Les films de Hamaguchi sont du pain béni pour les critiques de cinéma, tant ils ne cessent de mettre en jeu leur propre sujet. Des ateliers de Senses aux planches de théâtre de Drive my car, les personnages du réalisateur japonais ne cessent d’évoquer, l’air de rien, les enjeux de leur propre mise en scène, de s’interroger sur leur propre existence esthétique. C’est ainsi que s’ouvre le premier de ces Contes du hasard : après un shooting photo, deux amies montent à l’arrière d’un taxi, et l’une d’elle entame le long récit d’un rendez-vous professionnel (devenu rendez-vous amoureux) qu’elle a vécu quelques jours auparavant. Et ce qui la marque dans ce rendez-vous, ce sont les paroles échangées, des paroles qui ont « remplacé » ou « dépassé » tout rapport sensuel ; la conversation, dit-elle, était tellement profonde qu’elle a rendu tout rapport sexuel superflu, que même un baiser n’était plus nécessaire. Or c’est cela l’enjeu manifeste du film : remplacer le fait de toucher par le fait de parler.
C’est dans le deuxième conte que cette recherche se fait la plus évidente, lorsqu’une étudiante cherche à séduire son professeur en lisant une description sexuelle tirée de son dernier roman. Mais alors qu’elle s’attend à ce que le professeur craque, il reste livide, absorbé dans l’écoute, troublé (il avouera plus tard qu’il était effrayé par son comportement). Quand il apprend que l’étudiante a enregistré leur échange, il souhaite récupérer l’enregistrement audio, qu’elle lui offre contre la promesse qu’il se masturbera en l’écoutant. Le rapport sexuel n’a donc pas lieu, ou plutôt il est transformé en un rapport verbal, les personnages font l’amour avec des mots (il y a d’ailleurs bien plus de tension érotique dans cette longue scène de dialogue que dans la scène où l’étudiante couche avec un de ses camarades). Hamaguchi fait ainsi le tour de cette « érotique de la conversation », s’amusant de situations ambiguës : oser dire ou sous-entendre, risquer d’être entendu ou surpris, mentir par omission ou se faire passer pour quelqu’un autre…
Le hasard et la fantaisie annoncés dans le titre ne sont cependant pas des sujets secondaires ou accidentels. Il y a bien, au cœur de ces contes, un évènement hasardeux de nos vies : la pandémie de COVID-19 (et le besoin de fantaisie qu’elle a provoqué). Faisant suite à l’épilogue en temps de COVID de Drive my car, Contes du hasard et autres fantaisies est évidemment traversé par la pandémie, bien qu’elle n’apparaisse que de manière métaphorique. Si les deux premiers de ces contes ont été tournés en 2019 (seul le troisième a été tourné pendant la pandémie), ils arrivent à point nommé tant ils s’attardent sur des formes amoureuses qui existent dans la distance physique ; dans le deuxième conte, le moment le plus fort est sans doute celui où le professeur se penche près de son étudiante pour ouvrir la porte, en lui demandant de se pousser afin que leurs corps ne rentrent pas en contact.
L’analogie avec la pandémie devient presque explicite dans le troisième segment, celui où l’érotisme est le plus absent, qui tourne autour d’un virus (informatique cette fois) ayant durablement entravé l’usage des technologies modernes de communication ; plus d’internet, de mails, de téléphones même. Si ce virus, « apparu en 2019 », évoque lointainement la pandémie actuelle, cela passe par un retournement des attentes : le « virus » qui rend ce récit possible a eu la conséquence inverse du COVID-19, puisque ce dernier a au contraire accéléré (et, pendant un temps, rendu indispensable) l’usage de ces technologies dans notre vie quotidienne. Les dialogues et les situations n’abordent qu’indirectement cette pandémie technologique, mais (on retrouve là le sens du sous-entendu de Hamaguchi, si singulier) on sent bien que tous les rapports sociaux ont été fondamentalement modifiés par cet évènement fantaisiste, et que la rencontre inopinée entre ces deux femmes qui se trompent en pensant se reconnaitre ne peut se dérouler qu’en raison de cet évènement. Avant cette vraie-fausse retrouvaille hasardeuse, Hamaguchi fait le portrait de personnages isolés les uns des autres, dont le désir profond est de retrouver des connaissances perdues de vue afin de leur avouer enfin une affection qu’ils n’avaient jamais osé verbaliser ; on apprend d’ailleurs qu’avant que le virus informatique se répande, le mari d’une des deux femmes avait repris contact avec un amour de jeunesse. Ce troisième conte est comme un miroir paradoxal : avec ou sans technologies de communication, avec ou sans possibilité de toucher, le propre de nos relations, c’est qu’elles passent en premier lieu par le langage. Le film, certes, se clôt sur une étreinte ; mais cette étreinte arrive justement en conclusion.
La mise en scène de Hamaguchi, si elle reste aussi discrète, est cependant à la hauteur de ce défi stylistique : film de dialogues, Contes de hasard et autres fantaisies ne se résume jamais à une simple construction en champs-contrechamps. La caméra ne cesse de se déplacer stratégiquement, en fonction des enjeux du dialogue et du changement d’état d’esprit des protagonistes ; eux aussi se déplacent, font exploser un ballon de baudruche, servent un verre de thé glacé, mangent une pâtisserie. Dans certains échanges, pourtant très longs, on ne voit presque jamais deux fois le même point de vue : ainsi du long dialogue central dans le bureau du professeur, où l’angle depuis lequel on voit l’intérieur de la pièce à travers la porte ouverte (c’est le titre du deuxième conte) ne cesse de changer (idem dans le premier conte, lors de la discussion dans le bureau de l’ex-petit ami). Même lorsque les personnages sont statiques, comme dans la scène du taxi du premier segment, la mise en scène parvient à se renouveler au fur et à mesure de l’évolution de la conversation – la scène évoque bien sûr Drive my car, où Hamaguchi avait déjà prouvé la virtuosité discrète avec laquelle il renouvelait sans cesse la forme des dialogues à l’intérieur de la voiture, alors qu’une autre, en bus, rappelle celle qui coupait Senses en deux.
Certes, le cinéma de Hamaguchi est référencé (c’est aussi ce qui rend l’écriture à son sujet aussi stimulante) : on pourrait ainsi tirer de nombreuses comparaisons entre ce dernier film et l’œuvre de Rohmer ou de Eustache. Mais Contes du hasard et autres fantaisies est peut-être le premier de ses films où il affirme à ce point une identité et un style personnels, sensation qui vient peut-être du fait que ce dernier est encore plus écrit, encore plus précisément fabriqué que Drive my car. On pouvait redouter que Hamaguchi, en se professionnalisant (ses films, jusqu’à Asako I & II, étaient tournés dans des conditions quasi-amateures), perdrait en singularité, et c’est heureusement tout le contraire qui se passe : plus les assises de son cinéma sont solides, plus il semble chercher des défis pour son talent de scénariste et de metteur en scène. « Talent », c’est un mot qu’utilise le professeur Segawa dans le deuxième conte, et un mot qui convient bien à l’élégante simplicité des films de Hamaguchi. Or, ce talent que le professeur décrit, c’est « celui de rester insaisissable et indescriptible par le langage » : belle description d’un beau personnage, qui décrit peut-être aussi, paradoxalement, le mystérieux langage cinématographique de Hamaguchi et sa capacité à décrire, à saisir les mots qui touchent.