Premier numéro de notre série critique et documentaire au festival Cinéma du Réel.
Comment la violence envahit-elle l’espace ? Comment la guerre, la colonisation, marquent-elles une ville, une étendue naturelle, quelles traces laissent-elles et comment ces traces, de rappel du traumatisme, peuvent-elles devenir les preuves des exactions commises ? Quel rôle le cinéma peut-il jouer dans la collecte de ces images, et se faire ainsi un instrument de lutte ?
Dans ce premier épisode de Radio Réel, nous parlons de trois films présentés au 46ème Cinéma du Réel, qui ont fait de l’enquête l’outil d’un engagement décolonial, écologiste, féministe ou antimilitariste. Nous rencontrons d’abord la réalisatrice Kumjana Novakova pour son film Silence of Reason, débattons, avec Occitane Lacurie, de Gama, de Kaori Oda, et enfin nous nous entretenons avec Pablo Alvarez Mesa, réalisateur de La Laguna del Soldado. Qu’il s’agisse de l’espace urbain de Foča portant en lui les marques des viols institutionnalisés commis par l’armée serbe, des reliefs minéraux des grottes d’Okinawa abritant les vestiges des populations qui y furent rattrapées par la guerre ou du páramo de La Laguna del Soldado, envahi par la brume et l’histoire colombiennes, ces films font du paysage leur personnage principal.
Dans Silence of Reason, Kumjana Novakova reprend les archives du procès de militaires serbes à la cour internationale de justice de La Haye, qui vit pour la première fois le viol reconnu comme crime de guerre et contre l’humanité. À partir des seules images tournées ou photographiées pour la constitution du dossier, elle donne corps, par surimpression, aux procès-verbaux de ces témoignages, parfois lus par une voix déformée au point de perdre son humanité.
« Gama » est le nom des cavernes de l’archipel okinawaïen où trouva refuge une population qui, à la colonisation déjà violente de l’île principale du Japon, doit faire face au débarquement tout aussi abrupt des troupes américaines. Kaori Oda filme ces grottes dans lesquelles un « conteur de paix » raconte leur histoire.
La Laguna del Soldado filme le páramo, biotope humide des Andes colombiennes, pour y dévoiler l’histoire souterraine que recèlent ses paysages. Portrait polyphonique d’un espace – on y suit une guide connaissant le rituel nécessaire pour y entrer, une zoologue, un ancien soldat botaniste, ou encore des mineurs – le cinéaste, Pablo Álvarez Mesa, montre combien la justice écologique est indissociable d’une lutte politique indigène et décoloniale.
Dans les trois cas, pour aborder la mémoire, l’humain s’efface, et laisse place à une voix-off, ou à celle, monotone, du « conteur ». Les images des paysages montrés à l’écran se doublent d’un paysage sonore extrêmement travaillé, qui garde notre attention en éveil sur toute la durée des films : les avions des bases militaires d’Okinawa sont un rappel permanent de l’occupation passée et de la présence militaire étasunienne en fait encore actuelle, le grésillement des cassettes VHS, chez Novakova, souligne la matérialité de ces archives et l’on capte le son des chauves-souris de La Laguna autant par le travail des scientifiques que par leur mise en images sur la pellicule.
Le spectateur, la spectatrice est ainsi confronté·e à un passé qui n’est toujours pas assimilé et auquel il faut pourtant faire face, faire surgir le refoulé, tout en refusant de « mythologiser l’horrible », comme le dit la citation de Hannah Arendt qui ouvre Silence of Reason. Sur trois continents, plutôt qu’un récit héroïsant, des figures singularisées ou des moments « épiques », ce sont donc des spectres qui viennent inquiéter la mémoire des vivants, dans des espaces confinés où la fuite est impossible : en Bosnie, la VHS, dispositif trouble en soi, est hantée par des silhouettes fantomatiques capturées par la vidéo. Comme la manifestation d’une conscience jamais en repos, une femme étrange rampe derrière le conteur dans la gama ; présence, sans doute enfin le mot qui résume le mieux la brume indéfinie qui emplit l’image de La Laguna del Soldado.
Mais, comme nous le dit Pablo Alvarez Mesa, nous hantons les fantômes autant que ceux-ci nous hantent : la réflexion conduite par ces films est bien travaillée par le matériel : ce sont des espaces concrets, lacérés par la violence humaine. Dans Gama, la grotte contient encore les ossements de celles et ceux qui y sont morts – en lisant les témoignages des femmes de Bosnie, les couloirs infinis de motels sordides sur les routes de Serbie prennent sous nos yeux la valeur d’un théâtre monstrueux – et dans La Laguna, la nature est l’objet d’une quête humaine et démesurée de l’invisible.
Dans ces trois films, notre attention est requise en permanence, en flux tendu, et nous engage intégralement. Voir ces films est en soi un acte militant : mais en interrogeant l’histoire, ils nous forcent évidemment à agir sur le présent.