Bâtiment 5 commence là où Les Misérables se termine. Un plan au drone s’approche de l’immeuble éponyme jusqu’à isoler son héroïne, Haby, sur son balcon. D’emblée, Ladj Ly délaisse l’immersion dans le point de vue de policiers de son premier long-métrage pour un récit choral impliquant les habitants et le maire d’une ville de banlieue donnant à voir le territoire municipal, celui de la ville fictive de Montvilliers, et tous ses acteurs. C’est ainsi que le drone poursuivi par les trois policiers des Misérables devient un instrument surplombant par lequel Ladj Ly veut décrire l’ensemble des forces composant le tissu urbain, à commencer par le pouvoir politique. Les Misérables s’achevait surtout par la citation hugolienne “Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes. Il n’y a que des mauvais cultivateurs.” Bâtiment 5 est un film sur les mauvais cultivateurs.
Le premier d’entre eux, le maire Pierre Forges, joué par Alexis Manenti, est un pédiatre qui assure l’intérim après l’infarctus mortel de son prédécesseur. Il jouit de sa charge au détriment du premier adjoint, Roger, issu de la cité de la ville. En se tournant vers le pouvoir municipal, Ladj Ly cite Francesco Rosi dont Main basse sur la ville, cas d’école du film politique, prend aussi à bras le corps la question du logement : la maquette de la ville de Montvilliers n’est pas sans rappeler celle de Naples au début du film de Rosi. Mais, là où le film de Rosi attaquait clairement la démocratie chrétienne italienne, Ladj Ly assèche son récit pour ne garder que des figures censées représenter les différents acteurs de la ville. Le « parti » n’est jamais nommé ni décrit, tout juste incarné par une députée campée par Jeanne Balibar. Sans doute pourrait-on y voir une allégorie de la droite républicaine si l’on oubliait que la gauche, Parti communiste compris, avait aussi contribué à détériorer la vie en banlieue. Seulement, Ladj Ly pivote habilement le récit politique vers une caricature très contemporaine. Dès son investiture, Pierre Forges marque par des saillies douteuses et provocatrices sur l’immigration et par une lâcheté qui l’oblige à se cacher derrière des colonnes de CRS. Nul doute que le maire de Montvilliers évoque l’insolence revendiquée de celui de Tourcoing. Dans le privé, Pierre Forges fait part de son racisme décomplexé à l’occasion d’une remarque sur l’absence de Karim Benzema en équipe de France. Le récit de Bâtiment 5 est celui du raidissement autoritaire de Pierre Forges qui découle de sa situation sociale. Sa femme le résume : il n’a jamais mis les pieds dans les quartiers populaires de sa ville.
Les récits de Ladj Ly se déploient dans des antagonismes de classes. Le monde d’Haby, celui du sous-prolétariat des quartiers populaires, vit dans des espaces contraints. Dès le début du film, la lutte des classes prend corps dans une distinction spatiale. Les funérailles de la grand-mère d’Haby se déroulent dans l’appartement familial. Pour acheminer le cercueil jusqu’au corbillard, les hommes le portent dans le réduit d’une cage d’escalier, faute d’ascenseur. A contrario, le portrait du défunt maire trône dans le hall vide de la mairie. À partir de la densité constitutive de la vie en HLM, Ladj Ly fait une chronique de la vie quotidienne ou, plutôt, de la façon dont la politique du nouveau maire l’interrompt. À ce titre, lorsque le maire évacue l’immeuble vétuste la veille de Noël, Ladj Ly retranscrit l’urgence qui s’empare de ses habitants et, à travers une succession de saynètes, propose des micro-portraits de chaque famille selon ce qu’elle emporte en priorité : un frigo acheté à crédit, des matelas, des chaises ou des jouets pour enfant.
Outre l’antagonisme de classes, la cartographie urbaine de Montvilliers réitère une situation coloniale. La ségrégation spatiale entre les quartiers chics dans lesquels habite Pierre Forges et les quartiers populaires s’apparente aussi à une ségrégation raciale entre les Blancs et les populations issues de l’immigration. Dès Les Misérables, les trois policiers que suivait Ladj Ly rencontraient un certain nombre de relais locaux : religieux ou médiateurs. L’équilibre précaire de la domination se concrétise dans des figures issues des populations dominées. Dans Bâtiment 5, l’adjoint au maire Roger Roche, joué par Steve Tientcheu, est issu de la cité de la ville. Il revendique plusieurs fois le fait de « connaître les gens ». Cet auxiliaire du pouvoir municipal ne sera d’ailleurs considéré que comme tel : dès le début du film, promu bouc-émissaire d’une affaire de corruption, le poste de maire lui est interdit. La description du pouvoir municipal s’achemine ainsi vers une conception bien spécifique : Pierre Forges, administrateur nommé sans légitimité, a pour acolyte un notable noir instrumentalisé par le pouvoir blanc.
Aussi le raidissement politique de Pierre Forges naît-il du racisme et de la situation post-coloniale. D’une part, le maire met en place une hiérarchie raciale et religieuse en accueillant une famille de Syriens, chrétiens, qu’il oppose aux familles musulmanes. Cette famille préoccupe particulièrement la mairie qui leur accorde des « privilèges » : leur fille, Tania, obtient un stage à la mairie et ils bénéficient très rapidement d’un logement social. On y trouve alors l’illustration classique du divide to rule qui caractérisait la politique ethnique du Royaume-Uni colonial. D’autre part, à ce mécanisme de division s’ajoute celui de la répression. La police devient le vecteur politique privilégié par le nouveau maire qui impose un couvre-feu pour les mineurs non-accompagnés – situation qui rappelle à la fois les émeutes de 2005 suite à la mort de Zyed et Bouna et la Guerre d’Algérie où les populations algériennes sur le territoire métropolitain étaient interdites de sortie. Dans une séquence cauchemardesque, Haby, interpellée à la suite de l’expulsion de son immeuble, assiste à la remise de cadeaux aux policiers par Roger Roche en accoutrement de père Noël. Ce cas littéral de clientélisme met aussi Roger Roche en position d’humilié, offrant un spectacle aux forces de l’ordre blanches.
Un concept a émergé de l’historiographie récente des mondes coloniaux, celui d’agency, traduit en français par « capacité d’action » ou « agentivité ». On pourrait le définir comme la façon dont les colonisés s’approprient le fait colonial au gré des interactions. Un restaurant clandestin dans un appartement devient alors un lieu de rencontres entre l’adjoint au maire et d’autres personnes de la cité. Ces clandestinités officielles aident à préciser le changement qu’induit la magistrature de Pierre Forges. Une situation de domination, sociale et raciale, nécessite aussi un laisser-faire, des compromis avec des modes de vie différents. En réprimant et en expulsant, Pierre Forges fait fi non seulement du droit (expulser un soir de Noël rompt la trêve hivernale) mais aussi de la coutume c’est-à-dire la façon dont le pouvoir s’arrange avec sa population.
Au cœur de ce rapport de force à l’intersection entre classe et race, Ladj Ly place Haby Keita, personnage emblématique de l’action politique des quartiers populaires, désireuse de se révolter par des moyens légaux. Employée de la mairie et dirigeante d’une association d’assistance sociale, Haby joue l’intermédiaire entre le pouvoir politique et les quartiers populaires. Son emploi aux archives lui permet de découvrir l’entourloupe derrière le projet de rénovation de sa cité : les logements ne sont pas prévus pour les familles nombreuses. Ce rôle d’intermédiaire lui permet simultanément d’être partie prenante dans la vie municipale et d’être témoin et victime des décisions du maire. Le film suit alors sa politisation qui prend corps dans sa campagne pour être élue maire et ainsi succéder au pouvoir en place. La construction du personnage se fait dans une forme de naïveté. Haby est iconisée, idéalisée, et comparée, par le prisme d’une affiche dans son bureau, à Assa Traoré. Elle discute avec Blaz, un ami, et plus si affinités, qui vient la chercher en scooter à la mairie. Blaz incarne une jeunesse désabusée par la politique, moins enthousiasmé par l’issue réformiste dont rêve Haby, que par une forme de violence impulsive. Haby le compare à Malcolm X, laissant entendre qu’elle s’approcherait de la figure de Martin Luther King.
L’opposition entre la voie pacifiste et institutionnelle et la voie révolutionnaire de lutter contre le racisme est au cœur de la dernière séquence du film où Blaz, anéanti par l’expulsion, entre par effraction, armé d’un pied de biche, dans la maison du maire pour la saccager et l’incendier. Terrorisant la famille de Pierre Forges, Blaz se bat avec le père de Tania, invité au repas. Cette scène topique de la vengeance de l’opprimé sur son oppresseur à travers l’invasion de son espace devient le lieu d’une confrontation entre deux visions de l’action politique. Finalement, Haby interrompt le cauchemar et calme son ami avant qu’il n’enflamme la luxueuse maison.
Après cette séquence, Haby se détourne de Blaz, laissé seul devant l’échec de son action. Mais Ladj Ly choisit de ne pas donner de réponses et laisse le film en suspens. Cette manie de ne pas achever son intrigue renvoie la violence institutionnelle et la colère des opprimés dos à dos d’autant plus que, après les quelques atermoiements de Pierre Forges, un spectateur mal luné pourrait ne donner tort qu’à Blaz. À plusieurs instants, Haby se trouve obligée de contenir les accès de rage de son ami. L’opposition des deux personnages se déploie dans des rôles genrés précis : la jeune femme racisée se montre maîtresse de ses émotions quand le jeune homme cède à ses pulsions. Les Misérables s’achevait par un déferlement de colère indifférencié de la part des enfants de la cité de Clichy-Montfermeil. La violence des Misérables résultait du point de vue des policiers, elle ne pouvait en aucun cas être perçue comme politique. Bâtiment 5 se conclut par la démence de Blaz. La foule ou l’individu se retrouvent tous deux psychologisés, dans un état second. La colère se perçoit comme une menace ou une horreur. Cela a pour défaut premier de disqualifier la position révolutionnaire, convertie en pulsion, celle de Malcolm X, sans qu’il y ait débat d’idée.
L’irruption de Ladj Ly dans le cinéma français avec Les Misérables en 2019 a significativement contribué à insérer dans le genre sclérosé du « film de banlieue » une nouvelle approche, issue des années de pratique documentaire du cinéaste. Seulement, là où les films de Ladj Ly réussissent à assembler le film d’action politique et une certaine géographie sociale, ils peinent à résoudre les conflits qu’ils mettent en scène. En quelques sortes, en évitant de clarifier son propos, Ladj Ly accorde un crédit à la vision policière des populations racisées – on sait que les violences policières touchent majoritairement des hommes et qu’ils sont bien plus soumis aux contrôles indus. Plus précisément, la maladresse des récits de Ladj Ly tend à essentialiser les différents rôles sociaux. En condamnant d’emblée la colère et l’usage de la violence, Ly propose une issue réformiste – l’élection d’Haby au poste de maire – qui l’écarte elle-même de son milieu d’origine. L’influence du cinéma politique américain et italien lui donne à la fois un sens aigu de la mise en scène et une tendance à penser le conflit politique dans des termes impropres. En quelques sortes, les fins de Ladj Ly se résument par le proverbe de Jean Renoir : « Chacun a ses raisons ». Mais là où Renoir donne une matière à la pensée, Ladj Ly la rend incontinente.