Comme son film précédent, The Other Side (2015), le nouveau long-métrage de Roberto Minervini n’indique ni les lieux ni les temps de ce qui est montré – cette indétermination étant encore ici renforcée par le choix du noir et blanc. C’est à mesure que les dialogues se déroulent que les coordonnées se précisent : nous sommes de nouveau en Louisiane, à Baton Rouge et surtout à la Nouvelle-Orléans, où se préparent les festivités du carnaval, probablement à Treme, quartier rendu célèbre par David Simon et Eric Overmyer dans la série éponyme. Là, dans le plus grand secret, des Noirs qui se déguiseront en chefs amérindiens, les « Mardi Gras Indians », ourdissent leurs flamboyants costumes de perles, de sequins et de plumes en murmurant les chants de résistance des « Indiens du ghetto ». Peut-être ne s’agit-il que de la compétition des « tribus » costumées qui rivaliseront lors du carnaval ? À moins que cette compétition ne soit elle-même une résistance déguisée : « Let’s go get ‘em ! » (« Allons les vaincre ! »), tel est l’ambigu refrain d’une de ces cantilènes sur lesquelles ces chefs indiens de quelques jours danseront, poignard à la main. Le retour de cette main qui coud le costume de carnaval, sur laquelle le cadre se resserre, et de cette voix qui chantonne, rassemble les différents fils narratifs du film : « Somebody’s gotta sow, sow, sow… » (« Il faut bien que quelqu’un couse, couse, couse… »). Le geste semble en même temps figurer la diligence avec laquelle les personnalités centrales de ce film dévouent leur vie à ravauder une communauté, dont l’idée semble bien fragile tant elle est mise à mal par un quotidien de balles perdues, d’arrestations et d’incarcérations sempiternelles des hommes, de crack aussi, pour ces mères qui oublient un temps les agressions sexuelles intra-familiales dont elles ont été victimes, et leurs filles après elles. Pourtant il s’agit de maintenir coûte que coûte l’intégrité d’un corps social par la solidarité et le soin, mais aussi de maintenir une identité par la revendication de pratiques symboliques – la musique, le carnaval – qui sont devenues l’enjeu d’une lutte contre la gentrification agressive à laquelle la ville est soumise depuis l’ouragan Katrina en 2005.
C’est dans ce contexte que Roberto Minervini et sa petite équipe ont réussi à instaurer, pendant deux années environ, la confiance nécessaire pour pouvoir filmer. Le tournage n’a pu se faire que les jours où la lumière naturelle l’a permis afin de ne pas s’encombrer d’éclairages d’appoint : mise en place technique minimale qui a plutôt visé l’agilité que le souci de se faire oublier. En effet, comme dans The Other Side, la caméra reste toujours très proche des gens chez qui elle suscite des comportements que le réalisateur n’a pas vocation à surprendre. Dans les deux films, la délicatesse de Minervini est de laisser aux sujets la liberté de négocier l’image qu’ils veulent donner d’eux-mêmes, qu’ils cherchent à gagner en respectabilité ou à exhiber ce qui les stigmatise aux yeux des autres. Or, dans What You Gonna Do When The World’s On Fire ?, la réappropriation de soi est au cœur des propos et des actes des personnes suivies par l’équipe.
Il en est ainsi dès le début du film avec Judy, la patronne du Ooh Poo Pah Doo, qui relate les recommandations d’un manuel d’esclavage au cours de ce qui semble être une réunion de quartier dans son bar : le manuel préconise, plutôt que le lynchage de l’esclave désobéissant, l’écartèlement de son corps par des mules sous les yeux de sa compagne, mais surtout de son fils, à titre de châtiment exemplaire. La discipline du corps noir est ainsi née de la peur héréditaire de la sanction sanglante, l’intégrité du corps étant préservée au prix de l’aliénation séculaire de l’esprit par la terreur. Judy, comme un pasteur improvisé, harangue et console les membres cette petite assemblée qui s’essaye à formuler un passé et un présent de domination blanche pour mieux s’en libérer. Mais les bénéfices de l’exorcisme sont toujours transitoires : la coïncidence de l’actualité ramènera cette généalogie de la violence à la surface du présent. En effet, un peu plus tard dans le film, les client.e.s assis.es au comptoir échangent, dans la plus grande stupéfaction, à propos de la décapitation récente d’un certain Jeremy J. Jackson († 2017), dont le corps vient d’être retrouvé, brûlé, à un mile de sa tête, quelque part à Jackson, Mississippi – probablement assassiné par des suprémacistes blancs.
Les crimes racistes persistent, et avec eux les luttes qui les combattent, raison par laquelle Roberto Minervini justifie l’usage du noir et blanc, qui donnerait à la situation politique et sociale des Afro-Américains d’aujourd’hui le même ton que celui des années du civil rights movement. C’est donc sans couleur que Minervini filme le New Black Panther Party for Self-Defense, à Baton Rouge, groupe qui revendique l’héritage du célèbre parti du tournant des années 1960-1970 et qui a accepté de se faire suivre par la petite équipe de tournage, notamment à l’occasion d’une petite manifestation devant le commissariat où le NBPP se voit empêché d’avancer par un cordon de police. Les militant.e.s demandent « justice pour Alston Sterling († 2016) », abattu un an plus tôt à bout portant par deux policiers de la ville alors qu’il vendait des CDs dans la rue. Aussi subitement que brutalement, le face-à-face tourne au pugilat et la caméra enregistre un rude épisode de violence policière : le minuscule rassemblement des panthers se soldera par une ruée de coups, une électrocution au taser et plusieurs arrestations. En larmes et déboussolé.e.s, les militant.e.s dans leurs treillis se somment immédiatement les un.e.s les autres de « rester en rang ». De ce point de vue le NBPP, plus encore qu’à une organisation militaire, ressemble à un ordre spirituel. Le parti exige de ses membres une transformation éthique, la conversion à une rigueur morale détaillée dans une règle qui stipule entre autres l’exemplarité vis-à-vis du monde – et très bizarrement « de l’Afrique » – et surtout la proscription de la peur. Coûteuse apparaît cette discipline de soi qui nourrit l’espoir d’une émancipation par la ressaisie de son corps et de son esprit dans une contrainte choisie. Chaque fil narratif du film manifeste cette nécessité de domestiquer la douleur et la perte pour espérer maintenir l’intégrité de chaque individu et de la communauté tout entière. Un des derniers mots du film ramassera cette pratique de soi dans le proverbe adressé à une petite fille sur qui l’on ajuste le costume de Mardi Gras d’une aiguille qui lui pique les chairs : « no pain, no gain » (« on n’obtient rien sans douleur »).
Cependant, filmer Judy et sa mère dans la cuisine, ou les enfants Ronaldo et Titus dans leurs jeux et leurs promenades est bien différent de filmer le NBPP qui ne se montre que dans son répertoire d’actions militantes : la présentation de soi, individuelle et a fortiori quand on n’est pas une personnalité publique, n’a pas les implications politiques de la présentation d’un groupe tel que le NBPP. Il est troublant de voir les membres de ce parti – dont les précédents chefs ont été mis en cause il y a quelques années pour antisémitisme et appel au meurtre des Blancs – distribuer, toujours en treillis, des casse-croûtes du marché à des sans-abri surpris dans leur sommeil, sans distinction de race, le tout soutenu de déclarations d’intentions intersectionnelles. On verra également les membres du NBPP, toujours en treillis mais avec un fusil d’assaut cette fois-ci, patrouiller le quartier où Jeremy Jackson vient d’être décapité afin de mener leur propre enquête et rappeler leur existence au voisinage. Le cri de ralliement, « Black power », qui ouvre et ferme leurs interactions avec les riverain.e.s trouve dans la bouche de leurs interlocuteurs.trices, un écho tantôt énergique, tantôt flottant, quand il ne reçoit pas un silence empressé – la présence de la petite équipe avec son matériel de tournage ne nourrissant probablement pas le désir de discourir. Plus qu’une communauté, le NBPP appelle de ses vœux une « Black Nation » qui semble totalement hors de saison tant la distinction, vestimentaire et idéologique, ainsi que la gaucherie de la petite troupe, paraît l’isoler des « frères » et des « sœurs » qu’elle interpelle. En invitant l’équipe à filmer ce qu’il faut voir, les stratégies de respectabilité et propagandistes du NBPP apparaissent dans toute leur fragilité.
C’est que la manière dont filme Minervini se prête peu au spectacle. À cet égard, il est frappant que le film s’arrête sans donner aux spectateurs.trices les images d’un carnaval tant attendu. Vendu à l’industrie touristique et à la bourgeoisie encouragée par des politiques d’expropriation virulentes à s’installer à la Nouvelle-Orléans, le carnaval semble effectivement chose délicate ou très indélicate à filmer. On peut voir dans le choix de Roberto Minervini deux choses. D’abord le refus de résorber une distance : la seule image que l’on aura du carnaval sera celle, liminaire, de ce « Mardi Gras Indian » dansant mystérieusement avec son poignard devant les pompes d’une station-service. L’étrangeté ainsi posée au début du film lui conserve toute sa puissance et écarte la fausse connivence de l’exotisme qui, à l’inverse, fausse et force les traits afin de rendre immédiatement digeste la différence. Ensuite, en renonçant à montrer le spectacle, de crainte peut-être d’en altérer les significations, le film choisit plutôt de montrer les craintes et les colères dans lesquelles puise le carnaval aujourd’hui. A Treme en effet, la gentrification n’est pas une vue de l’esprit : la mère de Judy est ainsi sérieusement menacée d’expulsion du quartier où elle a passé toute sa vie. Mais l’identité de la communauté ne tient pas à une tradition figée sur laquelle ses membres s’arc-boutent. Au contraire, le geste d’identification et d’hommage des « Mardi Gras Indians » – perpétuant la mémoire de l’alliance, au XVIIIe siècle, des esclaves marron.ne.s et des tribus autochtones de la région qui leur ont donné asile – est un geste qui semble sans cesse remotivé pour formuler, aujourd’hui, la résistance contre de nouvelles formes de domination économique et raciale. Ainsi le film s’arrête au seuil de ce carnaval dont on ne voit les bribes qu’en noir et blanc. La veille, des enfants arpentaient le quartier sur leurs bicyclettes enguirlandées de lumières, car c’est à lui que s’adressent avant tout les festivités. Ne pas montrer le carnaval semble le meilleur hommage que le film ait pu lui faire.