J’ai rencontré le musicien japonais Yohei Yamakado il y a trois ans, au Fresnoy, où nous étions tous deux élèves-résidents. Nous sommes devenus amis autour de notre amour pour un certain cinéma de mise en scène, qu’il nomme le cinématographe, et de nos échanges sur la réalisation de nos deux premiers films. Là-bas, il a réalisé un court-métrage en 16 mm noir et blanc, publié par Dérives.tv, et un long-métrage en 35 mm couleur, Amor Omnia, présenté en première mondiale au FID Marseille. Seul un festival aussi aventureux pouvait projeter en compétition un film aussi radical par sa forme et sa durée, d’un jeune cinéaste encore inconnu. Et pourtant, lors de la projection, l’évidence était là que le film poursuivait une exigence d’un cinéma de la parole qu’ont emblématisé les noms de Bresson, de Duras, de Straub ou d’Oliveira, et qui ne court plus les salles de cinéma aujourd’hui.
D’abord, il y a la ville d’aujourd’hui, une ville du Nord de la France, celle où le film a été fait, avec ses façades de pierre, de verre et de métal, avec ses fenêtres et ses portes closes. Il faut entrer quand même. À l’intérieur il y a le noir, et à l’intérieur de ce noir il y a des voix qui parlent une langue très ancienne, une langue oubliée, des voix qui récitent en rythme inaltérable. Ce sont les Bucoliques de Virgile, que le film donne à lire dans la traduction de Paul Valéry, pendant que les hexamètres dactyliques sont scandés en latin. On y chante la vie de quelques bergers, l’amitié, l’amour, la beauté du monde, la joie d’en faire partie, on y chante les arbres, les ruisseaux, les pierres, les oiseaux, la forme et le chant des oiseaux, les bœufs, les chèvres, mais on y pleure déjà la difficulté d’aimer, et la perte du pays natal.
Une première lecture s’interrompt, le noir dans lequel on était plongés et auquel nos yeux s’étaient habitués cesse, et dans une fulguration de lumière, apparaît une femme qui lit silencieusement devant un mur gris et blanc, devant une petite illustration encadrée qui semble à l’envers, le ciel en bas et la terre en haut. Le cadre est fixe, le corps est immobile, le plan est long, doux et sévère à la fois. Pendant des milliers d’année, la littérature n’existait pas : il n’existait que des textes, des tragédies, des chroniques, des traités, des poèmes, des épopées, qui n’avaient été notés que pour qu’un orateur ou un acteur puisse se les remémorer afin de les dire à haute voix. Puis il y eut l’imprimerie, l’essor du commerce, l’austérité protestante, la solitude dans les grandes villes, et l’on se mit à lire seul, dans sa tête, et l’on inventa la littérature pour ces lecteurs solitaires, silencieux et mélancoliques.
Le film replonge dans le noir, d’autres voix continuent la lecture du poème, puis le film quitte le noir à nouveau. Ces va-et-vient continuent, une petite communauté de lecteurs élégants et érudits de la pastorale latine se forme dans les images non noires. La fraîcheur du poème virgilien et l’austère solennité de sa lecture avaient fait oublier un temps le cinéma : le noir n’apparaissait pas comme un dispositif, celui qu’avaient tour à tour adopté Debord, Monteiro ou Duras, mais comme un commencement, un repos. Il y avait l’étrange sentiment de quelque chose du premier film du monde, un film d’avant le cinéma. Les scènes jouées évoquent peu à peu une famille de cinéma. Les noms de Manoel de Oliveira, de Robert Bresson, de Carl Theodor Dreyer, de Yazujirō Ozu percent depuis l’oubli où nous les avions laissés, dans le rapport de ces plans à la parole, au lieu, au temps.
« La beauté est grecque, mais l’idée que la beauté est grecque est moderne » dit un garçon dans la cour de l’immeuble. C’est là le paradoxe du film, sa tragédie sourde sous son apparente légèreté, sa forme sophistiquée de comédie latiniste. La beauté est lointaine désormais, seule l’idée de la beauté nous est encore présente. Comment se débarrasser de l’idée de la beauté pour ne rejoindre que son fait, sa présence pleine, sa gloire ? La composition systématique et sérielle du film n’interdit pas une réponse nuancée et plurielle à cette difficulté.
La première réponse, puriste, esthète, est que la beauté reviendra d’une concentration attentive et amoureuse autour de l’idée de la beauté : en étudiant le texte, en apprenant à le lire dans la forme orale de sa naissance, le petit groupe d’amis la convoque, l’enserre de près, la presse de revenir. La deuxième réponse, janséniste, ascétique, est que la beauté naîtra de l’épure maximale, d’un retour aux choses mêmes, dans la recherche de la simplicité, de l’oubli : c’est la voie que prend le film lorsqu’en son cœur, il filme un ciel bleu sans nuage, luxueuse empreinte de l’éther en 35 mm, que viennent saluer quelques notes d’une flûte de pan reconstituée numériquement. Le bleu, le ciel, la surface pure, l’empreinte colorée, le dépouillement définitif, mais dans la présence même du monde : le contraire du noir numérique, de son modernisme. La troisième réponse, mélancolique, romantique, repose sur la nostalgie de ces temps anciens où la beauté du monde et son chant n’étaient pas encore séparés. L’Arcadie n’était rien d’autre que le nom de ce monde. À la toute fin du film, le plan sur la lectrice silencieuse devant l’illustration renversée revient. Mais désormais elle ne lit plus. Elle nous fixe, baisse tristement les yeux, regarde dans le vague, longtemps, longtemps. « Mana pense à son pays natal » était-il écrit dans le scénario d’Amor Omnia. Sa nostalgie est aussi celle du film, qui regrette le temps de la non séparation de l’art et de la vie. De l’intensité de ce regret, peut-être, naîtra-t-il une autre forme de beauté, moins pleine et moins joyeuse. Dans le croisement entre ces trois réponses, l’esthète, l’ascétique et la mélancolique, doit se trouver la vérité du film. Je ne sais pas encore la formuler. Je crois qu’elle se laisse deviner par l’étrange succession que forment les trois dernières images non noires du film. Les plans d’un champ, d’un petit bois et d’une petite ville lointaine, trois plans d’une souveraine simplicité. Le plan de la ville est moins beau que le deux autres, j’ai douté un moment de la raison de sa présence, mais je sais désormais qu’il est nécessaire. Il nous met sur la voie de la réconciliation.