Plus on arpente les chemins de la comédie populaire et plus on est frappé par la cohérence absolue de ses préoccupations : au premier rang de celles-ci se trouve la question de la communauté, qu’elle soit définie par une appartenance à un territoire (voir l’épisode 1 de ce cycle), une position sociale (épisode 2) ou, pour les deux films dont il est ici question, par le fait d’être gay ou asiatique. Sorties entre le milieu du printemps et le début de l’été, Les Crevettes pailletées et Made in China sont des comédies que l’on peut qualifier de « communautaires » : dans la première, un champion de natation sanctionné pour avoir tenu à l’encontre des gays des « propos outrageants et discriminants » doit purger sa peine en entraînant une équipe de water-polo homosexuelle[11] [11] Il faut souligner la récurrence de cette logique moralisatrice dans la comédie populaire contemporaine : dans Le Brio (Yvan Attal, 2017), il s’agissait déjà de « corriger » un prof de droit au discours réactionnaire (incarné par Daniel Auteuil) en le désignant comme « coach » personnel d’une étudiante issue de la « diversité », qu’il devait préparer à un concours d’éloquence. Camélia Jordana y incarnait le nouveau stéréotype de la Maghrébine à fort caractère. Plus subtil que Les Crevettes pailletées, le film faisait du concours d’éloquence un moment d’initiation au langage et aux codes des dominants et finissait par faire de la banlieusarde une avocate, totalement façonnée par le discours des dominants : on la voyait ainsi, dans la séquence finale, reproduire les leçons de son maître (se tenir correctement, soigner sa posture) devant un de ses clients arabes. ; dans la seconde, un Français d’origine chinoise décide de se réconcilier avec sa famille et de retourner dans son quartier – le XIIIe arrondissement de Paris – au moment où il apprend sa future paternité. Ce type de récit n’est pas nouveau dans la comédie populaire, qui a toujours aimé dresser des portraits de communautés de façon plus ou moins folklorique. Sans remonter forcément jusqu’à Rabbi Jacob (Gérard Oury, 1973), on peut remarquer qu’un nombre important de grands succès populaires de ces vingt-cinq dernières années reposent sur l’inclusion progressive d’un élément « étranger » dans une culture communautaire : un patron bien sous tous rapports (Richard Berry) est introduit dans un club gay dans Pédale douce (Gabriel Aghion, 1996), un faux Juif (Richard Anconina) fait des affaires dans le quartier du Sentier dans La Vérité si je mens ! (Thomas Gillou, 1997), ou, dans une optique plus régionaliste et pittoresque, un habitant du Sud de la France (Kad Merad) découvre les beffrois et « baraques à frites » du Nord, ainsi que la légendaire « chaleur » de ses habitants, dans Bienvenue chez les Ch’tis (Danny Boon, 2008).
Les comédies de 2019 redéploient ce comique du dépaysement lié à la découverte des mœurs d’une communauté, non sans susciter cependant un certain embarras. Dans Les Crevettes pailletées, le groupe que Mathias doit coacher relève tellement de la caricature camp et conforte tellement certains de ses préjugés qu’il a besoin, en tant qu’hétérosexuel borné (le film le dépeint comme tel), d’être rassuré par sa femme sur les qualités de « raffinement » et « l’intelligence » des gays. Qualités en effet non démontrées par l’équipe elle-même, dont l’humour se situe plutôt dans le registre de la grivoiserie : une réplique comme « Vise les buts et pas mon cul » donne une idée assez juste des brèves séances d’entraînement montrées dans le film, qui décrit moins des sportifs se préparant à une compétition qu’un groupe d’hommes principalement obsédé par la fête et la jouissance : à propos des gay games de Berlin, un des membres de l’équipe lâche avec joie : « On a fini derniers, mais qu’est ce qu’on a baisé ! ».
Comme souvent dans la comédie populaire, on observe une contradiction entre les intentions du scénario et son exécution à l’écran. Sur le papier, le film croit atteindre un objectif moralisateur en racontant l’inclusion progressive de Mathias dans l’équipe gay, mais ce qu’il voit de son équipe ne déconstruit aucun stéréotype, pire : ne fait au contraire que conforter certains lieux communs, notamment dans une scène de quasi cruising en marge des gay games, scène étrange, qui détonne un peu dans une comédie mainstream mais ne fait pas l’objet d’un véritable traitement comique – car Mathias en est évidemment exclu. Son point de vue n’est que sportif : il s’acquitte de sa tâche en conduisant son équipe jusqu’à la compétition, où il remplace un joueur défaillant atteint d’un cancer, mais n’a pas d’existence (même purement physique) hors de sa mission, sa nudité dans les vestiaires ne soulevant d’ailleurs aucun commentaire : qu’il puisse devenir potentiellement un fantasme pour l’un des membres de l’équipe est une hypothèse que le film exclut catégoriquement. Son relatif échec commercial (« seulement » 570 000 entrées après un démarrage tonitruant) tient au fait que le spectateur ne peut ni s’identifier à un personnage aussi schématique que Mathias, ni éprouver la moindre empathie pour un quelconque « esprit d’équipe », qui reste fantomatique. Le crossover annoncé entre Priscilla, folle du désert (Stephen Elliott, 1995) et Le Grand bain (Gilles Lellouche, 2018) a fait un grand plouf : côté folklore, il n’est pas certain que l’esthétique camp soit une manière très intelligente ou novatrice de représenter aujourd’hui la communauté LGBT ; côté piscine, la pauvreté des séances d’entraînement et l’occultation de la compétition en elle-même ne donnent pas à voir le sens de l’effort et la solidarité sportive de l’équipe du Grand Bain. La comparaison avec le film de Gilles Lellouche, qui a beaucoup servi la promotion des Crevettes depuis sa présentation au festival de l’Alpe d’Huez, est d’ailleurs abusive car Le Grand bain n’est pas une comédie communautaire. Son succès colossal tient plutôt au fait qu’il décrit la formation progressive d’un groupe à partir de la singularité d’un casting mêlant cinéma d’auteur (Mathieu Amalric), pointures du cinéma populaire (Benoît Poelvoorde, Guillaume Canet), bouffon de service (Philippe Katherine) et nouveaux venus (Leïla Bekhti, Félix Moati). Sans nier la singularité de chacun, le film cultive un sens du mélange (des styles de jeu, des physionomies, des générations) que l’on trouve dans toutes les comédies à succès (de Camping à Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu?), sa principale qualité étant d’être non-clivant tout en étant légèrement opportuniste (dans une perspective post #Metoo, les hommes se soumettent de bonne grâce à l’autorité d’une femme)
Dans Les Crevettes pailletées, Mathias ne s’autorise jamais à employer, même au second degré, une expression comme « bande de pédés » pour désigner son équipe. Seules les « crevettes » ont le droit de persifler à propos des membres de la communauté LGBT, d’un rire plat et morne, illustré par de mauvaises punchlines comme : « lesbiennes, ça rime avec hyènes ». Réplique sur laquelle Mathias s’interroge : « On a encore la droit de dire des trucs comme ça ? ». Réponse de l’équipe: « toi non, nous oui ». Autrement dit, le rire ne se partage pas, il est un droit, une prérogative, le privilège absolu d’un club fermé, composé de gens qui partagent, dans le cas des « crevettes », la même orientation sexuelle et – c’est là où le bât blesse – le même sens de l’humour. L’ouverture d’esprit, sans laquelle la possibilité même de l’humour ne peut exister, est une notion qui semble avoir disparu dans l’esprit de cette équipe de water-polo, on a même rarement vu en France une comédie communautaire aussi sectaire et « exclusive ». Il faut y voir sans aucun doute un prototype représentatif du comique contemporain et de la conception étroite que l’on se fait aujourd’hui du rire ; on en trouve des exemples sur la scène stand-up actuel et dans le Jamel Comedy Club, où seuls les Arabes sont autorisés aujourd’hui à rire des musulmans, seuls les Juifs peuvent plaisanter des rabbins, seuls les Noirs ont le droit de faire des vannes sur l’esclavage et le colonialisme, seules les femmes peuvent se permettre d’être misogynes et de se détester entre elles…Le droit de rire et de faire rire doit se négocier aujourd’hui selon des critères relevant de l’ethnicité, de l’orientation sexuelle, du genre, parfois des trois en même temps.
Ce droit n’est jamais accordé à Mathias : même quand il a dépassé sa phobie, il peut, au mieux, participer à l’enterrement d’un des membres du groupe et communier avec les « crevettes » dans l’idée que le spectacle doit continuer. Triste spectacle cependant : l’homophobe découvre que les gays sont sympas de drôles, mais pas une seule fois on ne l’a vu rire avec eux. On le comprend : ils n’ont fait que des private jokes. Dès lors, la seule solution narrative que le film trouve pour souder Mathias à l’équipe est le drame : un cancer va emporter l’une des « crevettes ». Ce cancer qui fonctionne comme un substitut métaphorique du sida est la trace d’un récit collectif remontant à l’émergence du l’épidémie et largement rebattu depuis dans le cinéma LGBT : le mythe de la fête conjurant le drame de la maladie. Ce mythe alimentait les scènes de danse de 120 battements par minute (Campillo, 2017), mais le film se situait dans les années 1990 et la fête, loin d’être couverte de paillettes, faisait l’objet d’un traitement froid, spectral, quasi funèbre. Dans Les Crevettes, la fête ne symbolise rien, elle n’est qu’une image de l’éternelle jovialité que l’on prête à la communauté gay – un cliché bien commode, qui permet d’orchestrer un finale consensuel : voici l’homophobe transfiguré par la magie de la fête.
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Made in China n’obéit pas exactement au même schéma narratif et semble porté, au contraire, par un idéal d’assimilation. « L’étranger » du film est un Chinois « intégré », incarné par Frédéric Chau, abonné, depuis Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu, au rôle du Chinois « intégré », « francisé ». Insistons sur cette « francisation » car le personnage porte dans le film le prénom générique de « François » et ne cesse de revendiquer sa francité auprès de son ami Bruno (incarné par Medi Sadoun, autre transfuge du Bon Dieu). Toute l’écriture du film travaille ainsi à le « normaliser », marquant son intégration dans la société française (le scénario lui attribue un métier artistique typique des comédies bourgeoises : il est photographe) et sa conformité au stéréotype du « couple mixte », aujourd’hui récurrent dans la comédie française (on le trouve aussi dans La Lutte des classes, voir épisode 4). Ce personnage fier de sa « francité » aurait pu à lui seul être l’objet d’une comédie de mœurs sur le thème de l’identité, mais il n’est jamais vraiment renvoyé à ses racines ou à sa culture. Lorsqu’il revient dans le XIIIe arrondissement de son enfance, le film se contente de déplier le folklore attendu (restaurants-karaoké, carnaval et Nouvel An chinois), comme si François ne pouvait retrouver sa communauté d’origine qu’en adoptant désormais le point de vue du Français moyen et en se conformant aux représentations « exotiques » que celui-ci peut se faire du « Chinatown parisien », territoire qui n’est d’ailleurs jamais filmé en tant que tel, mais réduit à quelques devantures de restaurants et au portrait sommaire d’un cousin chinois que Bruno, l’ami de François, compare au « mec qui a fait Gangnam Style ».
Pour justifier cet exotisme, pure surface d’altérité, le film a besoin du point de vue de Bruno, cet acolyte naïf et un peu pathétique à qui la famille de François fait croire, lors d’un repas, qu’il « mange du chien ». Dans sa façon de prendre en charge la raillerie et les préjugés depuis l’intérieur de la communauté, cette scène rejoint l’esprit des Crevettes pailletées : seuls les Chinois sont autorisés à rire d’eux-mêmes, retournant ici contre « l’Autre » (Bruno) les préjugés sur la nourriture. La plaisanterie aurait eu une tout autre saveur si François en avait fait les frais et si lui-même avait douté de ce qu’il mange, mais dans la configuration proposée par le scénario, elle reste sans enjeu, Bruno étant toujours désigné plus ou moins comme un « touriste » jeté dans le XIIIe arrondissement. Le scénario a prévu qu’il s’entiche d’une cousine asiatique de François, très francisée elle aussi (elle n’a pas d’accent), orchestrant artificiellement son glissement vers un idéal d’assimilation énoncé par le film depuis son prologue, où François envisage de donner à son futur fils un prénom bien français.
Co-auteur du film, Frédéric Chau déclarait il y a quelques mois dans Le Figaro (le 6/01/2019) ne plus vouloir être « l’Asiatique de service » du cinéma français. Pour ceux qui l’auraient vu dans l’hilarant Halal police d’Etat (Rachid Dhibou, 2011), où il joue le rôle secondaire d’un flic faisant les frais d’une remarque d’Eric Judor, qui souligne comiquement son altérité (il compare sa main à une mygale), l’entreprise de normalisation est spectaculaire. Elle passe évidemment par le chant de La Marseillaise dans Le Bon Dieu (Philippe de Chauveron, 2014) et elle se précise avec ce film que l’on doit voir surtout comme une opération de communication. En cela, c’est moins une comédie qui est préoccupée par la question de la communauté que par l’assimilation du seul acteur « chinois » du cinéma français dans le paysage comique hexagonal. A la fin, François s’est réconcilié avec son père mais ce n’est pas cette réconciliation, cousue de fil blanc, qui intéresse Chau, l’opération effectuée par le film ayant surtout servi à acter son statut de first character dé-communautarisé et « dés-ethnicisé ».
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Repliée sur elle-même (Les Crevettes pailletées) ou reflet d’une vague utopie républicaine de mixité et d’assimilation (Made in China), la communauté n’admet dans aucun cas le rire exogène. L’échec comique des deux films tient moins aux folklores qu’ils déploient (c’est l’un des principes de la comédie communautaire) qu’au fait que l’altérité n’est plus envisagée comme objet de comédie. Une réplique fameuse que Victor Pivert (Louis de Funès) adressait à son chauffeur Salomon dans Rabbi Jacob – « Vous êtes Juif ? Comment, Salomon, vous êtes Juif ? » – n’est plus audible dans le contexte de la comédie contemporaine. On se demande même quel personnage comique oserait énoncer aujourd’hui la surprise et l’embarras de Pivert à l’endroit d’une altérité quelle qu’elle soit : Salomon n’a plus intérêt à être Juif, ni Noir, ni Arabe, ni Chinois, ni gay, ni femme, ni transgenre. Le comique n’a plus dès lors qu’à suivre la voie de l’autodérision et du pathétique individuel, comme ce fut le cas dans Rock’n roll (Guillaume Canet, 2017), ou plus récemment dans la série Huge in France (Netflix, 2019) où Gad Elmaleh, exilé aux Etats-Unis, semble découvrir l’existence prosaïque d’un individu qui n’est ni célèbre, ni drôle : lui-même. La diffusion récente sur TMC d’un spectacle de Norah Hamzawi, nouvelle coqueluche de la scène comique actuelle, confirme cette restriction du champ du rire aux limites de la vie individuelle : les « sujets » de ses sketchs (la sodomie, les ongles de pied, les mauvais souvenirs des cours d’EPS, entre autres) n’envisagent plus l’individu dans son rapport à la société mais, au mieux, dans sa relation de couple ou dans son réseau d’amitiés. L’étrangeté comique d’un hypothétique Salomon semble définitivement enterrée.
Que le rire ait des limites n’est pas un phénomène nouveau et surprenant : du scandale des comédies de Molière à la sinistre affaire Dieudonné, la société n’a cessé d’imposer sa morale et sa bienséance aux auteurs comiques. Ce qui inquiète dans Les Crevettes pailletées et Made in China, c’est, bien au-delà de la profonde médiocrité de ces films, l’absence de toute espèce de conflit avec les convenances sociales, l’extinction de toute forme de subversion (même à l’état embryonnaire), comme si ces deux comédies avaient, depuis le stade de l’écriture, anticipé la critique et les jugements potentiels, comme si elles avaient préalablement ménagé la susceptibilité des « communautés » représentées à l’écran, polissant personnages et situations afin d’éviter toute crispation. Il ne s’agit pas de regretter l’époque des bonnes vieilles blagues homophobes, encore moins d’exprimer la nostalgie d’un temps où Michel Leeb faisait des sketchs sur les Chinois en se pinçant exagérément les paupières et les lèvres, constatons simplement que le besoin de rire n’a jamais été aussi partagé, que la comédie, sous toutes ses formes (film ou spectacle de stand up) n’a jamais été, en France, aussi hégémonique et dans le même temps aussi peu inspirée, aussi prudente et précautionneuse, aussi allergique, en somme, à l’humour.
A suivre.