« Je déteste les gens ». De la fenêtre de sa chambre, Amanda (Julia Roberts) regarde la rue en contre-bas où, selon ses mots, les passants « essaient de faire quelques chose de leur vie, du monde ». On a déjà vu une scène similaire tout récemment, dans une autre production Netflix : The Killer, de David Fincher. Les deux films ont en commun un même centre paradoxal : des personnages que leur profession a conduit à l’aversion (pour leurs semblables) traversent une épreuve qui les conduit à la conversion (humaniste), mais celle-ci sera d’autant mieux vécue qu’elle se résoudra en laissant le monde derrière eux, comme le suggère le titre original du livre de Rumaan Alam, dont le film est adapté.
Cette scène d’observation liminaire est toutefois traitée différemment dans les deux films : Fincher nous donnait l’objet du mépris, les passants allant et venant sur le trottoir ; ici, à l’inverse, c’est Amanda, le regard pensif, que l’on observe à travers sa fenêtre depuis la rue. Tout au long du film reviendra ce type de plans, où un personnage s’abandonne dans la contemplation du monde. Un suspense se crée alors sur ce qui l’absorbe, comme pour nous faire partager sa sidération, son incapacité à réagir au spectaculaire de l’événement. C’est particulièrement vrai pour Rose (Farrah Mackenzie), qui ne fait pour ainsi dire rien d’autre que de regarder ce que les autres ne voient pas – le pétrolier, la harde de cerfs, la maison des Thornes –, tout en courant après une image qui lui échappe : le dénouement de la série Friends.
Une anecdote, que Rose tire malicieusement d’une autre série, The West Wing, explicite cette incapacité à réagir face aux signes de la catastrophe. Un naufragé très pieux essuie une inondation. Persuadé que la prière le sauvera du déluge, il ne saisit pas les perches que Dieu lui tend, faute de les avoir lues comme des manifestations divines. L’incompréhension, l’attente messianique et l’inaction successives le mèneront à sa perte. Le film lui-même découragera à son tour verbalement toute sur-interprétation ésotérique : le bien informé G. H. (Mahershala Ali) rapporte une conversation avec un client haut-placé, qui lui assure qu’il n’y a pas de cabale mystérieuse qui tire les ficelles, et que la réalité, bien plus effrayante, est que « personne n’est aux commandes ». Seul avantage dont peuvent se targuer les puissants : l’accès à des informations qui échappent au commun des mortels. C’est d’ailleurs le métier qu’exercent Amanda et G. H. : informer les très riches en observant, en étudiant les comportements humains pour y discerner des courbes générales, des tendances collectives convertissables en profit, par le marketing ou le placement financier.
Parce qu’elle n’a pas accès à ce savoir sans lequel le monde lui paraît incompréhensible, Rose se rabat sur les amours de Ross et de Rachel : « il n’y a qu’eux qui me donnent de l’espoir dans ce monde pourri », se justifie-t-elle. « Nostalgie pour une époque qui n’a pas existé », tranchera de son côté Ruth (Myha’la Herrold) un peu plus tard. Le plan de la Terre vue depuis le sol lunaire, avec son drapeau américain décrépit, rappelle également une époque révolue où la conquête spatiale a pu faire office de spectacle télévisuel planétaire, censé unir la population mondiale derrière la bannière des États-Unis, vainqueur de la course à l’espace[11] [11] Accessoirement, on peut aussi y voir une pique contre la fièvre conspirationniste, comme pour affirmer la trace de la présence humaine sur l’astre. .
Vue depuis l’espace, la planète bleue semble paisible, comparativement au drame qu’y vivent nos deux familles. C’est que, contrairement à ce que l’on a pu croire, Le monde après nous raconte moins une histoire d’apocalypse que de colocation. Comme Friends. Mais là où celle de la série est joyeuse et insouciante, mélange d’humour et d’amour entre ses protagonistes, Sam Esmail met en scène une cohabitation autrement plus conflictuelle entre deux familles, l’une blanche, l’autre noire, durant un épisode de crise, propice à exacerber toutes les frustrations. Le café de Friends est un décor de cinéma qui n’existe pas, rappellera Clay (Ethan Hawke) à sa fille désireuse de le visiter : une boîte scénique ouverte, sans façade ni plafond, filmée en plans fixe. Dans cette maison de vacances, en revanche, l’extrême mobilité de la caméra, qui traverse allègrement murs et solives, nous rappelle à tout moment que même s’ils dorment chacun dans leur chambre, les différents couples (frère/sœur, mari/femme, père/fille) partagent un même lieu, un même foyer. La mise en scène des (nombreux) dialogues va dans le même sens : contre les traditionnels champ-contre-champ, la caméra opte souvent pour un cadrage des personnages ensemble dans le cadre. Lors de l’explication nocturne et alcoolisée entre Amanda et G. H., par exemple, la caméra traverse le mur pour les cadrer tous deux à travers la fenêtre. On épouse ainsi moins le point de vue d’un personnage sur l’autre que l’on ne les voit réunis, dans un même espace qui les contient et les contraints.
Surtout, là où Friends montrait une bande homogène, évoluant horizontalement, à égalité autour d’un canapé, les nombreux travellings verticaux à travers la charpente rappellent, en un même plan, les inversions de places et de classes, et les tensions qui en résultent. Alors qu’ils sont les propriétaires, les Scott dorment au sous-sol de leur propre maison, ce que Ruth ne supporte pas ; à l’étage, Amanda, tiraillée par ses préjugés racistes, a du mal à croire que des Noirs puissent posséder une telle demeure, et accessoirement être mieux dotés qu’elle. La caméra virevoltante accentue le malaise social, en se défaisant des perceptions humaines : rotation à 90 ou à 180°, visage saisi au travers d’un verre d’eau, très gros plans sur le café ou les cocktails que l’on prépare, plan au zénith d’un rond-point ou gorgés d’effets numériques sont autant de moyens de rendre sensible la désorientation des personnages, perdus sans leurs béquilles numériques. Ainsi de Clay, incapable de retrouver son chemin jusqu’à la ville sans GPS, et refusant de venir en aide à une femme hispanique, paniquée en bord de route, comme si les repères moraux s’effondraient avec les repères spatiaux.
On saura gré au film de retrouver finalement sa boussole – peut-être faut-il voir dans cet optimisme bon teint la marque du couple Obama à la production ? Toujours est-il que confronter à l’altérité radicale d’un survivaliste armé ou de l’animalité effrayante, la coopération finit par l’emporter sur la division, la confiance sur la suspicion. Alors qu’elles n’ont cessé de regarder dans des directions opposées, Ruth et Amanda sont rapprochées, main dans la main, par le spectacle de New York bombardé. Sur ce point encore, le film s’éloigne de The Killer : la conversion ne se fait pas uniquement au sein du seul héros, mais dans les rapports que plusieurs personnages issus de différentes classes et communautés entretiennent entre eux, qui finissent toustes par regarder ensemble dans la même direction.
Toutes et tous, sauf Rose, dont le visage baigné dans le bleu télévisuel de Friends clôt le film. Nouvelle preuve de l’ironie inoffensive qu’affectionne Netflix et qui lui tient lieu d’auto-critique : Rose visionne la conclusion de la série via un DVD, le support physique fonctionnant encore quand le streaming est en panne. On pourrait se désoler une énième fois de la perte de contact des jeunes avec le réel. Mais l’on peut aussi se réjouir du fait que, en l’absence de réponse et d’espoir de la part des adultes, la recherche d’une image joyeuse soit pour la benjamine une force motrice suffisante pour la pousser à explorer le monde, exploration qui débouchera sur un abri et des vivres susceptibles de subvenir au besoin des deux familles. Cruel retournement, qui voit le destin de nos survivants suspendu au bon vouloir d’une jeunesse dont les avertissements n’ont jamais été écoutés. Dans tous les cas, pour nourrir un peu d’espoir au-delà des sitcoms des nineties, mieux vaut au préalable disposer d’un bunker pour ultra-riches.