On s’était arrêté, à propos de The Mule, à la nécessité de construire une typologie des modes d’expression du jeu, dont on avait remarqué qu’il portait figuralement une nouvelle intrigue du sens : l’insoumission générale de la signification à un point de présence idéalement déterminé, le contournement du centre (lui-même inspiré du contournement du pick-up), la progression des bords. Or en partant du principe que les pans (qu’il s’agisse d’éléments de montage, de plans, de détails) ne peuvent acquérir leur valeur que dans la mesure où s’établissent des rapports qui les positionnent par différence ou par relation, on semble empêcher d’établir des types, qui viendraient freiner l’expression ininterrompue d’un jeu où toutes les substitutions et alternatives sont possibles. The Mule, à cet égard, a valeur de rupture vis-à-vis de l’horizon ouvert par Le 15h17 pour Paris, où le montage pouvait être univoquement ramené à un projet défini, i.e. celui de la continuité causale. Au contraire, chaque échelle d’extension du sens par les bords est le lieu d’un conflit figural entre différents mouvements contradictoires, à commencer par des mouvements émanant des figures elles-mêmes, rendues capable d’une mainmise sur l’organisation du visible et la mise en récit des événements. La définition de la valeur des plans par leur positionnement tient en même temps à la polarisation de ces conflits, que le film ne se résout pas à arbitrer par retour au centre. La typologie, au lieu de recenser (forcément sclérosante) des types figés, sera donc celle des différentes manières dont le conflit s’exprime autogénétiquement, à la faveur des rencontres différentielles entre les pans.
§ 1
Le premier geste de montage possible consiste à teinter une scène a priori située dans l’éclat de la présence (lumière, vie) d’une ombre de non-présence, par performativité du raccord. La figure privilégiée, dans un film dicté par la structure du pick-up, en est le coffre. La scène d’ouverture, telle qu’elle avait été continuée dans le contournement, s’achève ainsi sur un employé d’Earl qui y charge des cageots de fleurs. Reste que le geste même d’enfoncement, de relégation des cageots dans l’ombre les assimile à des cercueils couchés dans un corbillard. La scène qui suit (un événement festif, qui consacre Earl en lui décernant un prix d’horticulture) se trouve ainsi teintée de la possibilité qu’il s’agisse en même temps d’un enterrement (de fait, ce qui est célébré est dans les deux cas ce qui a été mis dans le coffre : les fleurs, le mort)[11] [11] Il faudrait ajouter que, d’un point de vue diégétique, c’est la séquence où la fille d’Earl décide de couper les ponts avec son père. Or c’est précisément à la faveur d’un enterrement que les deux reprendront in fine leurs rapports, liant définitivement les deux événements dans la structure générale du film. . L’intériorisation de ce lien par le montage conduit exemplairement à ce qu’une séquence de ré-ouverture d’un club de vétérans soit obscurcie par un raccord net entre la fermeture de la boîte à gants et le tournoiement d’une boule à facettes.
Surtout, dans le dernier mouvement du film, le coffre deviendra le temps d’un plan le lieu de positionnement de la caméra et d’organisation du visible par contre-plongée, avant qu’un violent contrechamp ne révèle que dans ce coffre avait été entreposé un mort : filmer depuis le coffre, c’était déjà filmer depuis le mort[22] [22] Cette dynamique de montage ne se limite pas à la figure du coffre, qui ne fait que la condenser. Il suffit de se référer à la scène où Earl visite le club de vétérans abandonné : le fait de filmer depuis les chaises posées sur les tables, i.e. depuis la perspective de la fermeture, redouble surfaciquement (puisqu’il s’agit d’un travelling latéral à vocation spectrale) l’obscurité de la scène. . La trame perceptive de réception du film est alors encouragée à la ré-évaluation rétrospective de la seule autre scène filmée depuis le coffre, cette fois dans le premier mouvement, immédiatement après la lunette arrière du pick-up et la victoire des deux bords[33] [33] Voir la première partie de ce texte. . Earl, guetté par la menace qui l’avait invité successivement à se retourner et à scruter son rétroviseur, inspecte le contenu de son coffre ; ce faisant, on comprend désormais qu’il se laisse regarder par une promesse négative (la drogue transportée en tant qu’annonce du danger) en même temps que lui-même se fait capturer, à partir de ce point non-présent, comme squelette, figure blanche sur ciel blanc, toujours déjà mort. Une fois ré-intégrée à la scène, l’assimilation mort-coffre poursuit et intensifie la croissance des bords de la lunette arrière.
§ 2
La deuxième modalité de ce conflit pourrait être résumée comme la monstration du refoulé porté par telle ou telle situation. Au moment d’amorcer une ellipse de douze ans, deux glissements latéraux opposés s’intègrent mutuellement dans un fondu enchaîné : l’un, orienté vers la gauche et centré sur l’animation vitale de l’exploitation d’Earl (explosion des jets d’arrosage automatique, plantes en floraison, travailleurs en activité) ; l’autre, dirigé plus directement vers la droite, qui révèle ce qui après douze ans demeure (herbes folles, outils rouillés, serre abîmée). La continuité du fondu enchaîné induit que tout se passe comme si le deuxième mouvement n’était que l’aboutissement d’un aller-retour lancé par le premier, révélant ce que le premier censurait déjà de non-présence et de corruption.
Plus tard dans le film, Earl déclarera que ces douze années, qui correspondent au temps écoulé depuis que sa fille a décidé de ne plus lui parler, lui semblent n’être jamais passées : si tel est bien le cas, c’est parce que, d’un côté du conflit, le montage a maintenu par l’ellipse l’illusion de la continuité non-corrompue par le temps qui ne passe pas. À ce titre, la prise de conscience fonctionne 1) positivement, comme déminage de la stratégie elliptique du montage (à quoi il faudrait ajouter qu’à la toute fin du film, Earl assimilera son échec à l’impossibilité d’« acheter le temps », conduisant performativement à ré-évaluer un certain nombre de stratégies de montage, à commencer par l’ellipse-refoulement, comme tentatives d’acheter le temps) ; 2) négativement, comme mise en réserve du fait que ce refoulement se continue dans la structure du fondu enchaîné jusque dans l’identité à soi du présent lui-même, qui s’avère intégralement nimbé d’éléments irréductibles de non-présence.
L’échec de la résolution du conflit tient non seulement au fait que les figures, puisqu’elles circulent sur les bords sans référence à un point de présence, ne puissent être que partiellement apaisées par une autorité compétente, mais à une incapacité foncière à embrasser l’entièreté des échelles figurales impliquées par ledit conflit (ici, l’alliage du montage et du plan). Chaque modalité du conflit, à tout le moins lorsque ce conflit prend la forme d’une opposition entre la tentation du refoulement et l’exhibition du refoulé, invite corrélativement à l’entremêlement des échelles. Il suffit pour en attester de se référer au début du film, i.e. à la cérémonie de distribution des prix d’horticulture. Dans un montage parallèle (échelle 1), on remarque que la scène dissimule comme son pendant le fait qu’être présent à l’événement induise pour Earl de ne pas se rendre au mariage de sa fille, ce qui autorise à dégager une caractéristique générale de toute situation eastwoodienne : filmer une scène, c’est toujours en même temps n’en pas filmer une autre. Mais, à l’intérieur de ladite scène, alors qu’Earl se met à festoyer avec ses amis, la présence en arrière-plan d’un mariage (échelle 2) fait office de redoublement du retour du refoulé.
§ 3
La troisième conflictualité régionale a pour source le troisième mouvement d’où émanait l’intrigue générale du sens comme substitution de la valeur positionnelle à la signification, soit le corps-Eastwood et sa capacité motrice. Notre hypothèse sera que le film tout entier met en œuvre une double pulsion, correspondant à deux usages possibles du corps-Eastwood en tant que corps sexué : la pulsion de continuité (le rêve d’un tissu charnel commun et d’une acceptation généralisée de ses désirs) et la pulsion de verticalité (érectile).
La pulsion de continuité
Le déroulement typique d’un conflit figural autour de la continuité est l’enchaînement de phases de fluidité et de mouvements scindants agissant par assignation à fixité. La première course d’Earl en fournit l’exemple parfait : alors que, dans l’autosuffisance de son pick-up et sous l’autorité de la route, Earl s’inscrit premièrement dans un flux continu de mouvements non-contradictoires (fondus enchaînés, travellings, primat du glissement), un raccord brise non seulement l’avancée de la séquence mais mine, à l’échelle du film, le mouvement qu’elle avait entrepris de lancer, puisque le plan qui suit est délégué à l’objectif d’un appareil photo de police, dont la seule fonction se rapporte à une fixation de la réalité grouillante par extraction des éléments problématiques. L’efficace de la scission est attesté par le retour à Earl, qui, comme agi par la puissance de l’appareil photo, s’arrête sur le parking d’un motel. Le mode opératoire du raccord discontinu est, autrement dit, l’imposition d’une déperdition d’énergie. D’où un dernier moment, par réaction : la continuité va in fine être retrouvée, non comme acquis (comme si à une situation impliquant Earl correspondait nécessairement la continuité) mais comme reconquête progressive — ainsi de la façon dont un fondu enchaîné, quelques secondes après l’arrivée sur le parking, atténue la force scindante d’un claquement de porte.
Pour saisir la manière dont la question de la continuité suppose un rapport direct à la sexualité, on se réfèrera à une scène a priori anodine. Earl, après avoir passé White Sands, s’arrête à une station-service. Premier plan : il sort du marché couvert de la station, suivant un trajet profondeur → surface qui l’assimile singulièrement aux modalités d’apparition de la revenance. Il n’en demeure pas moins que le trajet s’inscrit dans l’exacte continuité du plan précédent, où le pick-up traversait latéralement une route, si bien que parler de revenance est rendu impossible par l’absence d’événement pur qui vienne briser la trame du visible. Or la continuité route-avancée d’Earl est ultimement compliquée par la présence, en contrechamp, d’un groupe de Dykes on Bikes (« gouines à moto »), en d’autres termes d’un groupe féminin qui soit à la lettre impossible à conquérir. L’asexualisation des DOB aux yeux d’Earl conduit dynamiquement à la brisure de la continuité par l’instauration d’une opposition systématique entre champ et contrechamp, redoublée par des encarts de plans serrés sur des figures isolées.
Le caractère non-approbiable sexuellement d’une situation donnée justifie par conséquent sa discontinuité figurale, à quoi il faudrait ajouter que The Mule érige en facteur de discontinu tout élément qui s’oppose à la trajectoire subjective d’Earl telle qu’elle s’imprime dans les conflits en présence : par exemple, la mention d’Internet (i.e. la possibilité de production de spectres, l’obscurcissement des situations, la garantie de la doublure) vient, au début du film, interrompre la fluidité du cheminement d’Earl auprès des stands de la cérémonie d’horticulture. De manière tout à fait opposée, lorsque par un raccord entre une cigarette jetée par la fenêtre et un coup de fusil s’ouvre la possibilité d’une entente figurale entre Earl et le parrain du cartel local, systématiquement entouré par un arrière-plan de jeunes femmes en bikini, la continuité gagne une énergie sexuelle qui transfère à Earl la capacité imaginaire de s’approprier cet arrière-plan[44] [44] À ce titre, le raccord rejoint celui, pourtant discontinu, entre un homme ne parvenant pas à attacher sa ceinture de sécurité et les mains d’Earl solidement arrimées à son volant, qui accordent par position une prise sur les choses, c’est-à-dire aussi une manière de savoir intuitivement manier les outils à disposition, au personnage. .
À cette pulsion de continuité devra toutefois être adjointe une sous-pulsion locale, que l’on nommera pulsion d’ouverture ou de dilatation. De fait, si donc le trajet général d’Earl consiste à s’étendre sur les bords, à gagner continuellement les périphéries dans le recommencement de ses courses, alors il s’agit déjà d’une dilatation, ou d’une exaltation diastolique. Un raccord explicite permet d’en appuyer la teneur : les stries d’une porte de garage en tôle en train d’être refermée précèdent un travelling sur des rangées d’arbres, a priori donnés dans la pleine présence de la lumière franche et de l’extension indéfinie du vert. Or la bataille surfacique qui prend ici place oppose le simulacre de la présence et la projection performative de la fermeture de la porte sur l’ouverture prétendue de l’espace.
La pulsion de verticalité
À regarder le film de près, il serait possible de décrire son parcours comme l’attestation suivie de preuves de la verticalité des érections du corps-Eastwood. L’engagement d’Earl auprès du cartel commence à l’extérieur du garage où il rencontrera ses employeurs, soit lorsque sa voiture ralentit devant une structure gonflable publicitaire portée par le vent, à l’apparence apparemment dégonflée mais en pleine ascension verticale. Devenir la mule = s’approprier cette verticalité. Il faut voir la manière dont, lorsque le pick-up semble à chaque trajet se confondre dans toutes les formes de l’horizontalité, la caméra se reprend soudainement et, par brusque impulsion énergétique, vient rejoindre l’asphalte pour s’ériger dans toute sa verticalité différentielle. L’intérêt de l’érection s’intègre pleinement dans le jeu acentré puisqu’il ne peut être que structural, à rebours du repos horizontal.
Les deux séquences les plus parlantes pour exposer les réponses conflictuelles apportées à cette pulsion sont logiquement les deux situations de triolisme impliquant Earl. Dans la première, l’expérience n’est pas retransmise en pleine présence mais médiée par un foyer d’observation, soit un membre du cartel rivé à sa fenêtre. Cette délégation de point de vue a pour effet immédiat de barrer le vœu de verticalité formulé, à l’autre rive du plan, par Earl, puisque les barreaux horizontaux du balcon interceptent la visée première et découpent la situation en autant de rectangles, brisant l’auto-formation de l’érection et la désignant comme déjà coupée dans son élan.
La seconde, elle, succède à une scène de fête, où sont conviées des femmes embauchées par le cartel pour divertir les hommes, et repose sur l’enchaînement par va-et-vient de mouvements descendants (généralement vers les fesses) et ascendants (qui prennent acte du caractère fondamentalement érectile de ce qui a été recueilli dans la descente, en même temps qu’ils permettent là encore de mesurer la qualité différentielle de l’érection). Plus précisément, la séquence suit un enchaînement logique obéissant au principe d’une amplification cristalline continuée : Earl demande un « double » au bar où l’attendent deux serveuses en bikini → il croise un pilier (réaction immédiate) → plan de coupe sur une fontaine d’où jaillissent des jets de tous côtés, et dont la transparence est singulièrement blanchie par différence avec l’environnement nocturne → un mouvement ascendant sur une piscine suggère non seulement la reprise immédiate du mouvement érectile, mais la façon dont l’éjaculation se répand figuralement (dans l’intrication fontaine-piscine), transformant l’espace en un recueil de sa semence et ouvrant la suite au va-et-vient permanent. Il n’en demeure pas moins que le déroulement proprement dit de ses rapports le réduira constamment à l’horizontalité — allongé sur le dos lorsque les femmes sont debout, assis lorsqu’elles se tiennent droite face à lui — en même temps que l’obscurité de l’éclairage laissera planer un voile de soupçon sur la présence réelle de l’ensemble.
§ 4
Le dernier type, en cela typiquement eastwoodien, se rapporte encore à la corporéité, au sens même de son épaisseur. Le conflit qui s’y installe sera approché comme opposition du corps en tant que phénomène, i.e. qui suscite activement un espace d’apparition qui soit à la mesure de ses gestes et de son rapport au donné, et de la possibilité maintenue telle de sa doublure. On distribuera ce conflit en deux voies possibles, qu’il conviendra d’articuler a posteriori :
1. D’un côté, l’acteur suppose de ne pas entretenir un rapport à l’espace qui s’y rapporte comme à un donné fixe, rigoureusement préexistant, au flanc duquel trouver des prises. L’espace est essentiellement une action de spatialiser : comme l’écrit Heidegger, « dans la mesure où l’espace espace, il libère le champ-libre et avec celui-ci offre la possibilité des alentours, du proche et du lointain, des directions et des frontières, la possibilité des distances et des grandeurs »[55] [55] HEIDEGGER, Martin, Remarques sur art – sculpture – espace, trad. Didier Franck, Paris, Rivages, 2015, p. 27. . Le corps-phénomène de l’acteur suscite dans son éclaircie la disposition des éléments figuraux en présence : ainsi, comme on l’a vu, d’Earl-Eastwood imposant une appréhension de l’espace à partir ou en rapport à des données verticales.
2. Mais, d’un autre côté, et alors que le corps devrait systématiquement susciter l’avènement d’un espace d’omniprésence, de pur raccord à la présence pleine de l’origine idéale de la spatialisation, les scènes produisent partout des doublures qui infligent à l’originarité du corps une perte ontologique nette. Les manifestations sont innombrables : le remplacement d’une voiture rouillée par une voiture noire qui partout crée du reflet et filtre le spectre lumineux ; le miroir d’une salle d’interrogatoire ou d’une chambre à lit de mort ; dans la voiture des agents de la DEA, le maintien, dans une parcelle du plan, des images, zoomées et dénommées en permanence, d’une caméra ; l’omniprésence des téléphones portables, qui partagent avec ceux du 15h17 pour Paris une qualité d’assombrissement du réel ; la manière (1) dont Eastwood redouble quasi-systématiquement ses phrases, de même (2) qu’il double en fredonnant les chansons de la radio et (3) que l’écho de sa voix est retransmis dans la voiture qui le suit partout ; le rôle décisif des rideaux et des voilures, etc. La mort du parrain du cartel en porte probablement l’exemple privilégié. Alors qu’il s’entraîne au maniement du fusil, la caméra, après être allée valider l’explosion de sa cible, opère un retour par gros plan sur le visage du parrain, tout entier déterminé par ses lunettes aux verres teintés. C’est à ce moment précis qu’un coup de feu se fait entendre, mais sans cette fois que la caméra ne suive le parcours de la balle : tout le mouvement de la scène consiste à déplacer l’attente vers le reflet (les verres teintés, où aurait dû se refléter la cible explosée), si bien que c’est parce que rien n’y advient que l’on déduit logiquement que le coup de feu venait d’ailleurs (i.e. de la profondeur du plan, l’un de ses sbires ayant tiré sur lui).
*
Or on soutiendra que le film présente, une fois n’est pas coutume, une voie de conciliation au moment de se dénouer. Concilier, ici, ne voudra pas dire arbitrer extérieurement, par quelque recours toujours redouté à l’instance centrale, mais bien trouver de manière individualisée, c’est-à-dire pour les camps du conflit figural, des manières (toujours déterminées par position) de tenir ensemble les deux solutions figuratives. La proposition est simple : c’est que le mode d’apparition d’un acteur (proposition 1) implique corrélativement la position d’une doublure (proposition 2), si bien que l’espace de présence qu’il suscite au gré de ses mouvements doit constamment être innervé par des éléments de non-présence. Cette caractérisation doit être comprise comme une conséquence parmi d’autres de l’abandon de la revenance, puisqu’elle substitue à une non-présence (le revenant) qui se présente (fait événement) une présence (un acteur capable d’une action de spatialiser) qui se non-présente. Par exemple, l’acteur-Eastwood, en tant que lui-même innervé par une habitation permanente des seuils (portes, fenêtres, mort) ou par des manifestations scindées, clignotantes, limitées (de dos, plongé dans le noir), impose 1) aux alentours de se tenir sur le seuil de sa présence (ainsi de sa fille qui, alors qu’il déclare son amour à sa femme mourante, l’écoute discrètement) ; 2) de poursuivre activement la dynamique de dé-présentification qu’il met en œuvre dans son surgissement même (ainsi des agents de la DEA qui, alors qu’il se rend de dos, le redoublent et ce faisant le dés-épaississent au filtre d’une infinité d’écrans de retransmission).
D’où une ultime conséquence, qui veut que le jeu même d’Eastwood implique la position d’un héritage, constat qui vaut comme prolongement du rapport à la temporalité tel qu’il se dénoue au moment de clore le film. La dernière scène rejoue presque identiquement la première — Earl y cultive ses hémérocalles, qu’il contourne d’abord pour ensuite se baisser et se tenir auprès d’elles —, à ceci près que le personnage assume cette fois la surfacisation activée par l’ouverture : 1) il n’a jamais été filmé dans une telle proximité avec ses plantes ; 2) plus que dans toute autre séquence, il exhibe le relief de sa peau, la vie de ses surfaces et son tatouage de fleur, i.e. la façon dont les pétales (surfaces) déteignent sur lui. Un mouvement ascendant vertical situe alors l’entièreté de la scène dans les jardins d’une prison. On devine encore sa silhouette légèrement voûtée, son pas ralenti, son chapeau. Le générique commence, et lui part lentement sur le côté, comme s’il avait compris, au gré de tous les conflits figuraux menés en chemin, deux choses : que la verticalité n’était plus à rechercher, mais à nier par des mouvements latéraux continués qui embrassent sa surfacité ; que sa surfacité était la manifestation sensible de sa spectralité, cette participation permanente au visible qui le rassure quant au fait que, même parti sur la gauche, d’autres continueront à se dédoubler ou à se tenir sur le seuil. Il y a trente secondes de délai entre le départ d’Eastwood et le fondu au noir.