Grand Paris, Martin Jauvat

Sur de bons rails

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le 12 avril 2023

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Leslie et Renard sont coincés sur un quai à La Hacquinière. Un impondérable sur la ligne RER les oblige à descendre au milieu de nulle part, et les tient éloignés de Paris. Cette attente contrainte, inhérente à la vie en banlieue, rappelle qu’arpenter l’espace dans une métropole est toujours, en dernière analyse, une expérience politique du temps : la dépendance aux aléas des transports n’est pas la même selon son statut social. « Quand on sera riche, on ne prendra plus que des Uber », se réconforte Renard, alors qu’il lui faut 145 minutes (deux fois la durée du film) pour rejoindre Cergy en Noctilien. De ce point de vue, le Grand Paris est moins vécu comme une ouverture de l’espace aux habitantes et habitants de la périphérie, que comme une conquête par la ville de ses territoires limitrophes, comparée par l’un des personnages aux grands travaux haussmanniens qui ont chassé les prolétaires des faubourgs parisiens.

L’originalité du cinéma de Martin Jauvat, c’est de faire de ces temps d’attente forcée, présents dans tous ses films, des moments de disponibilité, d’attention aux autres. Dès Les vacances à Chelles (2019), l’ennui du héros, seul à bronzer dans la piscine de ses parents, lui permet d’ouvrir son jardin à son voisin, pour glander à deux. Dans Ville éternelle (2022), de Garance Kim, que Jauvat a co-écrit et co-interprété avec l’autrice, c’est parce que cette dernière attend un bus qui ne viendra jamais qu’une discussion peut s’engager, et qu’une randonnée jusqu’à l’aéroport peut démarrer. Ici, la pause impromptue à La Hacquinière permet à Leslie et Renard de faire la connaissance de Marvin, qui les entraîne à travers champs vers une soirée improvisée.

La bienveillance généralisée et revendiquée du cinéaste – appuyée par des filtres donnant à l’image et aux couleurs des tons pastels – le conduit à traiter chaque nouvelle rencontre sous l’angle de la confiance : « J’ai comme l’impression que toi et moi on est comme deux étoiles filantes qui entrent en collision pour vivre des aventures », confie l’agent Van Byten à Georges dans Mozeb (2020), alors que tous deux viennent de se croiser dans une grande course à l’échalote où gangsters, agents doubles et mystérieux savant poursuivent la substance éponyme. Et effectivement, chaque télescopage avec un inconnu, que l’on accueille dans sa quête ou que l’on suit dans ses frasques, peut déboucher sur une bifurcation de la trajectoire initiale – en l’occurrence, la quête du sens d’un mystérieux artefact trouvé sur un chantier du Grand Paris.

Qu’il s’agisse de weed ou de whisky, de rap ou d’une expérience de mort imminente, les protagonistes ont toujours quelque chose à vivre en commun, qui prend bien vite le pas sur toute autre urgence. Exemplairement, dans Mozeb encore, alors qu’il a une balle dans le ventre, Marius préfère manger un grec avec son nouvel ami Georges, rencontré le jour même, avant de sniffer de la coke et de s’écrouler à la table de ping-pong, plutôt que d’aller aux urgences. On ne s’étonnera donc pas que, dans Grand Paris, les livraisons d’Amin, improbable fournisseur de drogues et de snacks, débordent vite sur l’enquête. Comble du dilettantisme, travail et aventure sont à leur tour mis de côté pour profiter du plaisir simple de lancer des feux d’artifice.

Le hasard des pérégrinations donne aussi l’occasion de découvrir de nouveaux territoires, ou de changer son regard sur ce que l’on croyait connaître. D’une part, Jauvat entreprend de révéler l’étrangeté des paysages ordinaires : la pyramide de Cergy, les piliers du métro autour de Saint-Rémy, comme auparavant les jeux des cours d’école de Chelles ou les bizarreries architecturales des banlieues pavillonnaires. Il nous rappelle aussi l’existence de ces vastes étendues agraires qui bordent la Grande Couronne. D’un autre côté, le cinéaste charge de signes ésotériques ou conspirationnistes les choses vues et revues du quotidien : la tour de Romainville cacherait une base secrète gouvernementale ; les tunnels des chantiers du métro abriteraient des glyphes d’une civilisation inconnue, comme une résurgences des Catacombes qui, sous le Second Empire, étaient déjà une prouesse de rationalisme (le rangement précis des ossements permettant de gagner un maximum de place) dotée d’une forte aura gothique. Ce mélange des genres est un moteur essentiel de l’humour irrésistible des films, où les fumisteries complotistes ne sont plus qu’une fiction parmi d’autres : le fruit de discussions où une imagination débridée et amplifiée par l’usage de psychotropes accole ensemble des éléments disparates, comme une manière de tromper l’ennui et de combler le vide de l’existence en y injectant arbitrairement (et ludiquement) du sens. Dans Le sang de la veine (2021), des extra-terrestres qui voyagent grâce aux pyramides mayas communiquent avec le héros défoncé à travers le signe du rappeur Jul.

Les films de Jauvat eux-mêmes viennent sans doute d’abord et avant tout de là. Les vacances à Chelles raconte son propre ennui, durant un long été dans la maison parentale. De même, on retrouve peu ou prou, d’un film à l’autre, les mêmes interprètes, signe d’une fidélité en amitié qui demeure, au milieu du joyeux fouillis de références et d’élucubrations, la seule vérité sur laquelle reconstruire son univers domestique. Car sous le vernis de l’optimisme et de l’humour absurde, la dépression et la solitude guettent. Dans un cinéma où les modalités de départ ou de fixation à sa banlieue sont sans cesse questionnées, rester induit de se séparer de celle qui part (Leslie dans Grand Paris) ou de subir la solitude de l’isolement (la tentation du suicide des Vacances à Chelles) ; et quitter le confort pavillonnaire fait poindre les failles dans la cuirasse de celle qui rejoint son petit ami à Rome (Ville éternelle). Face à cela, la mise en scène semble répondre par un même mouvement : le premier court et le premier long se terminent sur un même plan, un travelling arrière zénithal qui vient sublimer la complicité des protagonistes, allongés sur une herbe trop verte. Manière d’affirmer qu’à Chelles ou au Mexique, peu importe la distance que l’on parcourt, l’important est peut-être d’abord d’être bien accompagné.

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Grand Paris, un film de Martin Jauvat, avec Mahamadou Sangaré, Martin Jauvat, William Lebghil, Sébastien Chassagne, Garance Kim...

Scénario : Martin Jauvat / Image : Vincent Peugnet / Montage : Jules Coudignac / Musique : Maxence Cyrin

Durée : 1h12

Sortie française le 29 mars 2023.