Qu’est-ce qu’un événement, si ce n’est ce qui fait éclater la continuité d’une époque, l’évidence d’un univers symbolique aussi bien que la texture sensible des jours ? Une telle cassure ne se manifeste jamais mieux que dans la distinction proverbiale entre un « avant » et un « après ». Il y a là pourtant une facilité – l’évènement comme pur surgissement, pointe aiguisée d’un présent à partir duquel plus rien ne sera jamais pareil. Or, il est probable que, loin de se diviser, l’histoire alors s’enroule, s’emmêle, s’emberlificote entre l’implacable marche de la causalité et l’impossible imagination du réel, comme entre ce qui s’écrit et ce qui se vit. C’est là du moins que Chernobyl noue les fils de son récit : la volonté de reconstitution méthodique de la catastrophe, de ses conséquences à ses causes, charrie tout ce qui en elle résiste et échappe à l’appréhension comme à la compréhension. Il faudrait dès lors le dire autrement : l’évènement est ce qui, produisant des images aberrantes, empêche la narration autant qu’il la disperse, la relance et l’appelle.
Conçue par Craig Mazin et réalisée par Johan Renck, Chernobyl débute dans un appartement moscovite le 26 avril 1988. Dans la lumière blafarde d’une cuisine, un homme achève d’enregistrer son témoignage. Directeur adjoint de l’Institut d’énergie atomique de Kourchatov et membre de la commission ayant eu la charge de circonscrire le désastre, Valeri Legassov pointe les responsabilités, accuse même, tout en sachant que ses mots ne sauraient être entendus immédiatement. Après avoir dissimulé les cassettes aux yeux des agents du K.G.B. qui le surveillent, il se suicide. La séquence suivante débute deux ans et une minute plus tôt. La précision étonne, mais se comprend vite – la minute qui va s’écouler est celle qui mène à l’explosion du réacteur 4 de la centrale que les cadres les plus rigoristes du Parti tiennent à appeler de son nom officiel : « centrale nucléaire Vladimir Ilitch Lénine ». Si la série ne devait alors se résumer qu’à une thèse, celle-ci serait simple : le régime soviétique en tant que tel est responsable de la catastrophe qui l’a, par contre-coup, mené à son effondrement. De mensonge en dénégation, de silence en falsification, l’U.R.S.S. n’a eu de cesse en effet de refouler un réel dont l’explosion aura marqué le sidérant retour.
Cinq épisodes durant, Chernobyl ne manquera pas de pointer l’aveuglement criminel des responsables du Parti comme de la centrale – que celui-ci soit le fruit de l’idéologie ou, plus prosaïquement, de la crainte, de l’ignorance, de l’ambition ou de la mesquinerie. C’est la vanité d’un régime qui apparaît alors dans les immenses mosaïques où de modernes Hercule s’emploient à maîtriser l’atome. Mais le problème échappe à ses strictes déterminations sociales ou historiques – ce qui transparait, c’est bien la catastrophe en tant qu’impossible. Impossible qu’un réacteur RBMK éclate. Impossible que le graphite se soit répandu à l’air libre. Impossible encore qu’un nuage de fumée soit mortel. Le partage du vrai et du faux ne relève pourtant pas simplement des faits – il est également, et peut-être avant tout, affaire d’imaginaire. Impossible qu’une super-puissance mondiale se montre ainsi défaillante. Impossible enfin que le paradis des travailleurs devienne le tombeau de l’Europe. Qu’un employé de la centrale affirme avoir vu de ses propres yeux le noyau du réacteur ne suffit pas à ses responsables – bien que perçu, le désastre est trop grand pour être cru. C’est impossible, radicalement. L’homme se fait renvoyer sans ménagement tandis que de simples pompiers sont appelés pour combattre les flammes.
Et nous, que voyons-nous ? Non l’incommensurable, mais le spectaculaire. D’abord une lueur lointaine, suivie d’une onde de choc faisant trembler les murs d’un appartement. La catastrophe est, pour Lioudmila Ignatenko et son mari pompier, cette flamme perçue presque incidemment à travers l’encadrement d’une fenêtre, pas plus grosse qu’une luciole. Plus tard, elle sera encore pour les habitants de Prypiat réunis sur un pont un phénomène optique dont le chatoiement suscite moins la crainte que l’étonnement et le plaisir. Il faudra peu de temps néanmoins pour que celle-ci attaque les corps, et c’est au couple Ignatenko que reviendra d’incarner jusque dans ses dernières extrémités le martyr d’une population en partie sacrifiée. Sidération alors devant l’organisme en décomposition du mari, face à cette peau devenue plaie suintante, et dont on se demande comment elle peut encore tolérer le simple contact de l’air. L’inimaginable est ainsi le nom d’une rupture dans l’ordre de la causalité, d’un saut ou d’un gouffre. Quel rapport pourrait-il bien y avoir entre ces cendres flottant dans la nuit et les cris qui empliront bientôt les couloirs d’hôpitaux bondés ? En la matière, la raison comme l’imagination se révèlent aussi défaillantes que les premiers dosimètres utilisés après l’explosion – conçus pour un usage ordinaire, ils étaient limités à 3.6 röntgen par heure, chiffre dérisoire compte tenu de la situation mais qui déterminera cependant l’organisation des premiers secours.
C’est le paradoxe de Chernobyl, sa torsion créatrice : il lui faut tout montrer, accueillir toutes les échelles, faire de l’homme tantôt un géant, tantôt une fourmi, se situer au plus près de la peau comme au cœur du réacteur, pour suggérer que rien n’est vu – ou, plutôt, que rien ne peut être vu qui ne se trame à un appareil social de perception. Aussi l’explosion ne constitue-t-elle ni l’origine, ni l’horizon du récit ; c’est bel et bien la parole empêchée, interdite, de Valeri Legassov, mais aussi son inévitable retour, qui en est la puissance souterraine. Celle-ci doit se confronter aux protocoles, à la distribution hiérarchisée de la parole dans ce régime sclérosé, mais également aux limites de l’abstraction scientifique. Si Legassov est capable de déduire de la présence d’une « simple pierre » une chaîne probable de réactions, ainsi que s’en étonne Mikhaïl Gorbatchev, c’est aux vertus de la métaphore qu’il devra s’en remettre pour faire comprendre la force d’impact des millions de particules d’uranium 235 disséminées dans l’atmosphère. Et son discours final, tenu lors du procès des responsables de la centrale, ne pourra être entendu qu’à la condition de se couler à la fois dans les formes du théâtre juridique soviétique et de la démonstration scientifique, schémas à l’appui. C’est à la position institutionnelle de Boris Chtcherbina, vice-président du Conseil des ministres, chef du Bureau des combustibles et de l’énergie et responsable de la commission gouvernementale sur Tchernobyl, qu’il devra de pouvoir achever sa démonstration, tandis que sa collègue Ulana Khomyuk, consciente qu’elle n’a pas son prestige auprès de la communauté scientifique, lui passe la main afin qu’il expose le défaut de conception des réacteurs RBMK jusqu’ici tenu secret par le pouvoir. En ce sens, Chernobyl est une série sur la parole comme puissance de figuration, ou comme ce qui, allié aux images, peut faire entrer le réel dans l’ordre du visible. La pédagogie en est autant le problème que le principe. Cette parole n’a donc jamais l’allure d’une révélation – lieu d’une recherche autant que d’une lutte, elle est, par définition, tâtonnante, oblique, imagée et intégralement socialisée.
Loin d’abolir les différences de classes, de guérir les blessures historiques, de produire un discours unanime ou de susciter l’adhésion des masses à une stratégie et un objectif communs, la catastrophe relance en fait les conflits de valeurs – ce en quoi elle est toujours aussi un ébranlement symbolique. Une vieille femme ukrainienne refuse de quitter sa ferme contaminée car sa famille a subi tout au long du siècle menaces et torts de la part des envahisseurs soviétiques et nazis ; des soldats revenus de la guerre d’Afghanistan éprouvent le plus profond dégoût à devoir abattre les chiens errants ; des ouvriers rechignent à accomplir une tâche potentiellement dangereuse pour une simple prime. Si certains se portent finalement volontaires, ce sera en mémoire des souffrances passées – pour l’honneur plutôt que pour l’argent. Le désastre brise les cadres de pensée en même temps qu’il construit les conditions de sa propre mythologie. Celle-ci ne tient pas tant aux médailles que le régime distribue généreusement à des hommes qu’il sait condamnés, qu’à l’acceptation du sacrifice comme forme suprême de solidarité. Figures du peuple soustraites à l’imagerie soviétique, les mineurs recrutés pour creuser sous le réacteur offrent à travers leurs corps dénudés l’image la plus émouvante de cet héroïsme sans gloire. L’impossible n’est plus le nom d’une incapacité à voir, mais d’une capacité à agir.
Voir, agir. Pas d’éthique sans esthétique. Par trois fois, une affirmation aussi élémentaire que décisive se fera d’ailleurs entendre : « C’est beau ». Rassemblés sur un pont, les habitants impressionnés par l’ampleur de l’incendie et la couleur des flammes font l’expérience du sublime industriel ; au tribunal, Legassov explique quant à lui le fonctionnement de la fission atomique : « Voici la danse invisible qui nourrit en électricité des villes entières sans flamme ni fumée. » Ce n’est plus la distance mais la maitrise qui est la condition du ravissement. Et puis Boris Chtcherbina découvre sur son pantalon une chenille verte. Il la fait glisser sur son doigt et, ému, en exprime la beauté. Lui et Legassov ont abandonné leur quartier général. Il ne reste plus du champ de bataille qu’aura été Tchernobyl et sa région que des véhicules à l’abandon, et cette ouverture tardive à la reconnaissance de la valeur du vivant. Cette attention soudain portée à l’être en apparence le plus dérisoire, la façon même dont sa présence nous affecte, ne sauraient se résoudre dans une ode naïve à la résilience de la nature. Les chenilles sont entrées dans l’histoire comme survivantes. Que nos œuvres et nos mythes futurs ne les oublient pas.