NB : Le second numéro papier de Débordements vient de paraître. Consacré aux relations entre le cinéma et l’écologie, il s’intitule “Terrestres, après tout”. On peut en consulter le sommaire et le commander en cliquant ici.
Florent Le Demazel : Le dispositif envisagé par David Dufresne s’appuie principalement sur deux régimes d’images : les images d’affrontements avec les forces de l’ordre, et plus encore d’exactions commises par celles-ci depuis l’automne 2018, filmées par des manifestants, des journalistes ou des policiers ; les images d’intervenant.e.s qui réagissent à ces images, ou à deux citations choisies par l’auteur. Ces femmes et ces hommes sont regroupé.e.s par paires afin qu’une discussion s’engage sur ce qu’ils lisent et voient. La promesse est donc qu’un dialogue s’instaure entre des positions opposées, loin de la “culture du clash” banalisée par les chaînes d’information ou les réseaux sociaux.
Le journaliste Taha Bouhafs et l’historienne Ludivine Bantigny font ainsi face à des délégués d’Alliance ou de SGP Police. Sans surprise, la discussion achoppe : devant l’explosion de violence filmée en plan-séquence, lors de l’assaut du Burger King, le syndicaliste policier refusera de condamner ses collègues ou d’évoquer une quelconque dérive, se contentant d’admettre du bout des lèvres que les images peuvent être choquantes ; le second balaiera d’un revers de main la célèbre citation de Max Weber – “L’État revendique le monopole de la violence physique légitime” – pour répondre que le rôle du policier n’est pas de s’interroger sur la légitimité, mais bien de maintenir l’ordre. S’ils parviennent tant soi peu à s’écouter, la discussion est ici impossible, faute de socle commun pour lancer le dialogue. Est-ce un mal ? Sans doute pas : comme le rappelle une historienne, le dissensus est constitutif de la démocratie, et mieux vaut laisser exister ces tensions, ce refus des compromis de part et d’autre, que tenter de les dissoudre dans un consensus aussi fragile qu’artificiel.
Fort heureusement, ces deux exemples demeurent minoritaires : les invité.e.s ont le plus souvent des idées assez proches pour échanger, mais issues de champs suffisamment différents pour se compléter sans se répéter. Dans cette perspective, la conversation entre Alain Damasio et Fabien Jobard, respectivement écrivain de SF et sociologue, tient probablement le haut du pavé, précisément parce que le premier peut ajouter aux analyses scientifiques du second sa sensibilité politique, en citant longuement les notes de Jean Genet sur l’opposition entre violence et brutalité, rappelant à quel point la violence peut être pulsion de vie, face aux brutalités répressives de la domination. Le film parvient à multiplier ces rencontres intellectuelles, chacun amenant son regard et son savoir sur une question – la violence d’Etat –, tout en dépliant les nombreux corollaires théoriques que celle-ci implique : un État qui ne protège plus ses citoyens et rompt le contrat social est-il encore légitime pour exercer sa violence contre eux ? Quel rôle la police doit-elle jouer dans une démocratie, et quelles conditions structurelles doivent être mises en place pour que cette institution fonctionne pour l’intérêt du plus grand nombre ?
Ce qui fait alors le prix d’Un pays qui se tient sage, c’est cette grande intelligence déployée par ces couples éphémères, permettant d’élever à un haut niveau de compréhension les dérèglements systémiques dans le maintien de l’ordre depuis trois décennies[11] [11] Une séquence du film s’arrête sur le dévoilement d’une plaque à la mémoire de Malik Oussekine, étudiant tué par les voltigeurs en 1986, lors du mouvement contre les lois Devaquet. Sur la plaque qui se contente des mots « battus à mort », une main soucieuse de vérité historique à ajouter « par la police ». Même quand il fait mine de faire un pas vers les victimes, l’Etat refuse de citer ouvertement les dérives de sa police. . Car au-delà des discussions proprement dites, les paroles se répondent également par le montage, pour s’affronter ou se compléter : devant les images des 151 lycéens de Mantes-La-Jolie à genoux dans la boue, on entendra successivement un policier parler de l’échec d’une telle manœuvre, deux mères d’élèves évoquer le traumatisme pour elles et leurs enfants, et un sociologue décrypter la violence symbolique que revêt une telle mise en scène, filmée et diffusée par un policier confit d’un sentiment d’impunité. Un tel montage nous rappelle alors les conditions nécessaires à l’existence d’un débat d’idées : il ne s’agit pas du spectacle des contradicteurs virulents, d’une écoute mutuelle et pacifiée entre des paroles plurielles.
Romain Lefebvre : Le dispositif cherche en effet à substituer au “clash” médiatique un “commerce des regards” démocratique (je reprends ici le titre d’un livre de Marie-José Mondzain, dont la réflexion me semble particulièrement correspondre à l’enjeu [22] [22] Le commerce des regards, Paris, Seuil, 2003. A partir d’une étude des icônes religieuses, Mondzain y développe une réflexion sur l’image et le regard, liant le plan du visible à un invisible appelant la parole et impliquant un exercice du regard qui, en tant qu’il s’agit d’un exercice de croyance et de jugement, fonde une communauté politique. On peut y lire “Entre la violence, la force des institutions et les formes normatives, la vie politique peut frayer ses voies par l’usage du discours et de la parole dans tous les domaines que la science ne maîtrise pas, que la philosophie ne contrôle que dans ses procédures d’analyse. (…) L’image est anti-universelle et construit cependant la communauté. C’est sur un terrain mouvant et contradictoire, un plan d’incertitude, que se déroule la vie quotidienne dans la cité. L’exercice de la parole et du jugement dans les échanges intersubjectifs sont au fondement de la communauté des hommes libres. Il y a donc un autre pouvoir que celui de la force brutale et celui du vrai, c’est du pouvoir de la parole entendue, des passions symbolisées, que dépendent les choix collectifs” (page 113). ). Par ailleurs, s’il ne s’agit pas d’arriver à un consensus et de créer une unité factice, on peut aussi souligner que le film assume de faire se côtoyer la parole de manifestants et de policiers, malgré la méfiance que cela peut susciter a priori. Mais l’intégration de la parole des policiers ne se fait pas de manière naïve, le fait d’accorder la parole à différents partis n’implique de les mettre sur un pied d’égalité. D’un côté, le souci de Dufresne n’est pas d’offrir un film militant “représentatif” des mouvements sociaux et de ceux qui y ont pris part, mais de l’autre la réflexion sur la violence qu’il tente d’instaurer s’insère consciemment dans une lutte de représentation. Ce n’est pas pour rien si le film, en plus des images de violences et des séquences d’entretien, intègre aussi son contre-champ : les plateaux de télévision et leurs éditorialistes, et la parole présidentielle déniant l’existence de “violences policières”.
Le dispositif d’Un pays qui se tient sage tente de créer une autre scène, dont l’absence des représentants du pouvoir signale le caractère politiquement sensible. Mais une fois que l’on a établi le terrain sur lequel il se place, il me semble qu’il pourrait s’exposer à deux écueils, correspondant aux deux “régimes d’images” que tu décris au début. D’une part, faire de l’accumulation d’images de violence un spectacle terrassant pour son spectateur. D’autre part, atténuer la dimension révoltante de ces images en en faisant les objets de discours distanciés où ce ne sont plus les manifestants mais les intellectuels qui “tiennent le haut du pavé”. En filmant ses intervenants dans une pièce noire, comme déconnectée du monde, avec un éclairage soigné digne d’un photo shoot pour la couverture d’un magazine, Dufresne semble accréditer une opposition entre l’écrin trop propre et trop beau des idées et le réel brutal des manifestations.
Et le film n’évite pas ces deux écueils, mais il les déjoue justement par ses allers et venues entre les deux régimes, le mélange que cela produit sur la longueur. Mais cela tient peut-être avant tout à la présence des séquences où des Gilets Jaunes revoient les violences qu’ils.elles ont subies, étant à la fois acteurs et commentateurs. Elles sont essentielles car la réaction physique suscitée chez ceux qui ont été marqués dans leur chair et dans leur esprit donnent aux images un poids de réel qui se communique au spectateur.
FLD : La furie qui s’empare de l’escadron donnant l’assaut au Burger King fait l’objet d’un traitement exemplaire, puisque Dufresne ajoute au plan-séquence filmé de l’extérieur un hors-champ inattendu. Alors que le syndicaliste policier tend à excuser ses collègues en évoquant une hypothétique image manquante – argument utilisé ad nauseam par ceux qui ne veulent pas parler de « violences policières » –, le film nous propose le point de vue d’une jeune femme cachée sous son ami, qui a mis son corps en opposition pour la protéger des matraques. Là où le policier regrette l’absence de l’image d’avant, elle décrit l’image d’après : la sortie du fast-food sous la « haie d’honneur » des CRS, déferlement de rage quand tout danger de la « foule haineuse » est objectivement écarté. Cette violence que nous avons vue, nous l’entendons maintenant, en regardant un visage qui observe et se souvient, submergé par l’émotion. L’empathie se fait alors moins avec des corps suppliciés anonymes qu’avec une individu, identifiable et dotée de ses idées et de ses motivations propres. On passe de la violence physique à la violence émotionnelle, infiniment plus dissuasive.
Cependant, le film n’abuse pas de ce type de mise en scène, et ne cantonne pas ses témoins du terrain à un rôle de victimes. En effet, l’opposition émotion/raison ne saurait tenir, puisque les Gilets Jaunes convié.e.s ne cessent de ramener leur situation individuelle au sein d’un ensemble collectif et politique. L’un des éborgnés, au début, affirme qu’il n’a pas été blessé par un individu, mais par un dispositif mis en place pour aller directement et volontairement à l’affrontement plutôt qu’au dialogue. Une autre militante, Mélanie, met en balance la violence des manifestants face à la violence sociale, économique et symbolique des gouvernants. Avant de rappeler que c’est en venant manifester qu’elle a fait pour la première fois l’expérience de la peur. Ainsi, ils/elles savent très bien quel rôle la violence joue, et leurs affects sont inextricables de leur position sociale et de leur engagement.
RL : Il est toujours possible de renvoyer chaque intervenant à son statut en opposant la parole incarnée des manifestants à la parole désincarnée des autres, mais c’est peut-être manquer la manière dont le film opère un lien entre les registres du viscéral et de l’analyse. De ce point de vue, la mise en valeur des visages n’est pas tout à fait gratuite, et on peut y voir tout autant la volonté d’instaurer un espace de réflexion démocratique que celle de ne pas séparer la parole des corps de ceux qui la prononcent.
FLD : Il me semble effectivement que le moins que l’on puisse dire à propos des intellectuel.le.s est qu’ils font preuve d’empathie, et la mise en scène choisie appuie cette dimension. Le montage joue également un rôle important puisqu’il fonctionne systématiquement en deux temps : Dufresne montre une séquence de brutalité en plein écran, avant de faire parler l’intervenant.e dessus, laissant la vidéo se dérouler à l’arrière-plan. Il nous fait voir, puis « écouter voir ». Ces images, pour la plupart bien connues, prennent ici une puissance affective nouvelle, nous empêchant de détourner les yeux ou de couper avant la fin. Est-ce que pour autant leur violence nous écrase ? Bien au contraire, l’émotion qu’elles dégagent réactive l’urgence de la parole et nous rend d’autant plus disponible à l’écoute et à l’analyse. Là-dessus, le film est presque idéaliste, tant il fait confiance au pouvoir des mots pour régler les conflits. Et d’une certaine manière, il y parvient car, de fait, les argumentaires développés parviennent à mettre à distance l’émotion suscitée par la répression policière, non en atténuant la colère qu’elle provoque – on ne sort pas du film réconcilié avec la police nationale –, mais en donnant des armes intellectuelles pour l’appréhender.
Enfin, on peut revenir sur le lieu d’où nous parle le film. Il ne prétend à aucun moment être un film « sur les Gilets Jaunes ». D’autres films ont scruté le mouvement de l’intérieur, et si c’est ce que le spectateur cherche, il peut s’y référer. Son enjeu est autre : il s’agit de réfléchir au rôle de la violence d’État dans la répression, de ce mouvement et des autres – son titre fait d’ailleurs référence à un épisode spécifique, sans lien direct avec les Gilets jaunes. A partir de là, difficile de lui reprocher de donner la parole à des intellectuel.le.s qui ont pensé cette question. Difficile, d’autant plus, que ces derniers ne viennent pas délivrer des vérités absolues, puisque leurs discours sont sans cesse contrebalancés, complétés ou élargis par d’autres, dans la discussion libre ou par le jeu du montage.
RL : Oui, si le contre-champ ou l’envers d’Un pays qui se tient sage est les images des plateaux de télévision, un hors-champ ou ses compléments possibles seraient les autres films qui, ces derniers mois, ont offert une représentation des mouvements sociaux et des Gilets Jaunes en particulier. Il est assez facile de souligner les manques, de discuter des partis-pris ou d’accuser une focale restreinte pour chacun de ces films pris isolément. Mais s’adonner à un petit travail de montage entre eux est peut-être plus productif – ce qui ne signifie pas ignorer certains défauts, se satisfaire de n’importe quoi, mais bien accepter qu’une oeuvre ne suffit pas à représenter dans sa totalité une réalité complexe comme peut l’être un mouvement social.
Par exemple, Un pays qui se tient sage contraste assez fortement avec J’veux du soleil, que ce soit par son problème et sa méthode, et pourtant les deux films se complètent assez bien. La démarche de Perret et Ruffin s’inscrivaient elle aussi dans une lutte des représentations, mais en allant directement sur les ronds-points, à travers une mise en scène mettant l’accent sur la relation entre le cinéaste-député et les Gilets Jaunes, et en faisant le choix de reléguer hors-champ les manifestations du samedi. Or ce sont ces manifestations qui constituent le matériau de base de Dufresne, qui ménage un espace de retrait du monde pour y faire advenir un dialogue, tout en faisant appel à des intervenants à la fois intérieurs et extérieurs (ou hostiles) au mouvement social, tout en se mettant lui-même hors-champ. Ces raisons d’opposer les deux films sont aussi des raisons de les regarder côte à côte, et d’y accoler encore d’autres images.
Réalisé par un collectif (composé de Pierre Carles, Olivier Guérin, Bérénice Meinsohn, Clara Menais, Laure Pradal et Ludovic Raynaud), Le rond-point de la colère serait un autre complément possible, avec son parti-pris de recourir uniquement à des images produites en direct par les Gilets Jaunes et les médias, en se concentrant sur le rond-point d’Aimargues dans le Gard. On a là encore une démarche singulière, intéressante dans sa volonté de redoubler le désir des Gilets Jaunes de court-circuiter toute médiation en excluant un commentaire extérieur et en destituant au passage la place de l’auteur. Mais, comme les autres, elle a les défauts de ses qualités : l’immersion dans le quotidien de la lutte ne permet pas d’atteindre la dimension plus intime ou la réflexion plus profonde obtenues à travers une rencontre ou un entretien.
Par ailleurs, ces films ont aussi en commun d’être à première vue des objets un peu ingrats du point de vue esthétique : la reprise d’images issues des smartphones ou des réseaux sociaux, le choix pratique de filmer avec une caméra et son micro pour Perret, l’importance des entretiens chez Dufresne, peut inviter à les situer un peu vite du côté d’une démarche militante où le fond prime sur la forme. Mais leur force est de mettre les critères esthétiques en déroute sans se désintéresser pour autant des questions d’images. Et le critique épris de formes pures, avant de se prononcer à leur égard, doit reconnaître une chose, sans doute particulièrement vraie dans le cas de J’veux du soleil et Un pays qui se tient sage : ces films sont autant des films comme les autres que des phénomènes sociaux. Il suffit d’avoir assisté à certaines séances et aux réactions du public nombreux – applaudissements vifs et débats passionnés – pour s’en convaincre.
Ignorer ce phénomène, les disqualifier au nom d’un quelconque idéal, d’une certaine idée du goût esthétique (ou à l’inverse d’une stratégie politique), c’est risquer de se retrouver dans une position de surplomb ou d’extériorité aussi magnifique que stupide – on aura beau jeu, retranché dans son Critikistan de tanner ceux qui ont aimé J’veux du soleil en leur conseillant plutôt d’aller revoir un Chris Marker ou un Robert Kramer, par exemple. On peut choisir de juger des objets divers à partir de critères immuables ; on peut aussi choisir d’adapter ses jugements en fonction de certains contextes, en considérant la manière dont des images interviennent dans le monde.
Un pays qui se tient sage a de ce point de vue deux grands mérites. En transportant sur un écran de cinéma les images qui ont irrigué nos écrans de téléphone, d’ordinateur ou de télévision, il fait de la vision collective l’occasion d’une discussion – non pas que cela soit un privilège exclusif de la salle, mais c’est ici un effet palpable et immédiat. Et sa façon de participer à la mise en visibilité des images de violences et de les recontextualiser en pointant la violence institutionnelle et sociale dont elles sont l’expression ne peut que paraître capitale à un moment où le réel fait lui-même l’objet d’un litige, un moment où, comme le formule Emilie Notéris « [l]a violence est redoublée par la non-reconnaissance de la violence. Moins elle existe pour certain.e.s plus elle existe pour d’autres ». Un moment où « les violences policières n’existant pas, il est interdit de les filmer »[33] [33] Macronique. Les choses qui n’existent pas existent quand même, Paris, Camboukaris, coll. Sorcières, 2020, p. 23, p.57. .
Si certaines discussions achoppent faute d’un socle commun, Dufresne ne manque pas d’ailleurs de souligner dans son générique de fin l’absence de certains interlocuteurs, en l’occurrence les représentants des plus hautes institutions, à commencer par le Ministère de l’Intérieur. Quand il n’est plus possible à un pouvoir d’interdire la fabrication et la diffusion des images de violences qui contredisent son récit, il lui reste encore une ultime forme de négation : le silence. L’appel “Allo, Place Beauveau ?” reste donc toujours sans réponse.