Nous avons reçu, à quelques jours d’écart, deux textes sur le dernier film de Radu Jude. Malgré leurs inévitables ressemblances, nous avons décidé de les publier tous les deux : N’attendez pas trop de la fin du monde est un film tellement original, drôle, beau, sidérant, qu’il mérite bien que l’on s’y intéresse doublement.
Pour Jessica Kiang, écrivant dans Mubi Notebook, programmer dès le début du festival la projection de presse de N’attendez pas trop de la fin du monde, dernier opus en date de Radu Jude, relevait pour l’équipe de Locarno d’un pari génial, permettant de faire dialoguer le film de Jude avec tous les autres qui le suivraient. Magnifique manière de louer un film : « le seul qui entrait en dialogue avec tous les autres, et au-delà, le monde. » On aurait aimé avoir la même générosité dans le regard, ouvrant à un festival plus polyphonique, mais l’effet a été pour l’auteur de ces lignes presque exactement inverse : Radu Jude semblait, dès le début, écraser tout le reste, ne laisser plus aucune place à ce qui ne pouvait paraître que secondaire en comparaison. N’attendez pas trop… est, d’ores et déjà, un des tous meilleurs films d’une année 2023 qui semble être celle où le cinéma se remet, enfin, de son marasme post-covid (rappelons à ce sujet que Jude avait, dans le dernier tiers de Bad Luck Banging or Loony Porn, été un des seuls réalisateurs, avec Abel Ferrara et Kyoshi Sugita, à intégrer de manière convaincante le masque chirurgical dans sa mise en scène).
Une fois annoncée l’importance du film, il s’agit maintenant de la détailler, de la comprendre. Jude y suit Angela, assistante de production levée à l’aube pour s’engager dans les rues de Bucarest. L’image, en noir et blanc 16mm, invente la crasse scintillante : les paillettes de la robe d’Angela sont en miroitement constant au sein d’une image au cadre presque invariable filmée depuis la place du mort, pour laquelle le mouvement tient lieu de dynamisme sans faire souci de beauté. Kiarostami avait été l’homme de la conduite en voiture, mais il s’agissait toujours d’une conduite à deux : le conducteur, surcadré dans le plan par la fenêtre latérale derrière lui, s’adressait à un passager dont le cameraman prenait la place, ou à un interlocuteur piéton, dont le visage n’apparaissait que s’il se penchait pour parler. Chez Jude, la voiture reste le plus souvent le seul royaume d’Angela : c’est qu’on a changé d’époque et que l’interaction s’y fait par le portable.
Reste donc le spectacle de l’espace public, qui défile par la vitre. Le premier tiers de Bad Luck Banging…, long-métrage précédent de Jude primé par l’ours d’or à Berlin en 2021, consistait déjà en une déambulation (piétonne alors) dans Bucarest. Le personnage d’Emi, professeure dont une sextape avait fuité sur internet, y disparaissait petit à petit, la caméra prenant la tangente pour détailler une ville défigurée par les enseignes marchandes, où le brutalisme hérité de l’ère communiste coexistait avec le post-modernisme euro-marchand, et où se faisait jour une sourde violence dans les échanges les plus quotidiens entre automobilistes et/ou piétons. N’attendez pas trop… développe cette même vision d’un espace urbain sous tension, vecteur d’énergie nerveuse comme d’agression verbale (un conducteur qui poursuit Angela pour lui demander qui elle a sucé pour obtenir son permis), jeu auquel Angela n’est d’ailleurs pas en reste. Angela – vulgaire, férocement intelligente, tour à tour débordante d’énergie et exténuée – est à la fois en position d’antagonisme à la ville, et son incarnation la plus directe. Tout au long du film, la caméra fait corps avec elle. Quand, dans une séquence tardive du film, elle fait un doigt d’honneur appuyé à un bâtiment devant lequel elle conduit sans jamais que ne soit rien indiqué de plus, il faut avoir une camarade de projection roumaine pour apprendre qu’il s’agit là de l’école de cinéma de Bucarest à laquelle Jude a postulé plus jeune et été recalé.
Angela a pour mission de filmer des ouvriers blessés parlant de leur accident de travail, pour un spot financé par la compagnie qui les emploie servant à souligner l’importance de suivre le règlement pour ne pas se blesser. Trois hommes et une femme, quatre appartements dans lesquels doit se rendre Angela et dont les visites ponctuent le film, quatre récits ayant en commun un contexte de travail où il est fait fi, dans un souci d’efficacité économique, de règles ou d’équipement protégeant les salariés. Quand le supérieur d’Angela l’appelle pour lui dire de faire un détour afin d’apporter un équipement de tournage à l’équipe du studio, elle lui objecte son niveau de fatigue et le danger de la conduite dans cet état. Objection balayée d’un « Tu dormiras à la fin du projet ! ». Parallélismes à toutes échelles, donc : comme Angela s’en plaindra, les patrons peuvent bien se priver de sommeil vu qu’ils touchent 5000€, mais elle… Et s’installe, en plus de la tension instaurée par la confrontation entre Angela et l’espace urbain qu’elle traverse, la crainte sourde d’un parallélisme narratif poussé jusqu’au bout et de l’accident fatal. À la fin de sa journée, Angela explique à sa cliente autrichienne qu’elle ramène de l’aéroport que sur un tristement célèbre tronçon d’autoroute, il y a plus de croix commémoratives de morts de la route que de kilomètres. Jude coupe abruptement son récit et bascule de la pellicule noire et blanche au numérique en couleurs pour une succession de plans documentaires silencieux nous montrant ces croix. Le rythme est régulier, lent sans être étiré, implacable, les noms et les photos s’accumulent – presque du James Benning. Le monde, tranquillement, refait irruption : l’incompétence dénoncée en commun par Angela et sa passagère a des conséquences très réelles devant lesquelles le récit, silencieux, s’efface.
En contrepoint aux pérégrinations d’Angela, deux autres types d’images viennent s’immiscer dans le récit. Angela sort régulièrement son portable pour se filmer dans de courtes vidéos TikTok, affublée d’un filtre la faisant ressembler à Andrew Tate, le militant masculiniste fascisant recherché pour viol et finalement localisé par la police roumaine suite à un tweet où il tentait de troller Greta Thunberg. Jude s’est exprimé sur l’importance de TikTok pour une compréhension des images du monde moderne, en faisant dans sa totalité le plus grand film contemporain. Si dans Bad Luck Banging… Emi était victime de la circulation des images sur internet, Angela en est ici actrice, les détournant à son usage. À sa mère qui se plaint de leur vulgarité, elle répond qu’elles lui servent de soupape de sécurité pour décompresser du travail. Ses collègues, elles, en sont friandes, et son amant y fera aussi référence. Si Angela en fait un usage satirique, elle remarque néanmoins que son nombre de followers grimpe. Les images numériques, le filtre déformant viennent trouer le continuum de la pellicule en noir et blanc. Angela s’y fait le miroir grotesque de l’époque dans ce qu’elle a de pire, parodiant le discours néo-réactionnaire dans sa vulgarité la plus totale. La clé explicative ne sera explicitée que dans la dernière partie du film, quand Angela, évacuée par le récit, réapparaît pour tourner une vidéo pro-poutinienne et répond à un collègue l’interrogeant sur le sens de ce qu’elle fait qu’il s’agit de satire, « comme Charlie Hebdo ».
Pour avoir fait deux fois l’expérience de la projection du film, il faut être passé par la scène la plus ouvertement parodique (un conf-call sur zoom avec l’entreprise autrichienne qui passe la commande à la boîte de production d’Angela) pour que le public accepte enfin de rire des outrances d’Angela. Trop de vulgarité affronte ; la transformation de tout et de rien en prétexte à l’auto-mise-en-scène, fût-elle parodique, invite à un réflexe de condamnation morale, dont chaque spectateur se trouve obligé d’interroger la part de condamnation éthique au nom de la sacralité de l’image, et la part de simple puritanisme conformiste. À quelques reprises seulement, Jude nous fera prendre nos distances avec les images produites par Angela : dans les toilettes d’un restaurant, où sa déclaration d’être en Angleterre fait sortir une tête interloquée à la femme de ménage jusqu’alors hors-cadre ; ou dans un dérèglement dans une vidéo tournée avec une collègue, durant laquelle le filtre se calque sur le visage de la collègue au lieu de celui d’Angela. Le plus souvent, les courts clips s’insèrent tels quels dans le récit. Plus qu’à une simple condamnation morale, c’est à l’apprentissage de cette manière de filmer le monde, autant qu’à l’apprentissage du sens de l’humour d’Angela, que nous convie Jude.
C’est aussi, et surtout, à un saisissant contraste entre deux modes de parole, dont le plus critiqué n’est pas forcément le plus déstabilisant. La conférence sur Zoom mentionnée ci-dessus voit la boîte de production d’Angela présenter les travailleurs blessés à la cliente autrichienne. Le vocabulaire affectif du cinéma y est totalement dévoyé dans la commande d’entreprise (un réalisateur affirme vouloir avant tout raconter l’histoire de ces pauvres victimes, avant d’étaler ses états de service publicitaires pour ses clients précédents. Quand la cliente remarquera qu’une des victimes proposées a été trop sérieusement défigurée, il abondera en riant qu’ils ne sont pas en train de refaire Freaks). Ce conf-call, qui voit Angela, dans les coulisses, cracher dans le bol d’amuse-bouches que ses patrons lui ont demandé s’apporter et prononcer whorehouse (maison close) pour warehouse (entrepôt), prolonge une précédente entrevue dans un contexte d’entreprise : la rencontre avec le représentant d’une agence immobilière qui a racheté le terrain d’un cimetière et en déplace les tombes ailleurs. Celui-ci s’évertue, avec une aisance de communicant parfait, à rassurer Angela sur ce procédé qui affecte la sépulture de sa grand-mère. Quand il remarquera Angela admirant un tableau, il lui indiquera fièrement qu’il s’agit d’un portrait tombal, et demandera à son assistant de l’enlever suite à la remarque d’Angela sur l’incongruité de la situation. Sur un mode mineur puis majeur, ces deux scènes font de Jude le chroniqueur le plus pointu de ce que le capitalisme new age, sauvage dans son discours impeccablement éthique, a de plus bouffon. C’est sans doute avant tout à cette bouffonnerie inconsciente et convaincue de sa propre vertu qu’il faut opposer la parole libre d’Angela, dans son versant outrancier (Bobiča) mais aussi dans ses échanges quotidiens (les bons mots échangés avec sa mère, son amant, ou les parents de son acteur avec qui elle se liera d’affection).
À l’opposé de ces images ultra-contemporaines viennent enfin s’opposer les images d’un film roumain de 1981, Angela takes off, qui suit le destin d’une chauffeuse de taxi dans un Bucarest aussi différent de l’actuel que diffère la façon de le filmer. Jude organise tout d’abord un système d’échos transparents : au début de la journée d’Angela 2023 répond le début de la journée d’Angela 1981, au premier accrochage dans le trafic de l’une les premiers klaxons d’un chauffeur agressif de l’autre. Le spectateur est incité par ce système de parallélismes à en déceler aussi les différences : aux deux époques cinématographiques correspondent deux ères politiques, celles du Ceaucescu finissant et du capital débridé.
Pour l’Angela de 1981, la caméra est plus souvent placée à l’extérieur de la voiture qu’elle n’est embarquée. L’effet est donc de dessiner un espace collectif compréhensible, au référentiel dépassant l’expérience de son personnage, et à partir duquel il est possible d’observer celle-ci. On a déjà vu qu’à l’inverse, l’Angela de 2023 emportait tout avec elle, la légèreté des caméras et téléphones faisant de sa voiture le point de départ de toute observation du monde au-delà de ses fenêtres. Ici, c’est du point de vue de la voiture que la société au dehors est envisagée ; et qu’on saisit, évidemment, à quel point le monde a changé : destruction de quartiers, d’espaces de passage, de la possibilité d’une vie de rue qui ne soit pas déterminée par l’impératif de rapidité de la circulation. La troisième famille qu’Angela 2023 ira visiter n’est autre que celle d’Angela 1981, vieillie mais toujours indomptable, toujours avec son mari, désormais soutien de Viktor Orban, dont les opinions politiques passent pour une blague après avoir été source de tension. Le seul exemple de communauté véritablement chaleureuse du film s’établit donc dans ce lien intergénérationnel entre deux femmes, réunies par leur pugnacité et leur expérience du travail dans deux mondes différents mais qu’elles finissent par partager.
Au-delà du pont historique, Jude commence aussi très vite à traiter le matériau d’Angela takes off comme une pure matière cinématographique à travailler, malaxer, tordre dans un sens puis dans l’autre. Le ralentissement soudain de l’image et du son, la transformation du continuum de mouvement en saccades de plans fixes bien que rapprochés, qui ramène le photogramme du film à son existence propre en dehors de la persistance rétinienne, ne peut qu’évoquer le Sauve qui peut de Godard. Dans d’autres plans, Jude se sert au contraire du zoom : ici, pour extraire le visage d’un figurant quasi pasolinien, sans doute Rom[11] [11] La question Rom apparaît aussi au présent : une des candidates au spot est une mère Rom qui élève seule ses enfants. La cliente trouvera très bien de la choisir, d’un point de vue inclusif, avant que ses prestataires ne précisent que dans la société roumaine, il s’agira plus d’un repoussoir que d’une vertu… , témoin et victime malgré lui de la pauvreté des rues de Bucarest en 1981, qui a remarqué la caméra et la fixe d’un regard à mi-chemin entre fascination et défi, comme pour accuser le dispositif cinématographique de lui voler son image sans lui donner la parole, ou de ne l’inclure que comme figurant autant que pour rappeler aussi une époque où être filmé, avant l’omniprésence des smartphones, restait un fait remarquable ; là, pour appuyer le zoom jusqu’à la quasi-disparition de la lisibilité de l’image, pour retrouver le grain de la pellicule, son atome spatial comme le photogramme était son atome temporel.
La référence à Godard ne peut que ré-émerger durant la dernière section du film, bien que Jude y retravaille un de ses premiers longs-métrages. Comme dans The Happiest Girl in the world (2009), il s’agit de faire répéter, encore et encore, un texte à un acteur qui refuse de se plier totalement aux volontés du metteur en scène (dans le film précédent, il s’agissait d’une phase ascendante du capitalisme roumain, en pleine intégration dans l’Union Européenne ; ici, la sauvagerie résultant de cette transition « réussie » est plus manifeste). Ici, l’acteur est l’ouvrier en chaise roulante finalement retenu pour la vidéo d’entreprise, qui doit raconter son histoire sur les lieux du drame. Le plan est fixe pendant presque cinquante minutes, scandé par une unique coupe marquée par un écran noir : celui que filme la caméra du tournage même, tandis que les remarques de l’équipe viennent interrompre ou commenter ce tournage. La famille de l’homme (lui, sa femme, sa sœur, et sa mère, Angela 1981) se tient autour de lui, donnant des signes d’affection spontanés, immédiatement transformés en gestes de mise en scène par le réalisateur, puis réconfortants au fur et à mesure que le tournage s’éloigne de son intention première.
C’est qu’en témoignant, l’ouvrier incrimine l’entreprise, à laquelle il fait un procès, et que les représentants du commanditaire ne peuvent évidemment le laisser parler ainsi. À la relation d’exploitation économique et de violence des corps se superpose donc la relation de prédation du tournage, au sein de laquelle l’obtention d’une image et la construction d’une rhétorique prime sur la possibilité d’une image libre et témoin. Angela (2023) et le réalisateur auront beau témoigner de leur sympathie à la famille, le contrat prime, et tous les moyens (ici, l’inscription numérique d’un texte en post-production) sont bons pour faire dire à un homme ce qu’il ne veut pas dire. Comme Godard, Jude fait des conditions même de production d’un film le reflet des conditions sociales et économiques de son époque. La rencontre d’Angela avec Uwe Boll, roi de la série Z connu pour avoir défié et battu un critique dans un match de boxe, trouvera ainsi son écho dans la situation de la multinationale autrichienne pour laquelle travaille Angela : dans les deux cas, la Roumanie est en situation subalterne, économiquement comme artistiquement, ses techniciens et ses ressources naturelles servant de source de profit pour des produits manufacturés ailleurs.
Comme Godard aussi, et surtout, Jude se réinvente à chaque opus, faisant chaque film contre et tout contre son précédent, pour le retravailler et le complexifier, pour en faire ressortir de nouvelles formes. Peu de cinéastes sont actuellement en prise aussi simultanément directe et critique avec notre temps. La fin du monde, celle que nous promettent les classes dominantes néolibérales, est déjà là, et il ne faut pas en attendre autre chose que notre quotidien de plus en plus dégradé. Qui, en sortant du cinéma, verra par la fenêtre de sa voiture une enseigne publicitaire du capitalisme tardif, saura qu’il n’a pas quitté le film. Reste l’énergie.