Depuis Terminator, James Cameron n’a cessé de tourner des remakes de 2001 : l’Odyssée de l’espace. Exception faite de True Lies, réécriture schwarzeneggerée des comédies du remariage, tous ses films ont décliné les figures kubrickiennes en relançant l’interrogation qui les portait : où en est l’humain avec sa technogenèse ? La musique de Strauss employée en 1968 par le maître, « Ainsi parlait Zarathoustra », disait combien l’Américain exilé en Angleterre piochait chez le prophète nietzschéen les éléments de sa propre réponse : l’homme est un pont à dépasser, un maillon entre le singe et le surhomme ou, dans la version de 2001, le fœtus astral. Cette morale – que l’humain est le seul animal à dépouiller sa propre espèce au contact des outils qu’il forge –, Cameron l’a faite sienne en l’actualisant à mesure qu’évoluaient les moyens de son art. Les deux premiers Terminator reprenaient le drame d’une humanité rendue obsolète par l’intelligence artificielle qu’elle a créée, le second opposant en outre la rigidité du morphisme humain à la plasticité du morphing propre au nouveau robot assassin, fait de « métal liquide » ; Abyss recyclait les alarmes anti-nucléaires du film de Kubrick (où elles restent assez implicites, au regard du scénario écrit avec Arthur Clarke) et le récit d’une communication avec un grand Autre, en l’occurrence une espèce sous-marine et non plus extra-terrestre, tandis qu’Aliens, le retour prolongeait la variation kubrickienne inaugurée par Ridley Scott (un vaisseau-cerveau, un androïde traître à l’humain, une espèce surévoluée et, cœur du credo critique de Kubrick, une méditation sur l’universelle prédation) ; Titanic répétait cette prééminence du véhicule – le navire sacrifiant ses passagers, comme Hal – en alimentant la même inquiétude face à l’écrasement de la figure humaine par son propre prométhéisme rapace. L’odyssée de l’espace entraîne un exode de l’espèce en forme d’exogenèse.
Avatar avait couronné cette constante mise à jour en montrant que si 2001 avait représenté LE film de l’âge de l’ordinateur et de la conquête spatiale, lui, en 2009, serait LE film de l’âge du jeu vidéo et des angoisses écologiques. Sorti deux ans après le premier épisode de la franchise Assassin’s Creed (certes rarement subtile, mais qui aura plus que d’autres jeux mis en abyme la condition même de l’expérience vidéoludique), il en suivait le même scénario : le branchement d’un être dans un autre corps, dans ce que des game designers amateurs d’hindouisme avaient jadis nommé un avatar (en référence aux incarnations terrestres de Vishnou). Et, arrivant après le siècle de la guerre des étoiles, il rappelait qu’en notre temps les regards se détournent des astres pour se porter vers le désastre environnemental, même si cette conversion exigeait le détour d’une fable logée dans une planète toute spéculative mais somme toute très terrestre (avec des écosystèmes et des espèces analogues), Pandora, possiblement empruntée à un livre de Bruno Latour (qui s’en était offusqué dans les colonnes du Monde) relu à travers les grilles du western et de Pocahontas. Critique sommairement manichéenne des accaparements humains, Avatar endossait une importance historique en raison du paradoxe technique sur lequel il reposait : cet écosystème équilibré et comme virginal qu’il mettait en scène avec un charme certain n’avait pu être figuré qu’au moyen d’une informatique de pointe, comme si l’originel rêvé par un cinéaste biberonné aux mythes de la wilderness ne pouvait aujourd’hui être figuré qu’en recourant aux outils nés de la science qui a favorisé sa disparition (d’où la parenté d’Avatar avec la série Westworld, où la recréation d’un Far-West mythique a pour condition l’éradication de toutes les formes de vie sentientes excepté l’humain). Bref, le diagnostic du film tenait moins à sa morale greenwashée (un capitalisme vert prônant les prélèvements écosystémiques plutôt que l’extractivisme classique, comme l’avaient analysé Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil dans L’événement Anthropocène) qu’aux corollaires des technologies qu’il employait. Le premier stipule qu’à l’âge digital la forme humaine n’est plus un empire dans un empire mais un carrefour de morphismes redéfinissant les frontières de l’espèce ; le second, qu’à l’âge des écosystèmes déréglés le capitalisme ne scrute l’environnement qu’à travers la lentille déformante de la cybernétique, avec ce qu’elle charrie de fantasmes homéostatiques. À cela, une scolie : la division du discours critique à propos de Cameron manque l’essentiel des enjeux de ce nouage, puisque le relayage admiratif de sa technomanie comme les moqueries attendues face à la candeur de ses récits échouent généralement à rendre compte de ces fables techniciennes où le seul drame tient dans les implications « m-orphiques » des technologies employées.
De ces enjeux, il ne reste plus grand chose dans Avatar : la voie de l’eau. Le trait est d’autant plus étrange que ce second opus se présente comme une récapitulation de toute l’œuvre cameronienne. L’exil dans la tribu de Na’vis aquatiques et non plus forestiers suit le tropisme sous-marin d’Abyss ou des documentaires tournés dans les grands fonds, la chasse à l’homme qu’entreprend Quaritch répète la poursuite des Connor par les Terminator, les transfuges Jake Sully et Spider rappellent le reconditionnement de l’un des robots dans Terminator 2 : le jugement dernier, les séquences de fin convoquent ouvertement le souvenir de celles de Titanic et Cameron radicalise sa passion pour la bioluminescence qu’a analysée Jérémie Brugidou [11] [11] Voir ses articles publiés dans le second numéro papier de Débordements et dans Trafic, ainsi que son livre publié chez Mimésis, tous trois intitulés “Vers une écologie de l’apparition”. . Mais cette auto-synthèse évacue l’armature kubrickienne qui en avait jusque-là supporté l’édifice. Plus rien sur le destin de l’espèce se respéciant, et guère plus sur l’appareillage technique hybridant les êtres. Les esprits ne transitant plus entre deux corps (Jake comme Quaritch sont définitivement Na’vis), l’allégorie vidéoludique disparaît pour laisser la place à une réflexion inaboutie sur le métissage transpéciste (les enfants de Jake ont cinq doigts, comme si l’humaine condition se résumait aux mains). La critique de l’extractivisme a elle été remplacée par une dénonciation des baleiniers et autres harponneurs assassins, certes criminels mais au rôle bien moindre dans l’architecture de l’effondrement (le film remet d’ailleurs moins en cause la chasse que le gâchis : l’Achab version beauf ne prélève que la matière grise – jaune, en l’occurrence – des tulkuns, parce que, comme la pierre philosophale, elle interrompt le vieillissement ; on pourrait longuement épiloguer sur cette confusion de la sagesse et du cerveau). Quant à la luxuriance forestière du premier opus, elle a été revue à la baisse dans cet écosystème marin, assez peu « exploité » (du point de vue figuratif) tant les déplacements s’écartent peu de la surface de l’eau (probable manière d’hameçonner les spectat.rices.eurs, qui devront attendre les épisodes ultérieurs pour plonger davantage). Il ne reste plus grand chose de la fascination que pouvait exercer les mille interactions végétales et animales dans le premier Avatar, dont la forêt intégralement calculée faisait pâlir d’envie les immersive sims les plus développées du champ vidéoludique. En lieu et place de cette poétique des interconnexions, il n’y a plus qu’une esthétique hawaïenne empruntant moins à Kubrick qu’aux films de plage, et avant tout à Point Break de Bigelow dont Cameron fut le producteur. Cela n’enlève rien au fait que le film est plutôt bien écrit et construit, d’une rare fluidité pour un récit aussi long et avec son lot de frissons blockbusteriens, mais, pour appréciable qu’il soit, il n’en est pas moins vidé des enjeux qui avaient fait du cinéma de Cameron autre chose qu’un simple art de la dépense.
Cette dépense, justement, la fable la thématise une nouvelle fois sous la forme d’une morale écologique insistant sur les ponctions mesurées – une chasse raisonnable, si ce n’est pas là un oxymore. Alors que la générale chargée de domestiquer cette nouvelle frontière rappelle que la Terre est mourante, faute d’avoir su épargner ses ressources, les Na’vis, eux, respectent le « Grand Équilibre » grâce auquel leur environnement reste éternellement abondant (car la « nature » rêvée par Cameron est on ne peut plus généreuse, comme si l’immaculé et la cocagne allaient de pair). L’écologie ainsi prônée est nécessairement édenique, mais sous une forme telle que le paradis terrestre est conçu à travers le prisme informatique du calcul optimal. Que la théologie la subsume est assez évident, si l’on prête l’oreille au mantra des Mektaniyas célébrant une eau « qui donne et qui prend », à l’instar du Dieu chrétien – motif appuyé par la communion spirituelle de Kiri avec cette crypto-Gaïa que le film doue d’une impénétrable volonté. Hollywood est loin d’être sorti du providentialisme que ses récits n’ont cessé de décliner, même si elle le déguise ici sous la forme d’un écosystème autorégulé. Mais l’essentiel tient plus encore au couplage de cette divine providence avec un paradigme cybernétique concevant l’écosystème comme une optimisation spontanée : non seulement la nature ne fait rien en vain, mais en outre elle fait tout en fonction de la plus grande marge de bénéfice. Les outils informatiques employés pour le design de la faune et de la flore voisinent ceux qu’on utilise ailleurs pour intensifier toute forme de rendements. Cela n’est pas sans conséquences : d’abord, l’écologie ainsi défendue ne sort guère de l’optique capitaliste, fût-il verdi ; ensuite, cette écologie ne peut que prendre la forme d’une utopie préservationniste où tout n’est qu’équilibre et osmose, harmonie stationnaire – une écologie sans histoire, donc, aveugle à tout processus évolutif câblant le social et le vivant, et dès lors foncièrement inutile pour éclairer notre condition. On dira à bon droit qu’un tel modèle spéculatif n’a pas pour vocation d’offrir des outils pratiques. Mais le problème est ailleurs, dans l’association explicite des Na’vis aux Indiens. Car en faire les gardiens d’une telle écologie revient à faire passer les Natives pour des peuples anhistoriques, enfermés dans la temporalité cyclique du naturel. Cameron a beau prétendre avoir voulu rendre hommage aux Sioux, il perpétue la condescendance raciste qui permit en d’autres temps leur extermination. Mais peut-on reprocher cela à un film hollywoodien ?