène la Vierge endormie dans son lit, se couche auprès d’elle avant qu’elle ne se réveille et décide de le nettoyer dans un lavoir est aussi caractéristique d’un usage maniériste des mouvements de caméra : alors que le lit paraît être devenu mobile et effectue des cercles près d’un champ dans lequel se repaissent des vaches ou lors des ablutions de Jésus, la caméra effectue des travellings en boucle qui la rapproche plus ou moins aléatoirement des deux personnages, jouant ainsi la carte d’une esthétisation et d’une affectation des mouvements de caméra qui font beaucoup pour la beauté étrange de ce plan.

Enfin, le très célèbre travelling circulaire à 360° de La Cicatrice intérieure (1970/1971), « apparemment gratuit » comme le dit Thomas Lescure[4646] [4646] « Que signifie ce mouvement d’appareil apparemment gratuit », demande Thomas Lescure. La réponse de Philippe Garrel peut sembler typiquement maniériste : « […] je ne saurais dire ce qu’il signifie, le sens, pour moi, doit surgir de la vision des films, si des mots pouvaient l’exprimer immédiatement, je ne tournerais pas. » Cf. Une caméra à la place du cœurop. cit., p.61. , est sans doute le meilleur exemple des anciennes tendances maniéristes de Philippe Garrel et pourrait tenir lieu ici d’emblème.

Pourquoi rappeler ces formes que purent prendre les tendances maniéristes de Philippe Garrel ? Parce qu’une bonne part de la motivation du choix de filmage, la part la plus importante, ne ressortit pas aux enjeux immanents à la situation filmée. La motivation, fût-elle la gratuité, est extérieure à cette situation. Plus encore, la motivation peut sembler basculer d’un pôle à l’autre et la situation paraître se conformer au choix de filmage. On a alors affaire à des moments de pleine et entière préciosité.

Sans revenir dans le détail sur chacun de ces plans, on peut, pour mettre en évidence ce point, s’arrêter sur la séquence de La Cicatrice intérieure où figure le travelling circulaire. Ce travelling se répète deux fois coup sur coup et figure dans un plan-séquence qui oppose Philippe Garrel à Nico. Une scène de ménage a lieu sur fond de désert. En début de plan, Nico, assise à même le sol, pleure et gémit à grands cris pendant que Philippe Garrel se tient debout à sa droite et lui tient la main. Au bout d’un long moment, sans que rien ne vienne expliquer cette subite mise en mouvement, Philippe Garrel arrache littéralement sa main de celle de Nico et se met à marcher, droit devant lui semble-t-il. Au même moment, en musique de fosse, se lève un chant de Nico, aux accents gothiques. Avançant d’une démarche hésitante, le pas incertain, l’air hébété, Philippe Garrel finit peu à peu par retomber sur Nico : leurs retrouvailles dans le plan font alors prendre conscience au spectateur que ce qu’il croyait être un travelling latéral était en fait un travelling circulaire, bouclé sur lui-même[4747] [4747] Pour être tout à fait précis, se sont en premier lieu la réapparition, en son hors-champ, des plaintes et des gémissements de Nico qui laisse supposer au spectateur que Philippe Garrel finit par se rapprocher d’elle. . Philippe Garrel enjambe alors Nico, puis effectue une nouvelle fois son trajet circulaire, toujours suivi en travelling à 360° par la caméra. Le plan s’achève après que Philippe Garrel a de nouveau rejoint Nico : cette dernière se lève alors au bout d’un moment, pousse violemment Philippe Garrel, tout en continuant de pleurer et en lui lançant « I don’t need you », puis s’éloigne de lui.

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Préciosité maniériste d’un travelling à 360°.

Au vu de la description de ce plan, on ne saurait dire que le travelling circulaire ne reçoit pas une forme certaine de motivation à travers ce qui se déroule au cours de la situation. Parce qu’il ne fait qu’accompagner le déplacement physique de Philippe Garrel, ce mouvement de caméra est relié au vrai-faux éloignement de ce personnage. En ce sens, la variation dans le mode de filmage, qui passe d’un plan fixe au(x) travelling(s) circulaire(s) pour en revenir au plan fixe, témoigne d’un regard énonciatif qui semble vouloir coller au plus près du mouvement de la situation et se rendre presque transparent par rapport à elle.

Mais la force paradoxale du filmage en travelling circulaire est de manifester avec force la présence du monstrateur filmique au moment même où le premier travelling se boucle sur lui-même. Le bouclage du travelling circulaire révèle tout à coup le maniérisme[4848] [4848] Comme en écho à la définition du maniérisme avancée par Robert Klein, Philippe Garrel dit d’ailleurs qu’avec ce travelling circulaire « la technique se manifeste brusquement à l’intérieur même de l’image lorsque Nico et moi nous retrouvons de nouveau face-à-face. » Cf. Une caméra à la place du cœurop. cit., p. 61.  d’un dispositif de monstration qui s’exhibe rétrospectivement pour le spectateur comme la chose qui était à voir. De là l’importance de la répétition du travelling, une fois que le spectateur a pu mesurer sa singularité : conscient désormais de ce qui se trame du point de vue énonciatif derrière la simplicité apparente d’un personnage marchant dans le désert, le spectateur semble maintenant inviter à jouir du dispositif de monstration lorsqu’il est en action.

À rebours de l’impression première de transparence, c’est ainsi un effet de pure représentation qui passe au premier plan et la hiérarchie des motivations semble s’inverser tout à fait. Ce n’est plus le déplacement de Philippe Garrel qui semble motiver le travelling circulaire, c’est le travelling circulaire qui semble imposer un déplacement incongru au personnage. Il est à ce titre significatif que lorsqu’on lui demande les raisons d’un tel choix de filmage, Philippe Garrel se place sur le terrain du problème esthétique-formel et ne mentionne le contenu du plan que pour ses implications formalistes :

La question du plan-séquence avait beaucoup occupé la Nouvelle Vague. Ce qui caractérise un plan-séquence, c’est la continuité de la prise de vue et la profondeur de champ. Or, dans un désert il n’y a rien, ce qui ôte beaucoup d’intérêt à la profondeur de champ, d’autre part la fin du plan étant identique à son commencement, la durée elle-même était annulée. Ce travelling est donc un plan-séquence à l’état pur, une sorte de degré zéro du plan-séquence […][4949] [4949] Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 61. .

Apparemment motivé par ce qui a lieu entre les deux personnages, le travelling-circulaire est surtout motivant. C’est son choix qui contraint la mise en scène de la situation et c’est elle qui se conforme à la nature du dispositif. Ce qui fait la préciosité de ce plan, c’est précisément son maniérisme.

Fabien Boully est maître de conférences en cinéma et audiovisuel à l'Université Paris Nanterre.