Un gang, un garage et des tours, avec ici ou là des bosquets par où s’achemine l’air libre et, non loin mais définitivement ailleurs, les cabinets des maîtres du jour (en l’occurrence un prince d’un pays arabe indéterminé) : la matière du Gang des bois du temple s’écarte peu du territoire qu’arpente Rabah Ameur-Zaïmeche depuis Wesh wesh qu’est-ce qui se passe ?. À bien des égards, son dernier film retourne même vers le berceau de son œuvre, dans les banlieues les moins huppées de la périphérie parisienne (ici, Clichy-sous-bois) et auprès de ceux qui défient les pouvoirs institués (une bande de doux braqueurs qui ne cèdent rien aux clichés du banditisme viril). Comme dans le premier film de RAZ, la fatalité de la force s’exerce à travers de féroces vengeances. Comme dans Dernier maquis, le drame se noue autour de barrières et de brèches matérialisant le jeu social des séparations et de leur subversion, puisque tout ce cinéma dialectise les élans traversiers et les retenues qui les entravent : les tours enferment mais les arbres les trouent, les voies rapides ségrègent mais peuvent être bloquées (c’est sur l’une d’elles qu’aura lieu le braquage) et, hélas, les havres eux-mêmes peuvent être à leur tour encagés (le garage servant de repaire finira en souricière). Et comme dans Les Chants de Mandrin ou Histoire de Judas , qui avaient déménagé la topographie de RAZ à d’autres époques (les forêts de l’Ancien Régime en premier maquis, Bethléem en banlieue archéologique où, déjà, s’inventaient des séditions), la communauté entretient la mémoire d’un.e mort.e, ici la mère d’un militaire en retraite que tous ont connue et qu’on enterre au début du film, avec un chant déchirant[11] [11] RAZ est coutumier de ces élans tonals, presque toujours a cappella, l’absence d’instrumentation renvoyant à une absence de partition, soit, plus largement, de texte : lui-même tourne en laissant à l’improvisation un rôle cardinal et, si l’on en croit la parabole d’Histoire de Judas, il abhorre les traces écrites figeant les paroles – ce en quoi consiste très exactement un scénario. . Toutes ces reprises n’ont pour autant rien de redites. Bien sûr, ce cinéma de la lisière poursuit toujours son projet de déplacement des marges et de piratage des normes, en se logeant à l’intersection du striage des puissants et des zones franches où s’émanciper de leur emprise. Mais ce cadastre mouvant a en même temps suivi les évolutions d’une violence mondiale dont l’œuvre de RAZ offre l’une des plus nettes mesures. Son précédent film, Terminal Sud , avait tant et si bien intégré la brutalisation accrue des rapports sociaux qu’il avait mené son héros au bord d’une dépression sans remède. Le Gang des bois du temple en prend la suite, et si, à l’instar du Christ d’Histoire de Judas, il n’apporte pas la paix mais le glaive, il renoue avec un espoir pessimiste qui sait que seule la violence aide là où la violence règne, et que les coups seront rendus à défaut d’être parés.
Le film n’est pas que fusillades, loin de là. Les scènes emportées par une camaraderie généreuse y prennent en réalité plus de place et lui donnent cet allant propre à l’esprit de troupe, tout en rires et en vannes. Rarement le vieux proverbe critique voulant que toute fiction soit le documentaire de son propre tournage aura été aussi vrai : le gang, c’est d’abord celui de RAZ lui-même, ses acteurs presque exclusifs (peu tournent ailleurs) et l’équipe de Sarrazink Productions, soudés dans leur séparatisme esthétique par lequel ils réinventent l’économie (narrative comme budgétaire) du cinéma hexagonal. Cette solidarité se ressent dans chaque scène, puisque le gang émane du clan. Le fait que RAZ lui-même n’apparaisse pas dans le film[22] [22] En vérité, il y apparaît mais subrepticement, en homme de main masqué canardant les braqueurs : petit plaisir de cinéaste que de mitrailler ses acteurs. , alors qu’il tenait auparavant les rôles de perturbateur en chef, intensifie cette atmosphère de conspiration des égaux. Non que par le passé il s’arrogeait l’éclairage des monarques : il incarnait plutôt l’écart au sein même de la marge, une présence oblique bousculant les positions afin que les drames bifurquent. Déjà annulée dans Terminal Sud, où le héros joué par Ramzy Bedia était tragiquement seul, cette position a ici été remplacée par celle du sniper en retraite portant un double deuil – de sa mère puis de ceux qui avaient reconnu en elle une bienveillante – et qui finira par lancer la foudre. Une telle recomposition des partages habituels s’explique probablement par l’évolution des antagonismes : jamais les puissants n’ont eu, chez RAZ, autant de consistance que ce prince arabe et son sbire ; jamais aussi ils n’ont été aussi autonomes, ayant leurs propres scènes quand jusqu’alors les trônes n’étaient vus qu’au contact de ceux qu’ils écrasent. D’aucuns jugeront que le portrait dépasse rarement le cliché monolithique, parce que cet homme à la fois minéral et mou ne parle qu’à peine et seulement pour faire main basse sur le monde du haut de sa solitude fortunée. Pourtant, une scène entière est consacrée à la joie qu’il prend au fait de simplement danser, libérant son corps malingre sous les spotlights d’une boîte de nuit. Pourquoi s’attarder ainsi sur les plaisirs de celui que tout condamne, si ce n’est pour lui accorder le droit d’être lui aussi authentiquement vivant ? Le geste permet au film d’échapper au manichéisme dans lequel une telle opposition aurait pu le piéger. Il n’y a donc pas plus d’angélisation de la résistance : les braqueurs sont certes sympathiques mais n’ont rien de Robins des Bois, et si les deux camps ne luttent pas à armes égales, ils emploient des tactiques similaires (le barrage et l’embuscade, comme dans tous les films antérieurs). RAZ n’a jamais cherché à moraliser les conduites ni à illustrer des causes, seulement à documenter des élans. Au lieu d’antithèses fossilisées, ses films adoptent pour pulsations le battement de la douceur et de la violence.
La prégnance de l’une aiguise les surgissements de l’autre. Car si le règne de la force est partout palpable dans l’air, malgré l’insouciante gaieté des personnages, ses explosions demeurent rares et d’autant plus brutales. Seules quatre scènes mobilisent des armes et toutes sont relativement brèves, comme si elles voulaient contrarier le spectacle de ce qu’elles montrent. Non que la mise en scène fonctionne à l’ellipse ou à l’euphémisme : la violence est montrée sans ambages, mais également sans fanfare. À cela, trois raisons au moins. D’abord, un désir de trivialiser ce que l’usage considère comme exceptionnel. La brutalité est banale dans un monde où la coercition sert d’unique paradigme gestionnaire et où l’accaparement a le meurtre pour expression suprême. D’où que les corps tombent sans cérémonie. Ensuite, l’envie de désosser le cinéma de genre donnant au film son squelette. RAZ est coutumier du fait : Wesh wesh qu’est-ce qui se passe ? arrivait après la vague de ce que Thierry Jousse avait appelé le « banlieue-film » et n’en reprenait le décor que pour mieux en dynamiter les cadres, Les Chants de Mandrin minait les « Fanfan-films » (de Fanfan la tulipe) et Histoire de Judas hackait le répertoire apostolique pour en infléchir l’apologétique. De la même façon, Le Gang des bois du temple est un film de casse se jouant des attendus du genre. RAZ y évite toutes les scènes de préparatifs ou de motivations comme, après le braquage, les enquêtes des uns et les stratagèmes des autres, préférant filmer des badinages au café ou à l’arrêt de bus. L’esthétique du crescendo si chère aux canons génériques lui est étrangère et, logiquement, les échanges de tir font dans l’anti-boum-boum, sans explosions assourdissantes ni montage adrénalisant. Enfin, troisième raison à l’aspect abrupt des effractions de violence, le style désembarassé du cinéaste : il y a dans sa manière une légèreté qui se refuse à appuyer ou insister, qui n’entend pas s’attarder sur ses effets ni basculer dans l’emphase mais privilégier la vélocité des enchaînements. Et c’est justement cette allégresse qui rend d’autant plus âpre la violence, parce que celle-ci s’abat sans crier gare ni demander son reste spectaculaire. Le trait est net lors de l’avant-dernière mise à mort, en une magnifique scène où un braqueur ayant cherché refuge en prison court en cercle dans un promenoir avant d’être subitement frappé : ce qui bouleverse est moins cette fin vue de loin que la course et les cris de l’homme auparavant, qui s’époumone pour conjurer un assassinat trop certain. Chez RAZ, la mort vient sans éclat et le plus souvent sans explication, comme si elle tenait de l’a priori atmosphérique, trop évidente pour mériter commentaire ou simplement regard. Cette banalité bête renseigne plus sur les marchés mondiaux de la force que toute dramatisation tentant d’assigner à la violence une origine. RAZ ne se demande pas d’où elle vient, seulement où elle va. Terminal Sud s’achevait sur le choc moral de son héros découvrant qu’en intériorisant l’universelle hostilité il était devenu capable d’abattre ses bourreaux sans ciller, lui que sa bonne âme avait tourné vers la médecine. La fin du Gang des bois du temple n’en diffère qu’en partie, elle qui concède que la réparation des torts passe par la relance de la violence. Toujours là à l’origine, celle-ci sera à jamais visible à l’horizon. Peu sont comme RAZ capables de restituer la crudité triste de son emprise. C’est qu’il guette inlassablement les moyens de s’arracher à cette pesanteur en sachant que si seule la violence répond à la violence, on peut aussi la réfuter par l’envol et l’écart. D’où l’espoir pessimiste : la mort n’épargne pas les partisans, mais leurs élans auront allégé leurs destins.