Rencontre avec Adriano Aprà, à Rome, où il a toujours vécu. À la veille de ses quatre-vingts ans, le critique, historien du cinéma et réalisateur revient sur son itinéraire intellectuel. Dans les années 1960, il commence à écrire pour la revue Filmcritica, puis fonde Cinema & Film et passe à la réalisation au début des années 1970. Il s’engage alors dans l’aventure expérimentale du Filmstudio puis dirige le festival du nouveau cinéma de Pesaro et la Cineteca Nazionale de Rome. Grand spécialiste de Roberto Rossellini, il lui consacre notamment le documentaire Rossellini visto da Rossellini (1992, 59’). Aujourd’hui, cet infatigable « autodidacte » se passionne pour la critique audiovisuelle et aspire à fonder un nouveau modèle pour l’enseignement du cinéma.
Débordements : Vous avez commencé à vous intéresser au cinéma quand vous étiez au lycée, à la fin des années 1950, et vous avez écrit vos premiers textes à vingt ans pour l’importante revue Filmcritica. Quelles sont les références et les grands chocs cinématographiques qui ont forgé votre conception de la critique ?
Adriano Aprà : Quand j’étais au lycée, je m’intéressais beaucoup à la littérature américaine du XIXème siècle, j’aimais particulièrement Melville et Edgar Poe, mais aussi Faulkner au XXème siècle. Je me demandais pourquoi ces textes n’étaient pas édités avec des notes de bas de page pour en expliquer les références, comme les ouvrages que nous étudions à l’école. Puis j’ai découvert un livre de Leo Spitzer sur la critique stylistique[11] [11] Il s’agit de l’anthologie L. Spitzer, Critica stilistica e storia del linguaggio, textes réunis et présentés par Alfredo Schiaffini, Bari : Laterza, 1954, qui reprend notamment les Stilstudien (Études de style) de 1928. qui m’a passionné et j’ai commencé à me poser la question du style. Quelques années après, à vingt ans, j’ai été frappé par la lecture de la Critique du goût (1960) du philosophe marxiste italien Galvano della Volpe, qui faisait allusion aux études sémiologiques de Ferdinand de Saussure. Je me suis mis à lire Saussure et j’ai mesuré la nécessité d’appliquer ce type d’analyse stylistique au cinéma. J’ai ensuite bien connu Galvano della Volpe, déjà âgé. Je lui soumettais les textes que j’écrivais et il est devenu mon mentor, en quelque sorte, car je n’ai pas étudié les lettres à l’université : je suis un autodidacte.
Mes premiers écrits étaient, pour la plupart, des analyses de films faites de mémoire. Quand j’allais au cinéma et que je voyais un film qui m’intéressait particulièrement, je retournais le voir le lendemain avec un carnet dans lequel je prenais des notes sur toutes les séquences. Une de mes toutes premières analyses de ce type portait sur Vertigo (1958), que j’ai vu la veille de fêter mes dix-neuf ans. Comme tous les autres films de Hitchcock, il a été ignoré par la critique en Italie. À l’époque, je ne connaissais pas encore l’article que lui avait consacré Éric Rohmer dans les Cahiers du cinéma [22] [22] Éric Rohmer, « L’hélice et l’idée », Cahiers du cinéma, n° 93, mars 1959, pp. 47-50. . Mais, pour moi, ça a été un choc : je trouvais que c’était le plus beau film que j’avais jamais vu. Cette découverte, avec celle de Journey to Italy (Voyage en Italie, 1954) que j’ai vu la même année (j’avais organisé dans un cinéclub de Rome un « tout Rossellini » presque uniquement pour voir ce film alors invisible en Italie), a complètement changé ma manière d’approcher le cinéma.
D : Quand avez-vous découvert les Cahiers du cinéma ? Quel rôle la revue jouait-elle en Italie ?
AA : Depuis mes dix-sept ans, je fréquentais les ciné-clubs et je lisais la principale revue italienne, Cinema Nuovo, dont les jugements se fondaient avant tout sur le contenu des films. Ses pages évoquaient rarement le cinéma américain, à moins qu’il ne traite de sujets importants. Les critiques promouvaient Fred Zinnemann, par exemple, parce qu’il avait réalisé High Noon (1952) où il y a un grand thème, alors que les westerns d’Anthony Mann – très supérieurs, à mon avis –, pour ne pas parler de John Ford, n’étaient jamais pris en considération.
Le premier numéro des Cahiers que j’ai acheté était celui de Noël 1958, le numéro 90. Quand j’ai vu la liste des douze meilleurs films du cinéma, où la troisième place revenait à Journey to Italy (le titre original du film de Rossellini), j’ai été stupéfait. J’ai pris mes distances avec la conception dominante en Italie pour devenir « cahiériste ». Mon tout premier article publié était justement une analyse portant sur le groupe des Cahiers (Filmcritica, nov-déc. 1960). À la même période, j’ai fait de nombreux entretiens avec des réalisateurs américains, qui me répondaient en général de la même manière qu’aux Cahiers, en répétant ce que leur avait appris leur attaché de presse.
Mais mon premier entretien, en 1961, s’est passé différemment. J’ai pris contact avec Nicholas Ray, qui séjournait à Rome, et il a accepté de me rencontrer après avoir demandé à sa secrétaire de lui traduire ce que j’avais écrit sur lui. Je suis allé l’enregistrer dans sa villa, le matin, puis il m’a invité à déjeuner pour continuer la discussion l’après-midi. Évidemment, il a été frappé par mes questions inhabituelles, différentes de celles des journalistes. Moi, je comprenais à peine l’anglais : j’arrivais à m’exprimer mais je ne saisissais pas le sens de ses réponses. J’ai donc envoyé les bandes de cet entretien à une nouvelle revue anglaise, Movie, qui l’a retranscrit et m’en a renvoyé une traduction. Voilà comment j’ai compris ce que m’avait dit Nicholas Ray [33] [33] Le texte paraît en anglais dans Adriano Aprà et alii, “Interview with Nicholas Ray”, Movie, mai 1963, pp. 14-25, puis en italien dans Adriano Aprà, “Intervista con Nicholas Ray”, Filmcritica, n° 134, juin 1963, pp. 327-336. !
D : Dans les années 1960, vous étiez proche de Pier Paolo Pasolini. Avec lui, vous avez contribué à introduire la sémiologie du cinéma en Italie. Quel souvenir gardez-vous de cette période de foisonnement théorique ?
AA : En 1964, j’ai lu dans la revue française Communications qu’avait fondée Roland Barthes un essai de Christian Metz qui m’a beaucoup marqué : « Le cinéma : langue ou langage ? »[44] [44] Christian Metz, « Le cinéma : langue ou langage ? », Communications, n° 4, 1964. Recherches sémiologiques, pp. 52-90. www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1028. Ce texte préfigurait son premier livre, Essais sur la signification au cinéma (1968), que j’ai ensuite traduit en italien[55] [55] Christian Metz, Semiologia del cinema : saggi sulla significazione nel cinema, traduction d’Adriano Aprà et Franco Ferrini, Milan : Garzanti, 1972. . Il s’agissait d’une tentative d’analyse de film scientifique, et non plus impressionniste. À l’époque, je voyais souvent Pasolini, qui ne comprenait pas le français, et je me souviens être allé chez lui avec Jean-Claude Biette pour lui traduire l’article de Metz. Après ces visites, Pasolini s’est mis à prendre des cours de français et il a élaboré son célèbre essai sur le cinéma de poésie[66] [66] Pier Paolo Pasolini, Empirismo eretico, Milan : Garzanti, 1972. La première traduction française du livre a paru sous le titre L’expérience hérétique. Langue et cinéma, Payot, 1976. . En 1965, j’étais au premier festival du nouveau cinéma de Pesaro où il a présenté ses réflexions sous la forme d’une conférence avec projections : il parlait et on allumait le projecteur 35 mm pour montrer une séquence à l’appui de ses propos. On a vu un extrait de « film de poésie » qui était tiré de Prima della rivoluzione (1964) de Bernardo Bertolucci, et un autre de « film de prose » – si je me souviens bien, il s’agissait du premier film d’Ermanno Olmi, Il tempo si è fermato (1959).
En 1967, Pasolini et moi avons réitéré l’expérience au Centro Sperimentale à Rome pendant son occupation par les étudiants, c’était l’une des premières manifestations dans l’esprit de 1968. Cette fois, comme exemple de cinéma de prose, on a regardé à la Moviola un film anglais peu connu de John Ford, Gideon’s Day (1957), dans une version doublée et en noir et blanc, alors que l’original est en couleur. Commenter des extraits que l’on projetait était très compliqué à l’époque alors que cela nous paraît si simple aujourd’hui. Il fallait disposer d’un projecteur, avoir accès à une copie du film et bien repérer le point précis où on voulait faire commencer la séquence. C’était une entreprise pionnière. De mon côté, j’ai voulu appliquer le système de Metz en faisant une analyse de Journey to Italy, avec l’aide de Luigi Martelli (le fils d’Otello, le chef opérateur de Paisà et Francesco giullare di Dio). Rossellini nous a donné une copie en anglais du film, car dans la copie italienne il manque une scène qui n’a pas de sens en version doublée. Il nous a aussi payé une Moviola pour qu’on puisse la visionner image par image et écrire notre article[77] [77] Adriano Aprà et Luigi Martelli, « Premesse sintagmatiche ad un’analisi di Viaggio in Italia », Cinema e Film, n° 2, printemps 1967, pp. 198-208. . Mais à l’issue de ce travail, j’ai commencé à avoir des doutes sur le système de Metz, je sentais qu’il fallait l’approfondir.
D : Vous étiez non seulement critique mais aussi éditeur, traducteur, directeur de revue… Comment ces différentes activités ont-elles contribué à enrichir votre réflexion sur le cinéma ?
AA : Par l’intermédiaire de Pasolini, j’ai dirigé quatre livres chez Garzanti, son éditeur et l’un des plus importants en Italie. Pasolini voulait créer une collection consacrée au cinéma et m’a confié de m’en occuper à partir de 1966. Le premier livre que j’ai supervisé réunissait des textes des formalistes russes sur le cinéma qui n’avaient encore jamais été traduits : Eichenbaum, Tynianov, Chklovski, Brik[88] [88] Giorgio Kraiski, I formalisti russi nel cinema, Milano : Garzanti, 1971. . Le projet avait été lancé par Garzanti qui détenait les droits d’une anthologie. J’ai rencontré le traducteur, un Russe exilé qui avait chez lui les originaux des revues russes des années 1920. Je corrigeais ses traductions en me fondant sur ce que je savais du cinéma car je ne parlais pas russe : lui ne connaissait pas le cinéma, c’était plutôt un lettré. En 1967, j’ai vu dans un ciné-club de Rome quelques films muets russes qui n’avaient jamais été montrés en Italie. J’ai été très impressionné par La Grève (1925) d’Eisenstein, qui me semblait encore supérieur au Cuirassé Potemkine (1925), et par L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov.
Comme je connaissais cet homme qui traduisait du russe, je lui ai demandé de chercher un essai d’Eisenstein écrit en 1925, avant le Cuirassé Potemkine, et un essai de Vertov, pour un numéro de Cinema & Film (n° 3, été 1967), le trimestriel que j’ai fondé et dirigé. J’y ai publié la première traduction de « Sur la question d’une approche matérialiste de la forme », un des principaux textes d’Eisenstein qui figure maintenant dans toutes les anthologies[99]
[99] S. M. Eisenstein, « L’attegiamento materialistico verso la forma », Cinema e Film, n° 3, été 1967, pp. 288-292.
. De Vertov, j’ai fait traduire « Kinoks-Révolution » (1923), dont j’ai reproduit l’aspect graphique – changements de police, mise en page, etc. – en allant à l’imprimerie avec la revue originale en russe. Ce numéro a demandé tout un travail de composition. Il y avait aussi la traduction d’un essai d’Alexandre Zholkovski, La poétique générative d’Eisenstein (1967).
Après les formalistes russes (1971), les trois autres volumes que j’ai édités chez Garzanti étaient les premières traductions au monde de Jean-Luc Godard[1010] [1010] Jean-Luc Godard, Il cinema è il cinema, textes réunis, présentés et traduits par Adriano Aprà ; préface de Pier Paolo Pasolini, Milano : Garzanti, 1971. (1971), Christian Metz (1972) et André Bazin[1111] [1111] André Bazin, Che cosa è il cinema ?, textes réunis, présentés et traduits par Adriano Apra, Milano : Garzanti, coll. Laboratorio, 1973. (1973). Je voulais en faire un cinquième sur les écrits cinématographiques de Jean Cocteau mais Pasolini n’était pas d’accord. En Italie, à l’époque, Cocteau était considéré un peu comme D’Annunzio. Mon aventure s’est arrêtée là. La sémiologie s’est diffusée dans toute l’Italie mais je m’en suis complètement désintéressé. C’était 1968 : j’ai changé de vie et abandonné ces problèmes théoriques pour me tourner vers l’underground, même dans mon comportement personnel.