Kiyoshi Kurosawa occupe aujourd’hui dans le paysage cinématographique une position rare, sur la ligne séparant le grand auteur tenant la barre de son style et de ses obsessions de l’humble faiseur navigant au gré des vents de l’industrie. Cette position se manifeste notamment à travers une caractéristique de son travail : la sérialité. Non seulement il réalise ponctuellement des séries (on se souvient de Shokuzai, en 2013), mais toute son œuvre témoigne d’une capacité à composer et recomposer des récits à partir d’une base restreinte d’éléments narratifs ou formels[11] [11] Voir notamment la présentation que Diane Arnaud fait de la carrière de Kurosawa dans son ouvrage Kiyoshi Kurosawa, mémoire de la disparition, Pertuis, Rouge Profond, 2007, p. 26-31. Mais voir les films aussi. . Cette caractéristique se trouve aujourd’hui fortement mise en évidence par la sortie à six mois d’intervalles d’Avant que nous disparaissions et d’Invasion, tous les deux étant tirés d’une même pièce de théâtre de Tomohiro Maekawa où des extra-terrestres descendent sur terre pour enquêter sur les humains en leur volant des concepts.
Ces deux films constituent ainsi à leur manière une sorte de mini-série officieuse à l’intérieur de laquelle chaque adaptation présente plusieurs différences à partir d’une matrice commune, sans que l’on sache très bien si celles-ci résultent des conditions de production respectives ou d’une volonté du cinéaste. Car si Avant que nous disparaissions avait été produit pour le cinéma, Invasion l’a été par une chaîne de télévision qui l’a diffusé au Japon sous la forme d’une série de cinq épisodes, la « version cinéma » sortie en France étant le fruit d’un léger travail de remontage. Produit télévisuel, Invasion a bénéficié d’un budget moins élevé et a été tourné en trois semaines seulement.
L’on peut ainsi spontanément penser que le resserrement dramatique qui caractérise Invasion a des raisons pragmatiques. Les films de Kurosawa se sont largement déployés au-delà des frontières instituées. Or, comparé à Avant que nous disparaissions, où l’on allait de la science-fiction au mélodrame en passant par la comédie et l’action, Invasion se concentre sur le genre de la science-fiction. On y observe également une réduction du nombre des personnages principaux (de cinq à trois), ce qui entraîne nécessairement une redistribution des rôles ou des fonctions.
Le récit d’Avant que nous disparaissions se construisait suivant un montage alterné entre le parcours romantique d’une épouse et de son mari remplacé par un extra-terrestre, Narumi et Shinji, et le trajet tumultueux du journaliste Sakurai et de deux extra-terrestres l’ayant choisi comme « guide ». L’intrigue cumulait ainsi une figure de mari « aliéné » et une autre d’humain devant prendre position face aux envahisseurs et à leur projet de destruction. Dans Invasion, au contraire, le mari, Tatsuo, fait aussi office de guide. Et s’il n’abandonne pas toute compartimentation, le récit se construit cependant d’une façon plus linéaire : il s’agit pour une épouse, Etsuko, de comprendre ce qui se trame dans la relation de son mari avec le Dr Makabe, un jeune chirurgien qui n’est autre qu’un extra-terrestre. Et cela conduit à un résultat qui peut à première vue sembler inhabituellement schématique.
Chez Kurosawa, la confrontation avec un double, fantôme ou extra-terrestre, constitue avant tout une épreuve amenant à la révélation d’un secret ou bien d’une part négative ou positive que l’on porte au fond de soi. Si Makabe est comme une enveloppe vide se remplissant au fur et à mesure qu’il vole des concepts, sa présence tend également à faire ressortir chez certains l’égoïsme ou la haine de l’autre. Makabe permet par exemple à Tatsuo, en le laissant choisir ses victimes, d’assouvir un désir de revanche ciblant aussi bien des connaissances passées que la société dans son ensemble, le « guide » étant constamment tiraillé entre un sentiment de culpabilité et une volonté de collaborer avec l’envahisseur. Tatsuo est donc dans une certaine mesure à rapprocher de Sakurai qui, dans Avant que nous disparaissions, incarnait la possibilité pour l’humain de passer dans l’autre camp. Un personnage plus secondaire d’Invasion complète ce duo : Yoko, une amie d’Etsuko qui s’avère prête à négocier pour faire partie du petit nombre de privilégiés que les extra-terrestres prévoient de laisser en vie. Quête de vengeance ou d’une position supérieure sont, comme souvent chez le cinéaste, à la fois le signe d’une existence corrompue et agents d’un destin malheureux.
Mais la confrontation de Makabe et d’Etsuko révèle une autre vérité : là où son mari est constamment tiraillé, Etsuko, d’abord ignorante et craintive, s’avère déterminée. Elle découvrira même qu’elle est exceptionnelle car immunisée contre l’influence des extra-terrestres. Si le mari est une figure trouble de « collaborateur », elle est donc une figure intègre de « résistante » qui semble vouée à incarner l’humanité entière face à l’envoyé d’un autre monde. Mais la marque de Kurosawa se trouve dans le fait qu’Etsuko se révèle surtout une figure de persévérance féminine, avant tout soucieuse de sauver celui qu’elle aime, aussi faible soit-il (comme Narumi dans Avant que nous disparaissions, mais aussi, avant elle, les héroïnes de Kaïro ou Real).
Invasion reprend ainsi le motif du couple cher au cinéaste, sans toutefois que celui-ci soit entouré de la grâce évidente qui l’accompagnait dans d’autres films, peut-être parce qu’il ne trouve pas à se nouer à d’autres thèmes qui contribuent ailleurs à produire une véritable empathie ou à lui donner sa consistance. Les mouvements d’échanges ou de passages qui font la richesse profonde du cinéma de Kurosawa sont en effet ici comme étouffés. Sur le papier, la condition du mari d’Avant que nous disparaissions semble beaucoup plus grave que celle du mari d’Invasion, puisqu’il s’agit d’un extra-terrestre et non d’un simple « guide ». Mais la beauté du film venait justement du fait que la distance radicale posée au départ était l’occasion d’une transformation des rapports. Au contact de l’épouse, l’extra-terrestre réparait la coupure affective liée à un comportement passé de l’homme, si bien qu’une renaissance du mari devenait indistincte d’une humanisation de l’alien. Avant que nous disparaissions mettait ainsi en scène un double mouvement, la possibilité pour l’humain de passer du côté des extra-terrestres et la possibilité pour l’extra-terrestre de passer du côté de l’humain (comme Vers l’autre rive avait su le faire avec les passages entre les morts et les vivants).
L’on constate en outre dans Invasion une atténuation de la dimension politique. Le passage par le double revêt chez Kurosawa une fonction critique, et les extra-terrestres d’Avant que nous disparaissions ne révélaient pas seulement des désirs enfouis, ils mettaient aussi en évidence une série de préjugés et de contraintes sociales. Cela transparaissait parfaitement dans le choix des concepts volés, « la propriété », le « travail », la « nuisance » , le « moi » (qui cèdent ici la place à la « fierté », au « passé », au « présent », à la « vie », ou encore à la « peur de la mort »), ainsi que dans les réactions suivant la perte de ces concepts. Au sein du mouvement global du film, la fuite du couple formé par Narumi et Shinji pouvait dès lors entretenir un rapport avec la perspective utopique d’une vie purgée de concepts néfastes, la possibilité d’un renouveau politique se traçant à travers l’innocence retrouvée du couple.
Mais une telle articulation entre la société et l’intime reste réduite dans Invasion, pour une raison quasi structurelle : elle se trouve comme bloquée par la réunion de la figure du mari et du « guide » en Tatsuo. En réalité, cette réunion jette une ombre sur l’ensemble du film : en se démenant pour Tatsuo, Etsuko semble moins porter un véritable espoir de changement que chercher à conserver ce qui est. Car si Tatsuo s’en sort, les mauvais penchants qu’ils manifestent tout au long du film – notamment lors d’une séquence où il la gifle violemment – pourraient survivre avec lui. L’épouse semble parier que son mari changera une fois libéré de l’influence de Makabe, mais tout laisse à penser qu’il s’agit d’une illusion, Makabe lui-même ne cessant de répéter que l’aliénation ressentie par Tatsuo est purement personnelle ou intérieure. Cette illusion nous indique par ailleurs une autre différence : à travers Makabe, les extra-terrestres apparaissent surtout comme des ennemis extérieurs ou des révélateurs intérieurs, et non comme de potentiels libérateurs. Et s’en débarrasser n’implique pas la fin de ce que l’homme a de mauvais en lui.
Cette tonalité plus sombre est-elle la simple conséquence d’un resserrement dû à des contraintes de production, ou relève-t-elle bien d’une volonté de Kurosawa ? Difficile de répondre, mais l’on peut en tout cas remarquer la surprenante dualité de ces films. L’hypothèse d’une décision réfléchie du cinéaste pourrait être étayée par un élément a priori externe : si les fonctions et les rôles ont été redistribués d’un film à l’autre en raison de la réduction du nombre de personnages, Kiyoshi Kurosawa s’est également amusé à réemployer dans Invasion un acteur d’Avant que nous disparaissions, Masahiro Higashide. Or, cette redistribution met en jeu un véritable changement de camp qui peut être perçu comme un commentaire de la part du cinéaste. Alors que Masahiro Higashide interprétait auparavant un prêtre auquel le mari extra-terrestre Shinji demandait d’expliquer ce qu’est l’amour, il se retrouve cette fois dans la peau de l’extra-terrestre Makabe qui, lorsqu’il découvre ce qu’est l’amour, conclut qu’il s’agit d’un concept parfaitement inutile[22] [22] Kurosawa a lui-même suggéré que ce réemploi d’un même acteur n’était pas tout à fait innocent lors de sa conférence de presse au festival de Berlin.
Les deux films opposent pourtant au péril extra-terrestre une même réponse : l’amour. Alors que les concepts volés diffèrent de manière symptomatique, « amour » est celui qu’ils ont en partage : c’est en quelque sorte l’expérience ultime que les extra-terrestres veulent comprendre et que les humains peuvent opposer à leur folie destructrice – la comprendre, ce serait ne plus vouloir détruire. Mais les configurations finales respectives de chaque film, qui peuvent tenir lieu de reflets inversés, laissent apparaître une différence dans la mise en jeu de l’amour : l’amour que Narumi porte à Shinji la conduit dans Avant que nous disparaissions à lui abandonner son concept d’amour, alors que l’amour d’Etsuko pour Tatsuo la pousse dans Invasion à utiliser une arme à feu qu’elle avait d’abord rejetée. L’on assiste d’un côté à une sorte de don radical ou à un sacrifice qui a pour effet de recréer une distance (puisque Narumi perd l’amour en le donnant), et de l’autre à un geste guerrier qui sacrifie plutôt une forme d’innocence à la sauvegarde de l’être aimé. Etsuko est donnée dans Invasion comme un personnage exceptionnel et intègre, mais sa victoire comporte une part de ténèbres, son amour ne l’empêchant pas de ressentir de la haine, ou de la peur envers Makabe.
L’inversion ne se comprend cependant qu’en considérant non seulement la mise en jeu de l’amour, mais aussi l’articulation entre le sort du couple et celui de l’humanité. Dans une curieuse asymétrie, Avant que nous disparaissions se conclut en effet sur un couple distant dans un monde sauvé, alors qu’Invasion propose pour vision finale un couple réuni dans un monde sur le point de disparaître. Dans la balance des deux films, la fin « malheureuse » pour le couple d’Avant que nous disparaissions cache un optimisme plus grand, l’être/l’autre aimé n’étant pas seulement conservé ou sauvé, mais en quelque sorte converti à l’amour, conversion susceptible de mettre un arrêt à la destruction. Au contraire, la fin « heureuse » pour le couple d’Invasion cache un profond pessimisme, comme si la manière qu’avaient les personnages de s’aimer et de se sauver eux-mêmes, entachée de haine et de violence, ne pouvait rien contre un désastre plus global. Dans Invasion, l’amour se révèle insuffisant, la « réussite » du couple échoue à s’étendre en faveur de l’humanité.
Cet échec est annoncé par les dernières paroles de Makabe, prophète de malheur qui, une fois vaincu par Etsuko, déclare qu’il avait certes sous-estimé le pouvoir de l’amour, mais que cela ne change rien. C’est encore Makabe qui, à un ministre qui lui demande s’il n’est pas possible de coexister pacifiquement, répond en rigolant que l’humanité ne s’est pas montrée jusqu’ici très douée pour la coexistence. La tournure sombre du film, l’échec face aux extra-terrestres, n’ont pas d’autre sens que de faire signe vers l’échec de l’humanité elle-même. Rien d’étonnant, alors, à ce que le resserrement dramatique et la tournure sombre soient complétés dans Invasion par un accent mis sur la dimension intérieure de la catastrophe (dimension qu’emblématise parfaitement, dans sa faiblesse et son caractère antipathique mêmes, un personnage comme Tatsuo, qui, à défaut de voir son corps possédé par un extra-terrestre, psycho-somatise).
Un trait particulier du récit appuie encore cette dimension intérieure. Invasion est ponctué par un type de plans assez courant chez Kurosawa : des plans de réveils brusques qui ont pour effet immanquable de faire douter le spectateur du statut de ce qui les a précédé. Or, ces réveils qui mettent en scène Etsuko et Tatsuo (respectivement deux et une fois) sont précédés par des “cauchemars” constitués d’images variées (le soleil ou la lune, des fils électriques, une pluie battante tombant sur un petit pingouin mécanique, le cadran d’un radar,…), annonçant le rapprochement de l’invasion et représentant le dérèglement généralisé – climatique, notamment – qui va avec. En jouant de l’ambiguïté de ces séquences – vraies images informatives ou rêves –, Kurosawa tisse donc un lien discret entre le fantasme ou le tourment intérieur de ses personnages et une catastrophe réelle, tout en reliant ce qui se produit à l’échelle du couple et ce qui arrive à l’échelle mondiale. À l’ambiguïté de ces séquences s’ajoute une potentielle inversion des causes et des effets. À partir du moment où l’invasion survient en rêve, il devient possible de se demander si les événements frappant les personnages sont la conséquence de l’invasion ou si l’invasion est elle-même la conséquence du comportements des personnages. La vision d’un oiseau mort survient ainsi à l’esprit de Tatsuo juste après qu’il a levé la main sur sa femme, comme si son geste avait tout déclenché ; et un second rêve d’apocalypse survient à Etsuko après que le pistolet lui a été remis.
Histoire d’extra-terrestres, Invasion travaille ainsi l’image d’une humanité qui a secrété ses propres cauchemars et échoue à les dissiper. Avant que nous disparaissions et Invasion sont peut-être comme les deux faces d’une même pièce, l’une tirant vers la clarté et l’autre vers la noirceur. Considérer que les deux films constituent une sorte de mini-série dans l’œuvre du cinéaste revient à poser que ces deux faces, au lieu de s’opposer, coexistent, et que les redistributions et recompositions qui s’observent de l’une à l’autre font signe vers une profonde indétermination – au fond, l’optimisme et le pessimisme sont possibles, et l’humanité peut et ne peut pas s’en sortir. Sans doute Kurosawa lui-même oscille-t-il sur ce point, à moins que la qualité de l’amour et le sort de l’humanité dépendent surtout des conditions de production.
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Débordements a le grand plaisir de vous annoncer la préparation d’un premier numéro papier. Pour en savoir plus, nous vous renvoyons à notre édito ainsi qu’à la page Ulule qui vous permettra de pré-commander un exemplaire. Par avance merci pour votre soutien.