L’ironie du sort a voulu que cet ouvrage formidable sorte à quelques semaines du rendu de ma thèse consacrée à Chantal Akerman, après sept ans de travail. C’est donc avec une émotion toute particulière que j’ai ouvert cet objet – car il s’agit bien d’un objet, imposant au premier abord, composé d’un coffret bleu et de trois volumes pour une somme de près de 1600 pages – pour y retrouver des documents que j’avais pu moi-même parcourir aux archives de la Fondation Chantal Akerman, conservées à la Cinémathèque royale de Bruxelles.
Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée est pensé comme un pari : Cyril Béghin, l’éditeur du volume, et les éditrices de L’Arachnéen, Sandra Alvarez de Toledo et Anaïs Masson, veulent faire vivre l’hypothèse d’une Akerman tout autant écrivaine que cinéaste. Certes c’est à nous, lecteurs et lectrices, d’avoir le dernier mot, mais ces pages rendent compte indubitablement de l’importance de la pratique d’écriture de la cinéaste. Les deux premiers volumes mettent en lumière la richesse et la qualité de sa production écrite et parlée, puisqu’on y trouve aussi des textes pensés pour être mis en voix, ainsi que des retranscriptions d’entretiens et de voix off des films[11] [11] Le projet rappelle ainsi le récent Cinéma que je fais (P.O.L., 2021) qui rassemble des textes de Marguerite Duras – à ceci près que l’œuvre écrite de Duras s’étend, comme on sait, bien au-delà de ce seul volume, tandis que celui de L’Arachnéen témoigne d’un geste anthologique qui cherche à regrouper la plupart des écrits d’Akerman, qu’ils portent ou non sur le cinéma. . Surtout, l’ouvrage permet l’accès à une quantité considérable de documents inédits qui, constitués en fonds d’archives à la mort de la cinéaste, ne bénéficient pas encore d’un inventaire complet – il s’agit d’ailleurs d’un des enjeux, pour les années à venir, de la revalorisation de l’œuvre de la cinéaste dont la quarantaine de films est encore mal distribuée en France, hormis ses plus connus (gageons que la restauration récente de nombre d’entre eux par la Cinémathèque de Bruxelles participera à leur redécouverte). L’Œuvre écrite et parlée, comme l’exposition Chantal Akerman : Travelling (BOZAR, Bruxelles, mars-juillet 2024) ou la rétrospective que le 52e festival de La Rochelle consacre à la cinéaste, participe de ce mouvement général de visibilisation de son travail.
On avait déjà pu lire quelques textes publiés par Akerman de son vivant, notamment le scénario des Rendez-vous d’Anna, publié en 1976 (éd. Albatros), plus tard sa pièce de théâtre Hall de nuit (1992, éd. L’Arche) et surtout, ses deux récits Une famille à Bruxelles (1998, éd. L’Arche) et Ma mère rit (2013, éd. Mercure de France). De courts textes étaient également rassemblés dans les catalogues des rétrospectives du Centre Pompidou, en 2004 (Autoportrait en cinéaste, éd. Cahiers du Cinéma/Centre Pompidou), ou du Festival « Bande(s) à part » de Bobigny en 2014 (Chantal Akerman, Monographie, éd. Magic Cinéma) – c’est d’ailleurs à l’occasion de ce dernier catalogue que la cinéaste confie quelques-uns de ses courts textes à Cyril Béghin. Peut-être est-ce là qu’il faut chercher l’origine de ce désir de rendre accessible, plus largement, l’ensemble de la production écrite de la cinéaste. Les volumes de L’Arachnéen constituent pourtant un ovni, par leur forme et par leur projet : si les éditeur·trice·s disent ne pas avoir rechercher l’exhaustivité et n’avoir retenu que les textes témoignant d’une qualité littéraire, se trouvent enfin rassemblées une grande majorité des textes inédits de la cinéaste, ainsi que ses essais et récits déjà publiés.
Trois tomes, donc, dont les deux premiers sont consacrés uniquement au discours d’Akerman : aucun appareil critique, aucune note n’en interrompt la lecture – c’est un parti-pris des éditeur·trice·s. Le premier volume couvre la période 1968-1991, le deuxième celle de 1991 à 2015. Qu’y trouve-t-on concrètement ? D’abord un ensemble considérable de documents autour des films et des installations, issus des archives (scénarios, notes d’intention, synopsis ou notes variées). Outre des scénarios de films que l’on connaît et que la critique a déjà commentés, comme ceux de Jeanne Dielman (dont on peut lire enfin le premier scénario écrit avec Marylin Watelett, Elle vogue vers l’Amérique, très différent du film) ou des Rendez-vous d’Anna, on peut y lire ceux de beaucoup de films de la cinéaste qui sont moins connus, comme celui d’Histoires d’Amérique, Food, Family and Philosophy (1988), film choral entre tragique et absurde sur des Juif·ve·s new-yorkais·e·s, ou ceux de l’excellent court-métrage burlesque L’Homme à la valise (1984) et de l’acidulée comédie musicale Golden Eighties (1986) ; l’ouvrage encourage ainsi à redécouvrir le goût d’Akerman pour la comédie, alors qu’on a davantage retenu d’elle l’image d’une cinéaste austère et radicale, finalement plus propre à ses films des années 1970. Figurent aussi dans l’ouvrage des projets non tournés, dont son adaptation de deux romans de Singer, Le Domaine et Le Manoir (la cinéaste a souvent évoqué sa profonde déception de ne pas avoir trouvé les financements nécessaires pour tourner ce film), ou certains projets plus tardifs comme Chicago – un projet de fiction de 1987, inspiré par un concours de musique auquel avait participé Sonia Wieder-Atherton –, ou Les Gens d’en haut (1993), scénario aux accents perecquiens sur la vie d’un immeuble ; ces textes rendent compte des difficultés de production qui furent celles d’Akerman. On sera ravi également d’y trouver des récits ou des textes en prose, de forme libre, qui constituent les premiers états de certains projets, comme cette « Histoire » écrite en 1968, qui donnera lieu à Je tu il elle (1974). Ce qui frappe, dans ce texte comme dans d’autres, c’est la manière dont on voit se construire les films en devenir dans le discours de la cinéaste, riche en propositions et en conjectures, à l’image de ce conditionnel qui revient souvent (« Le “je” du récit pourrait être une adolescente de 16 ou 17 ans », p. 50, note d’intention de Je tu il elle ; « Une comédie où les personnages parleraient vite, se déplaceraient vite et sans cesse, mus par le désir, les regrets, les sentiments et la cupidité », p. 366, La Galerie).
À cette riche matière écrite s’ajoute un ensemble de textes qui font la particularité de l’ouvrage, le lien ou le liant entre les écrits : un ensemble de discours « parlés » qui font entendre la voix d’Akerman, de la retranscription de certaines voix off ou de textes pensés pour être lus comme le sublime monologue du « Vingt-cinquième écran », à la reproduction d’entretiens pour la presse ou la radio, parmi lesquels on retrouve le formidable « Entretien en pyjama » avec Nicole Brenez, le beau « Là-bas ou ailleurs » pour la revue Vacarme, ou l’étonnant entretien avec Godard de 1980 (c’est à lui, qui la provoque au sujet de l’écriture, qu’Akerman répond que « l’écriture est aussi un travail, vraiment du travail »). Si cette matière demeurait relativement accessible, on découvre aussi quelques entretiens inédits, comme une discussion radiophonique de 2011 avec Corinne Rondeau.
La structure chronologique de L’Œuvre écrite et parlée, nous invite à des allers-retours entre les différents états d’une parole toute en circularité, qui s’est souvent répétée et reprise, mais toujours pour se réécrire avec inventivité. L’intelligence de la maquette conçue par Anaïs Masson tient au soigneux travail graphique qui a été pensé pour faire lire et entendre la voix si particulière d’Akerman, à travers les volumes : elle s’y signale par la couleur bleue, choisie pour tous les discours parlés retranscrits ici. Les variations dans la présentation des documents – typographie, taille, disposition – parviennent à animer ces 1500 pages d’un souffle qui rend justice à la vivacité protéiforme de l’écriture et, plus largement, de la parole d’Akerman. De nombreux documents iconographiques, dont des fac-similés de certaines archives et de nombreuses photographies, accompagnent ces textes.
Le troisième volume contient tout ce qui n’est pas écrit de la main d’Akerman, du texte de présentation de Cyril Béghin aux notices établissant avec précision l’origine des documents, en passant par un travail particulièrement précieux : la « Chronologie » d’une trentaine de pages est un véritable apport de l’ouvrage, puisqu’elle constitue une première forme de biographie – par les œuvres – de la vie de Chantal Akerman. En effet, le critique a fait un travail considérable pour vérifier plusieurs éléments factuels, aidé des proches et collaborateur·trice·s, bien que la « chronologie » soit d’abord pensée comme un outil pour se repérer au sein des projets, et non comme un récit de la vie de la cinéaste.
Le beau texte de présentation revient sur certains aspects les plus notables de l’œuvre de la cinéaste en les évoquant cette fois à partir de cette production écrite et parlée, dont il propose des éléments d’analyse stylistique – une approche originale vis-à-vis du reste des études critiques. Cyril Béghin rappelle la place prépondérante de l’écriture dans le processus de création et justifie ainsi la raison d’être de cette Œuvre écrite et parlée avec laquelle il veut faire l’hypothèse d’une cinéaste-écrivaine – c’est là plus qu’une hypothèse de sa part, d’ailleurs, puisque l’éditeur de l’ouvrage me confie, lors d’une rencontre autour du livre, son regret de le voir exposé dans le rayon « cinéma » des librairies, quand lui le verrait figurer avec la littérature générale.
Faire de cette somme de textes une œuvre littéraire : la proposition audacieuse de L’Arachnéen n’est pas sans poser question, et les éditeur·rice·s le savent bien. Elle engage à s’interroger sur le statut de ces écrits vis-à-vis des films et des installations d’Akerman, dont ils sont souvent un avant-texte, un projet : ce que l’ouvrage réussit à montrer, c’est un plaisir d’élaboration de l’écriture, dans ses multiples formes, notamment dans ce premier geste qui est de raconter/poser une histoire, bien avant d’en élaborer la possibilité d’une mise en scène. Le travail d’édition rend ainsi justice à ce qui s’impose comme une pratique d’écriture soutenue qui, dès ses débuts, ne se limite plus aux notes d’intention et aux scénarios. Le livre réussit son pari de faire parler et entendre les textes : il a le pouvoir de suggérer des images que l’on n’a pourtant jamais vues et de continuer de faire entendre la voix d’Akerman.