Le bruit du projecteur

Labo & projo

par ,
le 21 juin 2023

La caméra Super 8 me permet de filmer en direct au moment de la rencontre avec mes motifs. La pratique du tourné-monté me permet de traduire, in situ, ce qui me surprend et m’intéresse. Ma vision s’inscrit en communicant avec mon sujet sur la pellicule invisible dans la cassette qui dure à peu près trois minutes.

Lorsqu’un film développé revient du laboratoire, je le projette toujours accompagné du son du projecteur chez moi, dans un espace privé. Quel choc cela a été quand, pour la première fois, j’ai vu une composition de quatre de mes films sur grand écran, projetée depuis la cabine, dans la salle du Musée du Cinéma de Francfort, un véritable film muet ! Le bruit du projecteur me manquait. Je n’osais pas respirer dans ce silence inhabituel. De plus l’image Super 8 perdait en luminosité, surtout en comparaison avec des films projetés en 16mm.

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Cette expérience m’a poussée à présenter mes films, si possible, à partir de la salle. Le projecteur est alors posé sur une table ou un socle (souvent) de fortune. Je prends soin de son emplacement comme de la taille de l’image par rapport à l’espace. La plupart du temps, je projette moi-même veillant à la mise au point et au cadrage qui peuvent changer d’un film à l’autre.

D’une certaine manière, le son du projecteur qui accompagne les images pendant la projection fait écho au son de la caméra Super 8 que j’entends pendant que je filme. Pour chacun de mes films je crée un montage continu et une structure temporelle à même la caméra. J’entends la vitesse et perçois la durée de chaque prise de vue selon les rythmes choisis (9, 18, 24, 36, 54 images par seconde ou image par image) qu’il m’importe de garder. C’est pourquoi je n’ai jamais pensé opérer des variations de vitesse pendant la projection.

Cette pratique est née du format Super 8 qui n’est pas un format de salle de cinéma. Elle souligne le médium et crée une réception qui inclut aussi la projection en tant que telle. Mes programmes sont des compositions temporaires de mes films ; ils changent avec chaque présentation créant une structure temporelle particulière. De cette façon, la projection devient un événement unique. En même temps, le public habitué à la projection numérique s’aperçoit de la différence entre projection film et projection numérique. Peu à peu j’ai compris que chaque projecteur sur son socle dans l’espace a sa propre forme et son propre son.

En guise de prélude à une projection de mes films Super 8, au Studio Galande à Paris en 2005 à laquelle Braquage m’avait invitée, j’ai créé Une petite musique de projecteurs. Derrière les rangs s’alignait une série de projecteurs de diverses marques avec des lampes différentes, que j’ai allumées successivement sans y avoir inséré de pellicule. Chaque modèle projetait son petit rectangle lumineux sur l’écran et faisait entendre son propre son jusqu’à ce que l’écran soit couvert de ces images plus ou moins claires, se superposant en partie, et que le concert des projecteurs remplisse l’espace. À la différence de la projection de mes films accompagnés du son continue à 18 images par seconde, je me suis mise à manipuler la vitesse des projecteurs individuels. Cela a changé les vibrations de la lumière pure sur l’écran tout comme le bruit de chaque projecteur et l’ensemble des résonnances. À la fin de cette installation et performance visuelle et sonore, j’ai éteint chaque projecteur l’un après l’autre jusqu’à ce que toutes les images ne disparaissent et que la « musique » cesse.

Ce travail mettait en avant l’instrument produisant l’événement lumineux au cinéma qui, normalement, reste invisible dans la cabine et dont le bruit est censé ne pas être audible en salle. En même temps, c’était l’exposition d’une variété de différentes sortes de projecteurs Super 8 faisant en même temps l’éloge de l’instrument qui rend visible mes images et qui est condamné à disparaître. À mes yeux, chaque projecteur est comme une sculpture.

Grâce à la coopération avec un technicien de cinéma dans une ville près de Francfort, qui avait travaillé chez Bauer jusqu’à la fermeture de l’entreprise, emportant avec lui beaucoup de pièces de rechange, j’ai utilisé surtout des caméras et des projecteurs Super 8 de cette marque, de préférence les modèles les plus récents. Pour montrer mes copies 16mm je préfère également les projecteurs Bauer qui me permettent de les projeter à 18 images par seconde.

Je crois que les Bauer sont plus tendres avec les films que les projecteurs Elmo qui risquent un peu de faire des rayures.

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Mon technicien m’a vendu une fois, à un prix abordable, un projecteur Super 8 Elmo Xenon que j’utilisais dans les grands espaces. Quand il est tombé en panne, il fallait mettre la main sur une pièce de rechange qui ne se trouvait plus. Je regrette cette perte.

Il est triste que déjà depuis des années, la pellicule pour faire des tirages copie de l’original Super 8 inversible n’existe plus. Hélas, maintenant, pour faire des copies de mes originaux dont je n’en ai pas encore il faut passer par le gonflage en 16mm. Cela signifie non seulement qu’il faut changer de format, de couleur et de grain, mais cela est aussi bien plus coûteux. Mais je préfère toutefois cette procédure à la numérisation de mes films.

Pour les gonflages, j’élabore des compositions de films sélectionnés d’une longueur différente qui ne changent plus contrairement à celles de mes programmes Super 8. Toutefois, selon l’espace,
j’aime combiner Super 8 et 16mm dans une même séance afin de créer des programmes variables. Alors il y a deux projecteurs à même la salle, le Super 8, si possible, plus proche de l’écran. De cette manière, je fais allusion à la généalogie des deux formats. Ni l’image Super 8 ni l’image 16mm ne doivent couvrir la surface entière de l’écran de cinéma. Il faut trouver la bonne taille pour chacune dans l’espace. Toutes ces expériences expliquent pourquoi j’aime beaucoup présenter mes films dans des endroits insolites, créer des « cinémas » éphémères et montrer mes films sous forme d’exposition.

En bref : les nécessités de prendre soin de mon format préféré ont inspiré une pratique cinématographique proche de l’installation et de la performance.

Ce texte ainsi que les photographies qui l'illustrent nous ont été confiées par L'Abominable qui, comme vous le savez, renaîtra bientôt, tel le phénix, sous le nom de Navire Argo à Épinay-sur-Seine. Pour participer à cette aventure en soutenant le Navire Argo, rendez-vous sur navireargo.org.