Qu’est-ce qu’interpréter ?
« […] nous percevons ce que nous sommes ajustés à interpréter, même si c’est bien moins perceptible que n’importe quel effort exprès nous permettrait de le percevoir ; tandis que ce à l’interprétation de quoi nos ajustements ne sont pas adaptés, nous ne réussissons pas à le percevoir, même si cela dépasse en intensité ce que nous percevrions avec la plus extrême facilité si nous nous souciions le moins du monde de son interprétation. C’est là pour moi un sujet d’émerveillement que l’horloge de mon bureau sonne toutes les demi-heures de la manière la plus audible, et pourtant, je ne l’entends jamais. Je serais incapable de dire si le mécanisme qui assure la sonnerie fonctionne ou non, à moins qu’il ne marche pas et sonne à la mauvaise heure[11] [11] Charles Sanders Peirce, « Le pragmatisme comme logique de l’abduction » (1903) in C. S. Peirce, Œuvres, Tome I, Pragmatisme et pragmaticisme, Paris, éd. du Cerf, 2002, p. 421. . » C’est dans ces termes que Charles Sanders Peirce, au cours de sa septième conférence à Harvard de 1903, tire enseignement du caractère foncièrement interprétatif de nos « jugements perceptuels » et de la manière dont ils prédéterminent nos manières de percevoir, ce que les nombreux exemples d’illusion visuelle du type du « lapin-canard » de Jastrow et de Wittgenstein ou du « mur-ligne » qu’il prend lui-même en exemple permettront de mettre en évidence. Mais il faut souligner qu’il utilise ici le même terme d’interprétation pour dire à la fois la prédétermination de nos perceptions par nos conceptions et la manière dont il est en quelque sorte forcé de se préoccuper soudainement de l’horloge et de supposer que son mécanisme dysfonctionne lorsque celle-ci se met à sonner à une heure inhabituelle.
Qu’est-ce alors qu’interpréter ? Est-ce comprendre une situation globale en fonction d’une logique de cadre, comme dirait Erving Goffman, c’est-à-dire en fonction d’une connaissance prédéterminée de diverses situations auxquelles nous sommes « ajustés » par la force de l’habitude ou est-ce faire face à l’inquiétude suscitée par un événement inattendu en lui trouvant une explication plausible ? A propos de l’activité du psychanalyste, la question de ce que peut recouvrer l’expression se pose également. Dans un texte important titré « Constructions dans l’analyse » (1937) Sigmund Freud jugeait bon de préciser que, pour lui, le terme d’interprétation désigne, dans la pratique analytique, la « manière dont on s’occupe d’un élément isolé du matériel, une idée incidente, un acte manqué, etc[22] [22] Sigmund Freud, « Constructions dans l’analyse » (1937), in S. Freud, Résultats, idées, problèmes, vol. II, Paris, éd. PUF, coll. « Bibliothèque de psychanalyse », 1985, p. 273. » et que le terme de construction devrait lui être substitué chaque fois que l’analyste échafaude une hypothèse globale sur la base de ces mêmes idées incidentes rapportées par le patient. Pour ce qui est de l’interprétation du film, le même problème se pose puisque l’activité interprétative semble recouper aussi bien l’activité de compréhension ordinaire d’un film et les lectures herméneutiques les plus raffinées. On peut alors repartir de la posture assumée par David Bordwell dans son Making Meaning, qui consiste à dire que l’interprétation des sens qu’il dit « implicites » ou « symptomaux » du film commence précisément là où la compréhension des sens dits « référentiels » et « explicites » trouve un terme ou échoue. « Le spectateur peut chercher à construire des sens implicites lorsqu’il ne pourra concilier un élément anormal avec un aspect référentiel ou explicite de l’œuvre : ou bien la “pulsion symbolique” peut être introduite pour cautionner l’hypothèse que n’importe quel élément, anormal ou non, pourrait servir de base au sens implicite[33] [33] Ma traduction de « The spectator may seek to construct implicit meanings when she cannot find a way to reconcile an anomalous element with a referential or explicit aspect of the work ; or the “symbolic impulse” may be brought in to warrant the hypothesis that any element, anomalous or not, may serve as the basis of implicit meanings. » (David Bordwell, Making Meaning. Inference and Rhetoric in the Interpretation of Cinema, Cambrige & Londres, éd. Harvard University Press, 1989, p. 9). . »
L’interprétation, au sens strict que j’utiliserai désormais, se distingue de la compréhension du film en ce qu’elle vient relayer la réception cadrée et régulée des films à partir d’un horizon d’attente préformé – qu’il soit générique, auctorial, stylistique voire idéologique. Je voudrais aujourd’hui tenter non de définir ce qu’est l’interprétation mais de mettre en lumière son origine et son procès. Car même si le processus reste parfois obscur à l’auteur même de l’interprétation, il arrive aussi que des interprètes soient capables d’identifier très précisément ce moment – souvent dans ce cas vécu intensément – où l’hypothèse interprétative se sera semble-t-il tout-à-coup dévoilée à leurs yeux, comme en une révélation.
Je prendrai en exemple les témoignages de Bill Blakemore et de Geoffrey Cocks qui ont pu proposer tous deux des interprétations plus ou moins scandaleuses du Shining de Stanley Kubrick. Je précise que ces deux interprètes sont des interprètes que l’on pourrait dire « ordinaires », qui ne sont ni critiques, ni universitaires (du moins dans le domaine des études cinématographiques. Le second est historien). Le point commun dans leurs témoignages tels que restitués dans le documentaire de Rodney Ascher, Room 237 (2012) est qu’ils évoquent tous deux la soudaineté d’une intuition précipitée dans l’aperception de détails « surprenants ».
L’instant de l’interprétation
Bill Blakemore dit : « A la fin, j’étais sous le choc. On est sortis du cinéma et on est allés chercher la voiture au parking, pour partir. Pendant qu’on sortait du parking, j’étais assis à l’arrière, et je me disais : “C’est quoi, ce film ?” Et je me suis souvenu de la boîte de levure Calumet derrière Hallorann, quand il parle à Danny. Le calumet est un symbole de paix. Je me suis dit : “Le calumet, les Indiens…” “Ils sont partout dans le film !” J’ai dit à mes amis : “Ça parle du génocide des Indiens.” [That movie was about the genocide of the american-indians.][44] [44] D’après les traductions en sous-titres du documentaire Room 237, éd. Wild Side, 2012. » Geoffrey Cocks dit : « […] en repensant au film, et même sans y penser, j’étais troublé. Comme si j’avais raté quelque chose. Je suis retourné le voir et j’ai repéré des récurrences, des détails que je n’avais pas remarqués. J’ai donc revu le film en boucle. En tant qu’historien spécialisé dans l’histoire de l’Allemagne, notamment la période nazie, j’ai fini par acquérir la certitude que ce film contient un sous-texte qui évoque l’Holocauste. [there is in this film a deeply layed sub-text that takes on the Holocaust] Je crois que le premier indice a été la machine à écrire, qui est de marque allemande. Cela pouvait être un hasard, mais je connaissais déjà assez Kubrick pour savoir que rien dans ses films n’est laissé au hasard[55] [55] Ibidem. . »
Ce qui m’intéresse dans les témoignages de ces deux interprètes, au-delà de la potentielle « validité », comme dirait Edmund Hirsch, des interprétations proposées, c’est la manière dont ils éclairent le procès de l’interprétation en lui-même et pointent ce moment de révélation qui soudainement leur dévoile au travers d’« anomalies décoratives » ce qu’ils désignent tous deux comme des « indices ». Chacun ensuite cherche à expliquer les raisons de sa « prédisposition ». L’un rappelle qu’il a grandi près du port de Calumet Harbor quand l’autre précise qu’il est un spécialiste de l’Allemagne nazie. Pour l’un comme pour l’autre, il y avait donc semble-t-il un terrain favorable, une disponibilité à l’interprétation, mais il aura fallu néanmoins l’accroche d’un élément « anormal » et la force d’une intuition pour que la pulsion symbolique, comme la nomme Bordwell, cristallise et emporte à la fois l’affirmation d’une hypothèse – « That movie was about the genocide of the american-indians » ; « There is in this film a deeply layed sub-text that takes on the Holocaust. » – et une recherche de « signes confirmateurs » (confirmers, comme dit Blakemore).
Or la manière dont le processus interprétatif est reconstitué par nos témoins me frappe par sa proximité avec la manière dont Peirce décrit la « logique de l’abduction ». « La suggestion abductive nous vient comme en un flash. C’est un acte de perspicuité (insight), bien que d’une perspicuité extrêmement faillible. Il est vrai que les différents éléments de l’hypothèse étaient présents en notre esprit auparavant ; mais c’est l’idée de réunir ce que nous n’avions jamais rêvé de réunir qui offre à notre contemplation comme en un flash la nouvelle suggestion[66] [66] C. S. Peirce, art. cit. p. 418. . » Quelques pages plus loin, il explique ainsi la « forme logique » de l’abduction : « Le fait surprenant C est observé ; Mais si A était vrai, C irait de soi. Partant, il y a des raisons de soupçonner que A est vrai[77] [77] Ibidem, p. 425. . » Il précise immédiatement que : « […] l’expression ne peut être conjecturée abductivement, tant que son contenu entier n’est pas déjà présent dans la prémisse “Si A était vrai, C irait de soi”[88] [88] Idem. . » Autrement dit, la règle A qui permet d’expliquer le cas C (comme traduirait sans doute Eco) doit déjà exister dans l’esprit de l’interprète en quelque sorte comme une « possibilité déductive ». Conséquemment et même si l’abduction est souvent valorisée comme un processus inférentiel véritablement créateur on devra admettre « l’impossibilité d’obtention de conceptions entièrement nouvelles à partir de l’abduction[99] [99] Id. ».
Si l’on reprend les témoignages de Blakemore et de Cocks, on constatera que tous deux relatent ce moment où, observant un fait surprenant C – la présence, isolée sur une étagère, d’une boîte de conserve présentant le profil d’un chef indien et portant le mot indien de « Calumet », la présence d’une machine à écrire allemande de marque « Adler » sur le bureau d’un écrivain américain – ils en sont venus à cette intuition que si A était vrai – que le film évoquerait secrètement le génocide des amérindiens ou celui perpétré par les nazis – C irait de soi. Par ailleurs, expliquant pour l’un qu’il a vécu une partie de son enfance à côté du Calumet Harbor et pour l’autre qu’il est un spécialiste de l’histoire de l’Allemagne nazie, ils ne disent rien d’autre que ceci : ils étaient capables, à la différence d’autres spectateurs, de concevoir ensemble A avec C.
Ce qu’on pourrait appeler « l’instant interprétatif » en songeant à la semblable fulgurance qui caractérise « l’instant du regard » dans la pensée lacanienne des trois temps logiques[1010] [1010] Jacques Lacan, à l’occasion de son article sur le temps logique distingue ainsi les trois « moments de l’évidence », constituants du procès du sophisme des trois prisonniers, ceux de l’instant du regard, du temps pour comprendre et du moment de conclure. (Cf. J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme. » (1945), rééd. in J. Lacan, Ecrits, Paris, éd. du Seuil, coll. « Le champ freudien », 1966, p. 197-213.) , désignera donc ce temps de l’invention « abductive » d’une hypothèse explicative qui visera à la résolution de l’inquiétude ouverte au sein même de l’acte perceptif. Pourquoi cette boîte isolée, cette machine allemande ? s’inquiètent nos interprètes, qui voient des anomalies décoratives là où d’autres ne percevront rien.
Le temps de l’investigation
Mais le processus abductif ne peut se résoudre pour Peirce dans le seul moment de l’invention de l’hypothèse. Car Peirce alerte également ses auditeurs sur la dimension hautement faillible d’un tel processus inférentiel, à la fois intuitif, conjectural et problématique. C’est pourquoi, précise-t-il, pour être considérée comme « bonne », c’est-à-dire pour permettre la création d’une nouvelle « habitude d’attente positive », l’hypothèse abductive ne doit pas seulement donner une explication « créative » des faits mais doit pouvoir s’accomplir dans sa fin. « Or la fin de l’abduction, c’est que ses conséquences déductives puissent être testées par induction. C’est seulement ainsi que se fait la moindre application de son caractère essentiellement anticipateur. En conséquence, le bien de l’abduction, comme tel, c’est-à-dire son adaptation à sa fin, se caractérisera par le fait que ses conséquences déductives soient susceptibles d’être expérimentalement testées[1111] [1111] C. S. Peirce, art. cit., p. 429, note a. . »
Comme le souligne Peirce une fois passé l’instant de la fulgurance de l’hypothèse il faut nécessairement en venir au temps de la « vérification expérimentale » (c’est là, dit-il encore, toute la doctrine du « pragmatisme »). En matière d’interprétation du film cela suppose qu’après l’instant interprétatif vient le temps de l’investigation, assorti aussi bien d’une recherche de signes à l’échelle du film que d’une patiente reconstruction, ou construction, des divers cadres contextuels où l’œuvre peut être située, voire d’une « constellation » comme dirait Youssef Ishaghpour[1212] [1212] Cf. Y. Ishaghpour, « « Objectif, éclairage et profondeur de champ », in Une caméra invisible Tome I, Paris, éd. La Différence, 2005, pp. 47-91. . Dire de Shining qu’il pourrait « véhiculer » un discours sur le génocide des amérindiens ou sur la Shoah suppose d’une part un test inductif à l’échelle de l’œuvre et d’autre part une mise en contexte visant soit l’intentionnalité auctoriale, soit les cadres culturels de sa réception.
C’est là que les choses se compliquent et que le risque de mésinterprétation ou d’excès interprétatif – je ne dis pas de surinterprétation – s’accroît fortement. Si l’on revient aux interprétations proposées par Blakemore et Cocks, il est intéressant de noter comment ceux-ci, à partir de l’hypothèse qui aura semble-t-il fulguré dans le repérage d’un fait suffisamment surprenant, cherchent à conforter leur interprétation. Blakemore s’étaye d’abord de la présence d’autres signes « surfaciels » exposés dans quelques extraits fugitifs du film et articule alors une hypothèse de lecture – une intentio lectoris comme dirait Eco – qu’il déclare singulière mais valide, au motif que Kubrick aurait l’habitude de disposer dans ses films les indices d’un discours sous-jacent. C’est pourquoi il lui faut parfois s’arranger avec les faits et laisser entendre que Kubrick a lui-même disposé ces boîtes de conserve. L’étayage se fait par voie déductive (l’hypothèse de la présence nécessaire de ces indices à raison de l’intentionnalité auctoriale) et inductive (le repérage d’autres indices à « colliger », comme dirait Peirce). Quant à Cocks, après avoir posé son hypothèse scandaleuse, il cherche lui aussi à l’étayer par une recherche inductive d’indices présents à même le film et en trouve un en particulier dans la répétition du nombre 42 en référant le nombre à l’année 1942 et donc (les colligations déductives ici sont bien rapides) à l’événement de la mise en œuvre de la Solution finale. Arguant de son domaine d’expertise pour affirmer la spécificité élective de sa lecture, il évoque également la maîtrise et l’obsessionnalité supposées de Kubrick pour argumenter la probable intentionnalité dans la dissémination de ces indices.
Les deux démarches sont tout à fait semblables. Il s’agit dans les deux cas d’interprétations perspicaces, parées des vertus distinctives de la singularité, mais qui cherchent leur garantie dans la mobilisation d’une indubitable intention « discursive » attribuée à l’auteur. Voici la forme logique commune de la prémisse majeure : Mais si Stanley Kubrick voulait implicitement évoquer la Shoah ou le génocide amérindien, il disséminerait des indices renvoyant à ces évènements au sein de son film.
Les deux raisonnements partagent un même point faible : ils mobilisent une règle générale indiscutée – « Kubrick dissémine des indices dans ses films » – à partir de la saisie d’éléments dont le caractère sémiotique est évident (ces éléments font signe) mais dont la dimension indiciaire, elle, n’est pas encore établie (ces éléments constituent-ils la trace d’une intention, et de quelle nature ?). Partant le test expérimental devrait d’abord viser à vérifier la nature supposée « indiciaire » de ces « signes » en investiguant le contexte auctorial selon une procédure sérieuse, de type philologique et génétique, voire poïétique.
Ce qui pose problème ici et qui rend les propositions interprétatives de Blakemore et Cocks blâmables ce n’est pas la forme logique de l’invention interprétative mais la manière dont ses conséquences déductives sont « testées » et l’ensemble « construit ». Et ce que je dis là rejoint ce qu’en disait Jacques Aumont lorsqu’affirmant la dimension périlleuse de l’invention interprétative dans un chapitre de son A quoi pensent les films, il indiquait qu’il fallait à l’interprète « appareiller » la pertinence de sa proposition[1313] [1313] « L’interprétation est plus justifiée, plus juste, plus productive lorsqu’elle accepte le risque de sa propre inventivité – sous réserve de savoir que cette inventivité ne peut être absolue, mais toujours relative à une approche, à un point de vue, à une pertinence. » (J. Aumont, « Faire du sens, tout de même », in J. Aumont, A quoi pensent les films, Paris, éd. Séguier, 1996, p. 88.) . En effet l’hypothèse interprétative aurait pu se présenter sous une autre forme, bien moins risquée. Par exemple : Mais si d’autres spectateurs partageant une culture commune, américaine ou européenne, sont capables de voir au travers d’une boîte Calumet ou d’une machine à écrire de marque « Adler » non plus des éléments de décor mais des signes renvoyant au peuple amérindien ou à l’événement de la Shoah, alors ces éléments décoratifs anormaux peuvent être considérés comme des signes renvoyant à ces contextes.
Les interprètes auraient même pu échapper à toute critique en se réclamant d’une posture radicalement « déconstructionniste », même si cela aurait été abandonner toute ambition de révéler quelque « vérité » sur le film. Car bien sûr, depuis Derrida il est convenu de considérer que le lecteur ou le spectateur est en droit de se laisser aller à la dérive interprétative et d’« utiliser » librement les textes et les œuvres, selon le mot d’Eco. Mais dans ce cas l’intention de l’auteur est délibérément mise hors circuit. Combiner dérive interprétative et attribution d’intention constitue un paralogisme.
Critères et types d’interprétation
Si l’on cherche à éviter la dérive interprétative pour viser à expliquer le film en contenant l’interprétation dans les limites de la construction d’une intentio, il est, pour aller vite, trois solutions : celle de Fish, celle d’Eco ou celle de Hirsch. Pour un pragmatiste relativement modéré comme Stanley Fish une interprétation ne trouvera d’autre limite que celle qui s’élabore dans le consensus d’une époque, d’une culture, d’un groupe social, c’est-à-dire dans une « communauté d’interprétation ». C’est à partir d’un consensus qui s’engendre dans le dépassement du conflit des interprétations que la meilleure d’entre elles s’établira, quelque soit la distance qui la sépare de l’intentio auctoris. Pour Umberto Eco, il n’est d’autre limite à l’interprétation que celle que fixera l’intentio operis, c’est-à-dire le texte même dans l’endurance et la cohérence de ses « instructions » – dans sa « structure intentionnelle » dirait Glenn Most –, dans la manière dont il dresse le portrait d’un lecteur ou d’un spectateur modèle. « Entre l’intention inaccessible de l’auteur et l’intention discutable du lecteur, il y a l’intention transparente du texte qui réfute toute interprétation insoutenable[1414] [1414] Umberto Eco, « Entre l’auteur et le texte », in S. Collini dir., Interprétation et surinterprétation, Paris, éd. PUF, 1996, p. 71-72. (Je souligne) ». Pour Emil Hirsch il est insupportable d’imaginer que l’auteur puisse être mis hors jeu : il doit rester le premier des interprètes et l’arbitre suprême du conflit des interprétations au détriment d’une instance douteuse, à savoir le public[1515] [1515] « The myth of the public consensus has been decisive in gaining wide acceptance for the doctrine that the author’s intention is irrelevant to what the text says. […] Is there one group of us that constitutes the true public, while the rest are heretics and outsiders ? ([…] The idea of a public meaning sponsored not by the author’s intention but by a public consensus is based upon a fundamental error of observation and logic. It is an empirical fact that the consensus does not exist, and it is a logical error to erect a stable normative concept (i. e. the public meaning) out of an unstable descriptive one. The public meaning of a text is nothing more or less than those meanings which two or more members of the public happens to construe from the text. Any meaning which two or more members of the public construe is ipso facto within the public norms that govern language and its interpretation. Vox populi : vox populi. » (E. D. Hirsch, Validity in Interpretation, New Haven & Londres, Yale University Press, 1967, p. 13.) . Corrélativement toute interprétation, pour prétendre à la validité, devra pouvoir être confrontée à la simulation d’une probable intentio auctoris[1616] [1616] « An essential task in the process of verification is, therefore, a deliberate reconstruction of the author’s subjective stance to the extent that this stance is relevant to the text at hand. » (Ibidem, p. 238.) .
Quelle que soit la perspective choisie ou ingénument adoptée par l’interprète, on voit qu’une limite peut, dans chaque cas, être posée qui devra être trouvée soit du côté de l’intentio lectoris, soit du côté de l’intentio operis, soit du côté de l’intentio auctoris. Dans le premier cas, certaines interprétations pourront se ratifier à l’intérieur de communautés d’interprétations et s’y ériger en normes de lecture, alors que d’autres lectures seront considérées comme singulières voire outrancières. Dans le second cas, à grand renfort de précautions méthodiques dans l’analyse de l’œuvre, l’interprète cherchera à vérifier l’endurance et la cohérence d’une construction interprétative dans son application à l’œuvre. Dans le troisième cas, l’interprétation sera à valider à partir de la reconstruction méthodique d’une intentionnalité, quelle qu’en soit la marque laissée dans l’œuvre.
L’interprète ne peut alors être accusé de tomber dans les affres de « l’illusion de l’intention » (Beardsley & Wimsatt) que lorsque dérivant à partir d’une intentio lectoris souvent préalablement constituée, il croit retrouver, constitué au niveau de l’intentio operis, l’indice d’une indubitable intentio auctoris en traversant allègrement ces trois lieux de l’interprétation sans se préoccuper des procédures de test spécifiques aux trois types d’approche. L’important, au moment de la construction, est donc de savoir ce que l’on fait – et visiblement ni Blakemore ni Cocks ne le savent vraiment, qui assument la position « intentionnaliste » de Hirsch comme une évidence mais font pourtant feu de tout bois dans leurs argumentaires. Etre conscient de la distinction à faire entre les trois « lieux » du sens permettra d’éviter quelques erreurs logiques. Lorsqu’on constatera qu’une « lecture » est largement partagée au sein d’une communauté d’interprétation – par exemple, l’hôtel Overlook est le symbole de l’Amérique (c’est largement le cas dans l’aire culturelle américaine) – on évitera de considérer que cette ratification vaut par hypothèse pour une validation auctoriale. Lorsqu’on débusquera que tel ou tel signe permettrait une recontextualisation de l’œuvre, on ne considérera pas que ce signe peut sans critique se monnayer en indice d’une intention.
Suite à la diffusion du film Room 237, Jan Harlan, le producteur exécutif du film et beau-frère de Kubrick ou Leon Vitali, son assistant sur le film ont fortement critiqué le documentaire d’Ascher dans la presse et en particulier les propositions de Cocks. On comprend l’irritation d’un auteur ou de ses « délégués » lorsque l’interprète confond une intentio lectoris – quand bien même elle serait ratifiée (et en l’occurrence, elle ne l’est pas) – avec les intentions supposées d’un auteur et cherche à la valider coûte que coûte jusque dans l’attribution péremptoire d’un dessein caché à un auteur. Cette erreur guette tout interprète qui confondra le jeu plus ou moins libre de ce que je nommerai l’interprétation sémiosique – en adjectivant le terme peircéen de sémiosis dans le prolongement des propositions d’Umberto Eco[1717] [1717] « L’interprétation sémantique ou sémiosique est le résultat du processus par lequel le destinataire, face à la manifestation linéaire du texte, la remplit de sens. L’interprétation critique ou sémiotique, en revanche, essaie d’expliquer pour quelles raisons structurales, le texte peut produire ces interprétations sémantiques (ou d’autres, alternatives). » (Umberto Eco, « 1.4 Lecteur sémantique ou lecteur critique », Les limites de l’interprétation (1990), Paris, rééd. Grasset, coll. Le livre de poche, 1992, p. 36.) –, constitutive d’une histoire de la réception qui peut admettre l’existence de « sémiosis vagabondes », comme dit Richard Rorty, mais qui éprouvera la valeur respective des différentes interprétations au regard de leur dimension élective ou consensuelle, avec la reconstitution hypothétique d’une fabrique et des intentions qui la sous-tendent, à savoir un type d’interprétation que l’on peut dire indiciaire en songeant au paradigme du même nom proposé par Carlo Ginzburg. L’interprétation indiciaire, orientée vers la reconstitution d’une intentionnalité auctoriale, supposera en effet de distinguer entre les indices d’une intention finale et « structurante », les vestiges d’intentions transitoires ou initiales et les traces de « causalités circonstancielles ».
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