Quatre saisons dans l’antichambre de la gloire avaient préparé Midge Maisel à la consécration promise par les secondes naissances. Jusqu’alors, son arc d’empowerment avait été ralenti ou saboté par ses licences verbales et sa tendance au seppuku comique. Des premiers pas sur scène dans l’épisode pilote, sous alcool et sans filtre, jusqu’au hold-up médiatique du final en passant par l’outing accidentel du chanteur qui lui faisait la grâce de l’emmener en tournée ou, auparavant, les outrances à l’encontre de son aînée et rivale Sophie Lennon, elle a toujours brillé en trébuchant, pour piétiner avec génie. La saison précédente l’avait faite échouer dans un strip-club où, au début de cette dernière livraison, l’animateur de télé Gordon Ford remarque ses talents de comedian et la recrute comme plume pour son talkshow. Les labeurs et avanies de la writers room ne sont avalés qu’afin de saisir l’opportunité de passer des coulisses au plateau. Le tandem Midge-Susie répète assez « This is it » tout le long des neuf épisodes pour que l’ascension se confonde à terme avec la victoire d’une nouvelle scène publique (la télévision) absorbant l’espace social et narratif antérieur (les bars, clubs ou salles), comme si l’archéologie du stand-up devait s’achever sur l’annonce de sa relève médiatique. Au nouveau média de catalyser les résolutions et reconnaissances attendues, des réconciliations affectives (le studio de l’émission accueille les ultimes réunions familiales) aux adoubements professionnels. La télévision remédie.
Aussi la percée de Midge couronne-t-elle du même coup un nouvel âge du comique « en conserve » (audiovisuelle), où naît un écart (depuis accru) entre l’acte et l’audience (entre l’enregistrement et sa diffusion). Comme Treme, la série de David Simon autour des milieux musicaux de la Nouvelle Orléans post-Katrina, The Marvelous Mrs Maisel repose sur la nostalgie du spectacle dit « vivant », et de la communauté s’inventant dans l’adresse immédiate des performers (musicaux ou verbaux) à leur public. Mais, séries, elles sont elles-mêmes privées de ce qui les fascine, l’écho immédiat, hic et nunc. Celle d’Amazon n’en célèbre pas moins, à son terme, le début de la migration médiatique qui a rendu possible son format narratif, même si celui-ci se diffuse désormais par des canaux bien éloignés des cathodes. Il est significatif que la plus mcluhanesque des séries – avec Mad Men, qui assiste aux mêmes naissances – provienne d’une plate-forme dont les modalités d’offre rompent plus encore que ne le fit Netflix avec les grilles horaires de la programmation télévisuelle. Réenchanter le berceau du petit écran permet à Amazon de mieux enfoncer les clous sur son cercueil. Le nouveau souverain médiatique confirme ainsi l’adage de McLuhan voulant que le contenu d’un nouveau média soit toujours le média antérieur. La dernière saison de The Marvelous Mrs Maisel montre une télévision mimant le lien organique entre la salle et la scène qu’elle sait rompu par les conditions de la retransmission, tandis que la diffusion en ligne (par ailleurs inféodée à un service de vente ultra-individualisant) se prend à rêver à l’époque désormais révolue des programmations rituelles et de l’horlogerie collective. Nul hasard à ce que ces récits du relais coïncident, pour la showrunner Amy Sherman-Palladino, avec un drame de la filiation relatif à un père exerçant dans ces mêmes années (tournant 50’ – 60’) la profession de comic.
Amazon se sert pareillement de ses séries pour digérer le cinéma et la télévision, après avoir déjà supplanté les anciennes voies postales et commerciales. Les grotesques Anneaux de pouvoir ont montré dans quelle pompe de parvenu pouvait tomber ce désir d’anoblissement culturel, alors que le recyclage des restes de Tolkien aurait dû – était-ce réalisable ? – lui permettre de rivaliser avec les splendeurs épiques du grand écran et les fresques temporelles du petit. The Marvelous Mrs Maisel compense ce ridicule par une grâce dont on est en droit de se lamenter, puisque sa qualité prouve qu’à l’instar de Disney (voir l’excellent Andor) Amazon attire et pourvoit les talents, au point d’être en mesure de renégocier les plus lourdes traditions. Car rares sont les séries à s’être tant approchée d’une perfection « cukoro-hawksienne » dans le mordant et la vivacité des échanges, ressuscitant les saillies de la screwball comedy et les fastes de la comédie musicale à la condition – série oblige – de les bouturer à du minoritaire. L’art conversationnel des comédies du remariage (devenues ici mélodrames des bonus nights) est croisé à un humour judéo-new-yorkais, le glamour des musicals est marié à son contraire à travers un spectacle autour de la gestion des déchets, avec Midge en récitante récalcitrante et les mobsters Frank et Nicky en version burlesque des voyous de Blanches colombes et vilains messieurs. Cette énergie ravivant la mémoire du classicisme, The Marvelous Mrs Maisel la manifestait aussi dans sa linéarité allègre lui faisant écarter les souvenirs et enjamber la pesanteur. Seules les séries héritant en droite ligne du film noir jouent des détours temporels (Fargo) ou de la fonction indicielle des prologues (Breaking Bad), tout en alourdissant leurs protagonistes de passés indépassables (True Detective). Rien ne laissait présager que la fin des aventures de Midge Maisel casse violemment la chronologie rectiligne à laquelle avait jusqu’alors obéit la série, encore moins que ces failles temporelles aient pour fonction d’atténuer par avance la splendeur du succès que la saison prépare. Les prologues prennent la forme de prolepses désastrées révélant les deuils, déceptions et dégâts par-delà le succès. Le premier épisode s’ouvre en 1981 sur Esther, la fille de Midge, dans le salon de son psy chez qui elle est en proie à la fois aux Muses de la science (elle résout de complexes équations) et aux complexes insolubles consécutifs à un déficit d’attention maternelle. Les autres préfigurations démontrent pareillement que, suivant la formule de la wunderbar Madame de Staël, la gloire est le deuil éclatant du bonheur. Si l’on peut encore détourner un titre de Stanley Cavell, disons que ces zestes de futur font de cette dernière saison un mélodrame de la femme connue.
Le pinacle tourne donc parfois à l’anticlimax, comme s’il fallait lésiner sur les rires ou les lester de larmes. Preuve en serait la raréfaction des gigs, au nombre de deux – sur un bateau devant des vendeurs de couches, et face aux caméras du talkshow – quand auparavant ils scandaient la marche du récit. L’humour, intact, n’en est pas moins rattrapé par une tristesse longtemps conjurée, par un amour lui aussi intact mais parce que détruit. Un plan de la fin montre une effigie photographique de Joel jeune, image éclatante de ce qui fut brisé lors de la rupture ayant embrayé le récit. Or, une fois prises les allées du souvenir, le temps narratif ne peut que bifurquer. Après tant de saisons à n’aller que de l’avant, The Marvelous Mrs Maisel organise son terme selon des téléscopages dignes du roman moderne, motivant des excursions narratives sans autre but que l’évocation de strates : les retrouvailles de Midge avec d’anciennes amies de la fac, ou l’épisode entier consacré à la carrière de Susie, en orbite du reste et en possible préfiguration d’un spin-off annoncé. Combien de séries auront ainsi eu l’audace de s’achever à rebours de leur narration coutumière, en brisant sa vertèbre pour faire résonner dans ses ultimes moments des notes mélancoliques jusqu’alors étouffées ? Celle-ci se boucle certes sur la sororité qui en avait entamé le drame, lorsque Susie s’était improvisée imprésario pour une néo-célibataire se découvrant une passion pour ce dont seules de mâles séries (Seinfeld, Louie) avaient jusqu’alors exploité la manne, le stand-up. Mais elle colore les triomphes de tristesse, au point que même la victoire par effraction sonne comme une demi-défaite. Mei l’avait prédit en début de saison, lorsqu’avant d’interrompre sa grossesse et de disparaître de la vie de Joel elle s’était justifiée d’un « I can’t have it all », la vie de médecin et celle de mère, l’accomplissement professionnel et les félicités familiales. Un sacre assombrit l’autre.
Et parce que seules les mésaventures se racontent, l’essentiel de la réussite se trouve escamoté. La gloire dont cinq saisons ont entretenu l’attente arrive in fine hors-champ, dans l’ellipse béante séparant le dernier plan « au présent » (sur Midge enfin assise sur le canapé des invité.e.s) des différents sauts temporels qui le suivent. Le récit sériel s’arrête là encore sur le seuil séparant la survie de ses deux contraires, la mort et la vie. Midge appartient à la grande famille sérielle des héro.ïne.s feuillet(onn)é.e.s qu’un mal destine à une grandeur imprévue, que ce soit un cancer (Walter White), une dépression nerveuse (Tony Soprano), un deuil laissant dans la détresse financière (Nancy Botwin dans Weeds) ou quinze ans de séquestration dans un bunker (Unbreakable Kimmy Schmidt). Et si le récit l’emmène de la galère à l’émancipation, il s’ouvre sur une blessure – une séparation aussi irréfléchie qu’irrémédiable – que rien ne vient jamais refermer. On comprend que feu Philip Roth fasse un caméo strictement nominal lors d’un prologue où Midge rompt ses engagements avec lui à quelques encablures de l’autel, alors que, brisant là d’énièmes vœux, elle songe mélancoliquement à la perte qui lui a donné naissance. Elle était vouée à croiser le chemin du romancier des complexes en spirale et de la judaïté transformée en catégorie névrotique, et pour qui comme pour elle le succès est la continuation du sabotage par d’autres moyens. La beauté sourdement mélancolique de cette dernière saison vient de la conscience à moitié formulée que, au regard du récit sériel, échec et réussite s’équivalent. La mélodramatique Mad Men s’achevait sur une touche comique, son envers humoriste accoste sur des rives dépressives. C’est aussi la grandeur du format de ne véhiculer d’affects que mêlés. Les multiples ultimes moments de The Marvelous Mrs Maisel – le show, un flashback, un flashforward – disent assez combien l’achèvement nuance l’idée même de fin et la détache de tout bonheur sans nuage. Basées sur le happy unending, les séries font de tout terme une tombe.
Mad Men trouvait son idéal de séduction publicitaire dans la suavité virile (sinon mascu) de Don Draper, pour qui la plupart des conquêtes tenaient de la prédation. The Marvelous Mrs Maisel dote d’autres enjeux les exploits verbaux de son héroïne, acharnée à faire entendre non seulement sa voix mais aussi le silence qui l’entoure, faute d’un espace public accueillant l’humour « spécifiquement » féminin – celui exorcisant par la dérision la charge mentale et la mise au ban subies par le deuxième sexe. Le cri de guerre en serait le « Tits up ! » rituellement répété par le tandem Midge-Susie avant chaque entrée en scène. Et alors même qu’elle diminue les gigs, la dernière saison renchérit dans cette critique des rôles assignés, entre la writers room dont Midge dilue la masculinité, les mariages fatalement dynamités ou la reconnaissance tardive du génie d’Esther par son grand-père Abe, qui s’attendait à voir le prodige de la lignée dans son frère Ethan (lequel deviendra rabbin, prêchant comme sa mère). L’exorde du numéro final de Midge, lors du hijacking de l’émission de Gordon Ford, le résume en ces mots : « I want a big life. I want to experience everything. I want to break every single rule there is. They say ambition is an unattractive trait in a woman. Maybe. But you know what’s really unattractive ? Waiting around for something to happen. » Sa revendication rappelle celle de Daenerys Targaryen, qui elle aussi entendait briser les règles et la roue de l’histoire. Certes, l’une finit consacrée et l’autre assassinée : sorts inverses et pourtant similaires, le succès ad vitam n’ayant rien à envier à la mort en termes de monotonie. Et de même que les victoires de Midge font timidement avancer la cause féminine, le tyrannicide de Game of Thrones n’effaçait rien des amorces démocratiques dessinées dans le sillage de Daenerys, à ceci près que, dans The Marvelous Mrs Maisel, la fonction sacrificielle est reportée sur l’ange gardien déchu Lenny Bruce. Le dernier épisode le montre léguant symboliquement à celle qui fut son amante d’une nuit son charisme comme sa mission – piétiner les piédestaux –, mais aussi, en rançon, la solitude et le sabordage sentimental. Manière pour Amazon de circonscrire le libéralisme de son combat : le tapageur et licencieux Lenny Bruce, dévitalisé à force de politisation, est remplacé par une femme convertissant le stand-up en stance sans rien lui faire perdre de sa vis comica. Et c’est au fond dans cette prudence prônant de sages réformes à rebours de toute subversion que la plate-forme hérite le plus d’Hollywood.