NB : Le second numéro papier de Débordements vient de paraître. Consacré aux relations entre le cinéma et l’écologie, il s’intitule “Terrestres, après tout”. On peut en consulter le sommaire et le commander en cliquant ici.
Le jeu vidéo a depuis un certain temps un rapport compliqué à ses questions d’auctorialité. Beaucoup d’observateurs et d’observatrices se demandent légitimement s’il serait possible d’identifier un individu qui serait dépositaire et partant responsable du sens de l’œuvre vidéoludique, de l’éventuel message qu’elle transmet, à tout le moins de la configuration formelle particulière qu’elle adopte – trace identifiable et repérable d’une œuvre à l’autre, transcendant en une vision singulière les aléas de la (re)production médiatique. La question pourrait sembler peu passionnante si elle n’engageait pas généralement aussi, dans nos représentations actuelles, la différence entre ce que nous percevons comme une œuvre d’Art et un « simple » objet de divertissement.
Certains développeurs l’ont bien compris, et dans leur croisade pour faire reconnaître la valeur de leurs jeux, n’ont pas hésité à mettre en avant leur personnalité singulière et leur poids dans le processus de production. Les amateurs ou amatrices de jeux vidéo penseront à Hideo Kojima, réalisateur entre autres de la série de jeux d’infiltration Metal Gear (Konami, 1987-2015) qui, dans un effort concerté de sa part et de celle des éditeurs, se présente comme un auteur promenant sa vision d’une œuvre à l’autre, selon la conception romantique bien connue. Le mouvement sert de validation axiologique auprès des joueurs et des joueuses toujours inquiet.e.s de ne s’adonner qu’à un passe-temps sans envergure, tout autant que d’argument commercial pour les grands éditeurs toujours suspects de produire du divertissement ready-made. La légende raconte que Kojima passerait de bureau en bureau pour arracher des carnets créatifs de ses collaborateurs les pages qu’il juge inutiles. Dans un même ordre d’idées, Shigeru Miyamoto, directeur notamment des premiers Super Mario Bros. (1985) et The Legend of Zelda (1986), est complaisamment mis en avant dans les interviews commerciales de Nintendo depuis bientôt vingt ans pour sa tendance, et partant sa capacité à « renverser la table à thé » (selon l’expression japonaise) : c’est-à-dire à renvoyer impérieusement sur la lime les prototypes qui lui sont soumis quel que soit leur degré d’avancement ; manie que l’on retrouve chez le directeur créatif franco-monégasque Michel Ancel, à l’origine des séries Rayman (1995-2019) et Beyond Good & Evil (2003- ?), qui, avant sa retraite récente, était surnommé en interne et avec un soupçon de ressentiment aisément détectable, « Michel Cancel », pour des raisons relativement similaires. Le procédé a bien été décrit par William Audureau dans ses investigations journalistiques consacrées au développeur kyotoïte[11] [11] Sur les traces de Miyamoto, collection « Les grands noms du jeu vidéo », Pix’n Love Editions, 2014. , ou par la chercheuse Marion Coville dans son déboulonnage des récits hagiographiques d’une partie de la presse française au sujet de ses développeurs-stars[22] [22] « Créateurs de jeux vidéo et récits de vie : la formation d’une figure hégémonique », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 4 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 04 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/763. . Ce qui est important dans l’érection de cette figure auctoriale, c’est l’insistance sur le pouvoir d’un seul, en rupture avec la collectivité du studio : d’où le miracle des saints, pages de carnets ou table à thé.
Sur ce terrain, les grands studios se sont néanmoins faits griller la politesse par tout un pan de la production vidéoludique depuis le milieu des années 2000, avec l’émergence de ce qu’on continue d’appeler aujourd’hui le « jeu indépendant ». Avec ses équipes plus réduites, son autonomie commerciale supposée par rapport aux grands éditeurs, ses ambitions volontiers plus « sérieuses » ou « engagées », le jeu indépendant était l’écosystème idéal pour la culture et la récolte de ces nouvelles figures auctoriales. Parfois le fruit d’un seul, ou d’une toute petite équipe de concepteurs et de conceptrices, le jeu indépendant s’est ingénié à faire oublier le caractère collectif du processus de production vidéoludique. Lorsqu’un jeu est produit, bon an mal an, par une seule personne, la comparaison avec l’œuvre littéraire (par exemple) s’impose plus aisément, et le développeur se retrouve, parfois malgré lui, parfois avec son concours actif, catapulté au statut vendeur d’auteur de son jeu. Parallèlement, le joueur ou la joueuse renseigné·e se reconnaît dans la sphère indépendante par sa connaissance du nom de ses développeurs-vedettes, qu’ils s’appellent Jonathan Blow[33] [33] Concepteur de Braid et de The Witness, jeu de plate-forme / puzzle pour le premier, jeu de pure réflexion pour le second. , Edmund McMillen[44] [44] Co-créateur notamment de Super Meat Boy et de The Binding of Isaac, réécritures ironiques et glauques des succès enfantins de Nintendo. ou Lucas Pope[55] [55] À l’origine de Papers, Please, simulation dystopique de garde-frontière, et de Return of the Obra Dinn, jeu d’enquête inspiré visuellement des standards one-bit des tout premiers Macintosh. ; tandis que le joueur ou la joueuse « lambda », en revanche, n’a généralement aucune idée de qui se cache derrière sa simulation footballistique ou son jeu de tir compétitif préféré. De là, deux publics, deux types d’œuvres, et le jeu vidéo, qui n’y était pourtant pas totalement prédestiné, a retrouvé dans le courant des années 2000 les fameuses hiérarchies de goût qui avaient fait le succès des arts traditionnels. Alexis Blanchet et Guillaume Montagnon ont publié tout récemment une histoire du jeu vidéo français des années 1960 au début des années 1990, sous-titrée Des labos aux chambres d’ados[66] [66] Une histoire du jeu vidéo en France – 1960-1991 : des labos aux chambres d’ados, Pix’n Love Éditions, 2020. : il est évident que le tome suivant pourrait s’intituler Des chambres d’ados aux salles d’expo, s’il voulait rendre compte de ce progressif gain de légitimité par lequel le cinéma, ou même le roman, sont tous deux passés en leur temps, et dont la figure d’auteur incarne un marchepied nécessaire.
Mais la question de la valeur artistique du jeu vidéo n’est pas la seule engagée par la mise en avant de ses figures auctoriales. Une autre question, moins axiologique et plus ontologique, surgit dès lors qu’on s’intéresse à la manière dont les œuvres communiquent les unes avec les autres. Si l’on admet parfois, en littérature ou au cinéma, que c’est ce même auteur (ou réalisateur) qui assure, par sa manière de faire ou de voir les choses, la cohérence de son œuvre, les choses sont moins claires en ce qui concerne le jeu vidéo. Car si chercher des traces de cette conception dans le jeu indépendant peut paraître relativement simple, du fait de l’individualisation de ses figures créatrices, pour ce qui est du jeu à gros budget, où les équipes excèdent parfois plusieurs centaines de personnes, l’entreprise s’avère plus complexe. Pourtant, il semble bien que le jeu vidéo grand public manifeste parfois des phénomènes clairs d’auctorialité sans auteur, relevant davantage d’une forme de continuité de design qui échappe à l’individualisation romantique du processus créatif, mais préserve la possibilité d’une histoire interne à la matière vidéoludique. Certes, ce sur quoi le discours promotionnel a tendance à insister, c’est sur l’« originalité » des différentes œuvres au niveau de leurs fictions respectives, dans un souci de différenciation des produits les uns par rapport aux autres. Mais ce qui apparaît clairement, c’est à quel point certains jeux d’un même studio, indépendamment de leur « histoire » ou de leur univers, ne sont parfois que plusieurs versions d’une manière de faire des jeux vidéo sensiblement identique. Ainsi, cet « air de famille », si l’on veut, se repère d’une œuvre à l’autre d’une même équipe, et se retrouve dans des jeux qui ne présentent aucune figure d’auteur – au sens d’individualité douée de parole, mise en avant hiérarchiquement et commercialement, imposant sa vision des choses ou sa manière de faire : et alors, à un niveau infra-narratif ou strictement audiovisuel, au niveau du design des jeux, mais aussi des outils et techniques utilisés, se manifestent parfois certains effets clairs de continuité semblant se passer volontiers de tout effort de personnalisation.
À ce sujet, il existe un jeu grand public qui m’a toujours beaucoup fasciné, bien qu’il fût passé largement inaperçu à l’époque de sa sortie. Space Station Silicon Valley est un jeu de plate-forme / action en trois dimensions comme il en parut beaucoup sur Nintendo 64 à la fin des années 1990 et au tout début des années 2000, après le succès tonitruant de Super Mario 64 (Nintendo, 1996). Le jeu sort en 1998, soit la même année que deux autres représentants plus célèbres du même genre, Banjo-Kazooie (Rare, 1998) et Spyro The Dragon (Insomniac Games, 1998), ce qui explique en partie son oubli relatif. Le jeu est développé par un studio britannique, DMA Design, qui s’était illustré au début des années 1990 pour avoir conçu le fameux Lemmings (DMA Design, 1991), grand succès de l’époque de la micro-informatique, dans lequel le joueur ou la joueuse devait « aménager » un terrain en deux dimensions pour guider une ribambelle de petits personnages, qu’il ou elle ne contrôlait pas directement, d’un point A à un point B. Du plus loin que je me souvienne, Lemmings figurait avec Myst (Cyan Inc., 1993), le jeu d’énigmes contemplatif, dans la ludothèque de la plupart des heureux possesseurs des premiers ordinateurs personnels grand public au milieu des années 1990. Dans Space Station Silicon Valley, le joueur contrôle une sorte de microprocesseur, ou de petite puce informatique sur pattes (sur broches), qui a la capacité de pouvoir se greffer sur des organismes robotiques, et ainsi en prendre possession. Le système de jeu est en réalité très inventif, puisqu’il anticipe d’une vingtaine d’années Super Mario Odyssey (Nintendo, 2018) dans lequel le joueur ou la joueuse a la possibilité, là aussi, de prendre possession d’autres personnages non-joueurs grâce à une sorte de chapeau magique, afin d’accéder à de nouvelles possibilités d’action qui lui permettront de résoudre diverses énigmes ou phases de plate-forme. Prendre le contrôle d’un mouton-robot dans Space Station Silicon Valley donnera ainsi au joueur ou la joueuse la possibilité de planer d’une plate-forme à l’autre, tandis que contrôler une souris lui permettra d’utiliser un turbo pour se propulser sur des tremplins, et ainsi de suite.
Ce qui m’avait fasciné dans ce jeu à l’époque, c’était notamment la dissonance complète entre son habillage audiovisuel, très conforme aux standards de la Nintendo 64 à l’époque, et en particulier aux autres productions Nintendo, c’est-à-dire coloré, enjoué, « cartoonesque », et le cynisme évident de sa mécanique principale. Pour prendre possession des fameux animaux robots avec notre petite puce informatique, ceux-ci ont en effet besoin au préalable d’être « désactivés », c’est-à-dire détruits. Prendre possession d’une souris nécessite donc d’abord de tuer ladite souris, de se greffer à sa carcasse inactive et de la ranimer. La résolution des niveaux exige donc de maîtriser l’architecture intellectuelle de l’espace et les différentes compétences des animaux-robots qui le peuplent, mais aussi d’une certaine façon la chaîne alimentaire, puisqu’il sera évidemment plus difficile de s’attaquer au renard avec un mouton, que l’inverse. En définitive, le jeu établit une sorte de « règne des moyens », où chaque autre personnage est moins un autre soi-même qu’un outil à instrumentaliser pour arriver à ses fins. Space Station Silicon Valley met en scène le principe, ordinairement impensé, du contrôle de l’avatar vidéoludique, sous une forme particulièrement brutale et cruelle. L’incarnation, le transfert des actions du joueur ou de la joueuse dans le personnage à l’écran, exige la mort préalable de celui-ci, et sa résurrection utilitariste. Le game design produit ici toute une philosophie morale particulièrement impitoyable : je tue, donc je joue.
Ce design sadique, qui n’est par ailleurs jamais complètement corroboré par la fiction, narrative ou audiovisuelle, du jeu, m’avait à l’époque interpelé. Ce n’est que des années plus tard que je me suis rendu compte que le petit studio britannique, DMA Design, avait en 2001 changé de nom pour devenir Rockstar North, branche de Rockstar Games, le studio à l’origine de la série de jeux de rôle et de tir immensément populaire des Grand Theft Auto. Vers la fin des années 1990, l’éditeur Take Two Interactive, qui avait entre-temps racheté DMA Design et l’avait plus ou moins incorporé à Rockstar Games, réfléchit à l’idée de développer un nouveau Grand Theft Auto, mais cette fois-ci en trois dimensions, après le succès correct des deux premiers volets en 2D de 1997 et 1999. Au sein de ses équipes, une branche en particulier se distingue en raison de son expérience dans le développement de jeux en trois dimensions dans des environnements non-linéaires : l’équipe derrière Space Station Silicon Valley – qui se voit donc confier en partie la direction technique de ce que sera Grand Theft Auto III (Rockstar Games, 2001), l’immense succès critique et commercial du début des années 2000, qui a pour ainsi dire codifié le jeu de tir et de conduite en monde ouvert jusqu’à aujourd’hui.
Où veux-je en venir avec cette petite histoire ? À ceci, qu’une grande partie de la philosophie de design derrière Grand Theft Auto III, et toute la série par la suite, largement décriée pour sa violence et son sadisme soi-disant gratuits, se situe en réalité en droite ligne d’un Space Station Silicon Valley paru trois ans plus tôt – de même, par ailleurs, que de certains autres jeux précédents du studio, comme Body Harvest (DMA Design, 1998), dont le titre est à lui tout seul tout un programme. On y retrouve même des séquences reproduites en verbatim d’un jeu sur l’autre : Space Station Silicon Valley s’ouvre une scène d’humour noir, où un chien-robot se retrouve écrasé par le vaisseau spatial du héros, ce qui lui permet d’en prendre possession dans les premières secondes du jeu. Significativement, la scène est reproduite quatre ans plus tard durant les premières heures de GTA: Vice City (Rockstar North, 2002), où le héros assiste, en sortant du cabinet de son avocat et partner in crime, au délit de fuite d’un automobiliste qui vient d’écraser un piéton, mettant à la disposition du joueur ou de la joueuse l’une de ses premières armes (que le piéton avait en sa possession). Bien que la fiction soit évidemment différente, le principe est strictement identique : un événement fortuit et brutal enseigne au joueur ou à la joueuse que les personnages sont des ressources à exploiter, avant d’être des individus (virtuels) à part entière. Sur le cadavre de cette première victime, le joueur ou la joueuse collecte sa première capacité d’action : son premier animal-robot à contrôler dans Space Station Silicon Valley, sa première arme blanche (un marteau) dans GTA: Vice City.
Ce qui m’intéresse ici, c’est qu’aucun auteur identifié ne peut être désigné dans le cas de DMA Design pour rendre compte de cette continuité formelle et thématique évidente d’un jeu sur l’autre. Rockstar compte évidemment ses auteurs-stars, les charismatiques frères Houser, Sam et Dan, dont le génie créatif et l’influence sur la série Grand Theft Auto sont régulièrement mis en avant. Pourtant, aucun d’eux n’étaient présents au sein des équipes de DMA Design à l’époque du développement de Space Station Silicon Valley, puisque les deux frères n’ont intégré la filiale qu’à partir du rachat par Take Two Interactive, soit l’année même de la sortie du jeu en question. Le rachat a d’ailleurs été l’occasion d’un rasage de près en matière managériale, les têtes historiques de DMA Design se retrouvant progressivement évincées (en particulier Russell Kay, Mike Dailly et Steve Hammond). La filiation évidente entre Space Station Silicon Valley et GTA III, puis plus tard, GTA: Vice City, vient tout simplement ici de la continuité des équipes, dont le rôle est décidé d’après des critères d’expertise technique, ainsi que des outils utilisés : que ce soit dans les processus de fabrication, dans la réutilisation des moteurs visuels ou physiques, des modèles en deux ou trois dimensions, ou encore des animations. La conception de jeu vidéo étant un processus long et compliqué, un studio construit logiquement son prochain jeu sur les cendres du précédent, à la fois techniques et thématiques, sans qu’il soit besoin, me semble-t-il, de recourir à une essence auctoriale pour venir rendre compte de ces effets de continuité.
Le problème de la collectivisation ou de l’individualisation de l’auctorialité n’est pas propre au jeu vidéo : il traverse, en un sens, toute l’histoire de l’art, des salles de musique aux plateaux de cinéma, en passant par les ateliers d’artistes ou autres « salons » poétiques. L’erreur serait de considérer, dans le champ vidéoludique, que seules les œuvres individualisées du point de vue auctorial méritent qu’on s’y penche, portant en elles la garantie de trouver ce qu’on y cherche – c’est-à-dire une « intention » créative cohérente et continue. En la matière, il me semble important de penser l’histoire du jeu vidéo pas seulement comme une succession d’hagiographies de créateurs, mais plutôt, pour reprendre la belle expression de Gérard Genette, comme une « histoire des formes », dont la paternité ou maternité n’est pas toujours aisément identifiable – ni d’ailleurs tout à fait nécessaire comme clé de lecture. Observer le jeu vidéo se comporter comme un art ne requiert pas à tout prix d’en identifier les artistes, et si les créateurs et créatrices individualisés du jeu vidéo des années 2010 ont permis à leur médium de gagner ses galons dans l’estime collective, ils n’ont pas pour autant inventé leur matière. Avant que l’ombre des auteurs-étendards ne commence même à porter, les développeurs et développeuses avaient depuis longtemps façonné leur propre chemin dans les formes.